Je reviens à mes portillons automatiques.
J’avais déjà évoqué leur brutalité, j’avais raconté comment ils menaçaient de couper la ville d’Argenteuil en deux, et enfin, comment leur implantation dans ma ville avait totalement modifié le rapport des usagers à leur gare. J’ai aussi évoqué tous ces sujets dans un article paru le mois dernier dans Le Monde diplomatique (1). Mais il y a du neuf. Je découvre que les portillons-automates peuvent être réglés différemment selon le niveau social des gens dont ils régulent le flux.
Nathalie (l’épouse de l’auteur, NDLR) m’a signalé, et j’ai pu le vérifier, que ces portillons fonctionnaient de manière différente selon que l’on se trouve dans les gares de Cormeilles-en-Parisis, d’Argenteuil ou du Val-d’Argenteuil, qui se trouve dans la commune d’Argenteuil, entre les deux autres gares.
A Argenteuil, pour des raisons politiques, les portillons ne sont pas activés, ou presque pas, car s’ils sont constamment ouverts, ils sont tout de même alimentés en énergie et clignotent tant qu’ils peuvent (2).
On peut donc entrer et sortir de la gare sans billet.
A deux stations de là, à Cormeilles-en-Parisis, la gare où je descends, les portillons sont généralement allumés et actifs (mais parfois, si aucun moyen pour acheter les billets de train ne fonctionne, ils sont enfermés dans des cages métalliques où ils sont alimentés en énergie et clignotent inutilement de toutes leurs diodes) et fonctionnent à l’inverse d’une nasse : il faut un titre de transport pour passer le portillon et se rendre sur le quai de la gare. En revanche il n’en faut pas pour sortir.
Je découvre avec stupéfaction qu’au Val-d’Argenteuil, gare qui se situe entre les deux autres, les règles diffèrent encore. Il faut un titre de transport ou un passe Navigo pour entrer dans la gare, mais aussi pour en sortir. C’est-à-dire que si l’on a pris le train sans billet, on ne pourra plus sortir de la gare autrement qu’en escaladant le portillon ou en passant derrière quelqu’un. Il s’agit bien évidemment de gêner les fraudeurs, et des contrôleurs et des policiers sont régulièrement postés derrière les portillons, prêts à prendre les contrevenants sur le fait.
Il est logique que l’on ne puisse pas entrer dans un lieu privé (puisque, manifestement, les quais de gares ne sont plus des espaces publics), mais je me demande s’il est tout à fait normal qu’on ne puisse plus quitter un lieu entièrement clos : n’est-ce pas une forme de séquestration ? Imaginons que nous entrions dans un cinéma sans ticket. C’est illégal, oui, mais serait-il admissible de nous bloquer à l’intérieur une fois que nous y sommes entrés ? On me dira que la même chose existe aussi dans le RER, où il faut un ticket pour entrer et un autre pour sortir. Néanmoins, sur le réseau Transilien, c’est une nouveauté.
La grande différence entre les gares de Cormeilles et du Val, même si elles ne sont distantes que de deux kilomètres, c’est que ceux qui résident à leurs alentours n’ont pas tout à fait le même niveau de vie. En me fiant aux statistiques fournies par Linternaute, j’apprends que le revenu moyen des ménages de Cormeilles est de 23 000 euros annuels et que celui des habitants d’Argenteuil est de 14 500 euros. Les Cormeillais sont 9 % à être au chômage tandis que les Argenteuillais sont 16 %. Les Cormeillais sont 65 % à être propriétaires de leur logement tandis que les Argenteuillais ne sont que 44 %. La seule chose qui diffère peu, c’est le tarif des loyers : 17 euros par mètre carré à Cormeilles contre seize euros à Argenteuil. Mais le Val d’Argenteuil n’est pas n’importe quel quartier d’Argenteuil : c’est une zone d’urbanisme prioritaire, dont le niveau social est nettement inférieur à celui des autres quartiers de la ville. C’est dans le quartier du Val d’Argent que, en 2005, le ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy avait qualifié un groupe de jeunes de « racailles », mot abondamment relayé qui a, disent certains, participé au déclenchement des émeutes des banlieues dix jours plus tard et a achevé de faire la mauvaise réputation du quartier (3).
Rien de surprenant, finalement : le niveau de liberté de circulation de l’individu est ici relatif à ses conditions d’existence et à la méfiance qu’il inspire. Cette entrave absolument intentionnelle à ses déplacements ajoute une couche de violence symbolique à l’encontre d’une population qui a toutes les raisons de se sentir enfermée dans un quartier où les commerces sont rares et où, malgré de grands plans de rénovation, la situation sociale et économique ne semble pas changer énormément. Nous ne sommes pas encore tout à fait dans Escape from New York (John Carpenter, 1981), où Manhattan est une prison géante entourée de murs immenses, ni dans Banlieue 13 (Pierre Morel, 2004), où les habitants des cités de Seine-Saint-Denis sont eux aussi circonscrits à une enceinte de béton.
Nous n’y sommes pas encore, du moins pas aussi franchement.