Imaginons deux figures aux deux bouts du spectre Orient-Occident, un empereur romain et un calife arabe. Rien ne semble plus différent. Et pourtant, le premier était le fils d’un cheikh arabe d’une ville syrienne jouxtant le désert, le second avait les yeux bleus et les cheveux blonds. Le premier était l’empereur romain Philippe, dit l’Arabe, qui régna au IIIe siècle et célébra le millénaire de Rome, le second le calife Abderrahman III, souverain de l’Andalousie à son apogée, au Xe siècle.
Ainsi commence le livre de Warwick Ball, Out of Arabia. Phoenicians, Arabs and the Discovery of Europe (Olive Branch Press, 2010), premier volume d’une série de quatre ouvrages qui se fixe comme objectif d’étudier l’influence des cultures qui se situent en dehors du Vieux Continent sur l’histoire et la culture européenne. Le second volume, One World, Persian Civilisation and the West, sort cet été. L’auteur est un archéologue et les découvertes archéologiques tiennent une grande place dans ses démonstrations.
Ce travail est important au moment où quelques historiens mettent leur savoir au service de l’islamophobie et tentent de dresser une ligne de fracture quasi-philosophique entre Orient et Occident. Heureusement, ils sont combattus par nombre de leurs collègues. Il ne s’agit pas pour Ball de montrer que l’Occident doit tout à l’Orient, mais que l’histoire de ces régions du monde ne peut être vue que dans leurs relations et leurs influences réciproques.
Warwick Ball commence en étudiant l’émergence de l’empire phénicien.
Comme on le sait, le terme « Europe » fait référence à une princesse phénicienne enlevée par Zeus et violée. C’est bien sûr un mythe, mais ce qui ne l’est pas, c’est la colonisation de l’Europe par les Phéniciens et les origines phéniciennes de l’alphabet grec. Et aussi bien les Grecs que les Romains étaient conscients de cette origine asiatique (Rome aurait été fondée par Enée fuyant Troie). Les Phéniciens ont créé le premier grand empire colonial en Méditerranée et sur les rives de l’Atlantique.
La patrie originelle des Phéniciens est le littoral du Levant, correspondant au Liban et en partie à la Syrie et Israël. Ils ont inventé la science de la navigation et de l’astronomie. C’est vers 1050 avant J.-C. qu’émergent de nouvelles cités, Byblos, Sidon, Tyr, Arvad, qui vont lancer la colonisation vers l’ouest. Des expéditions de Tyr atteignent l’Espagne et les rivages atlantiques de ce qui sera le Maroc ; une deuxième vague de colonisation autour du IX-Xe siècle, avec la fondation de Carthage. Au VIIe siècle, ils s’aventurent au-delà du détroit de Gibraltar, ils fondent Lixus (l’actuelle Larache, au Maroc) sur la côté atlantique. Ils vont atteindre les Açores et les îles Canaries. En 596, les Phéniciens réalisent la circumnavigation de l’Afrique. La Méditerranée devient un lac phénicien et leur avance préfigure celle des Arabes avec l’expansion de l’islam.
La destruction de Carthage par Rome date de 146, et elle marqua la fin de la domination phénicienne, qui avait duré un demi-millénaire. Mais cette domination avait déjà profondément modifié le paysage européen. Et ce sont les Phéniciens qui ont ainsi déplacé le centre de la civilisation de l’Est à l’Ouest. C’est en poursuivant Hannibal que, pour la première fois, une armée romaine puissante conduite par Scipion s’engagea en Asie. D’autre part, durant la fin du IIe siècle de notre ère, une nouvelle dynastie s’imposa à Rome, celle de Septime Severe, un membre d’une famille phénicienne.
La politique coloniale de Tyr ne fut dictée par aucun projet particulier, ne fut jamais « centralisée ». Mais, pendant près de mille ans, les Phéniciens ont colonisé l’Europe et la Méditerranée. Ils ont civilisé en premier lieu l’Espagne, une terre développée (ce que n’étaient ni la Gaule ni la Grande-Bretagne) quand elle sera conquise par les Romains ; c’est à cette tradition que l’Espagne devra son expansion ultérieure vers l’Ouest et la découverte des Amériques. Ce sont aussi les Phéniciens qui sont les inventeurs, bien avant les Grecs, des cités « planifiées ». L’héritage intellectuel n’est pas moins important et les historiens et géographes de Grèce ou d’Alexandrie ont reconnu leur dette envers les travaux phéniciens (qui ne nous sont pas parvenus, car consignés sur papyrus). La création par Septimus Severe d’une école de loi à Beyrouth doit beaucoup à l’héritage phénicien ; elle est à l’origine de la jurisprudence romaine, donc européenne – traité de Justinien. Enfin, les Phéniciens ont légué le premier alphabet en 1600, abandonnant le système de « hiéroglyphes » qui mêlait signes, sons, symboles. Et c’est des Phéniciens que les Grecs ont tiré leur alphabet.
L’auteur s’intéresse ensuite à l’émergence des Arabes en Méditerranée, qui date de bien avant l’islam et comprend une part de civilisation urbaine (elle ne se réduit donc pas aux Bédouins). Sans même évoquer les royaumes de l’Arabie du Sud, ceux du nord, Emesa (la Homs moderne), Nabatea et Palmyre sont incontestablement des royaumes arabes. Leur origine remonte à la période hellénique. L’effondrement de Palmyre au IIIe siècle met fin aux Etats arabes indépendants. Mais, dans les siècles qui suivent, se créent des grandes confédérations tribales arabes sous l’égide de Rome (puis Byzance) ou de la Perse dans les zones-tampons et les Ghassanides, la plus importante confédération arabe, se mettra au service de Constantinople, face à l’empire perse. Les Ghassan seront soumis aux musulmans à la bataille de Yarmouk en 637. Dès le temps des Ghassanides, les Arabes sont devenus un facteur important de l’histoire du Proche-Orient et le monothéisme un élément important de leur culture.
Il évoque ensuite la dynastie romaine des Severe, la dynastie qui connut la plus grande réussite depuis celle des Julio-Claudius ; son fondateur était né en Afrique du Nord, dans une colonies phénicienne Leptis, plus tournée vers Tyr que vers Rome. Il devint officier envoyé en Syrie en 180. Il se maria en 183 à Julia Domna dont on dit qu’elle était une princesse d’Emesa (Homs) et liée aux grandes familles d’origine phénicienne. Il deviendra empereur en 193 et règnera avec sa femme (et puis son fils Caracalla). Ce fut elle sans doute plutôt que Caracalla qui fut à l’origine du décret de 212 étendant la citoyenneté romaine à tous les libres citoyens de l’empire. Elle jouera un rôle central et les preuves abondent que les femmes occupaient une place plus grande en Arabie qu’à Rome ou en Grèce.
Un autre empereur arabe fut Philippe l’Arabe, originaire d’une ville du sud de la Syrie, qui régna à partir de 244 pendant cinq ans. Ce fut un règne court mais important : il célébra le millénaire de la fondation de Rome ; d’autre part, il fut le premier empereur chrétien avant Constantin. On comptait, avant la conquête musulmane, des colonies arabes jusqu’en Espagne, mais aussi en France.
Sans développer tous les thèmes de l’auteur, il en est un qui semble particulièrement nouveau : l’impact des religions arabes d’avant l’islam sur le christianisme. Selon Ball, cette religion non seulement n’est pas européenne, mais elle est complètement étrangère à l’esprit occidental. D’abord, l’idée de « ville sainte » était une partie de la réalité en Orient, les villes s’identifiant au culte d’un dieu dominant (on n’est pas loin du monothéisme) ; elles étaient aussi des lieux de pèlerinage régulier (comme La Mecque). Une des contributions majeures du christianisme fut la notion de « congrégation » (« the most revolutionary concept that Christianity brought to the West after the concept of monotheism », p. 88), l’idée que la communauté se réunissait certains jours dans son ensemble pour célébrer le culte, alors qu’à Rome le culte païen se faisait pour l’essentiel chez soi. Et les temples étaient bâtis pour répondre à cet objectif. A cela s’ajoute une conception « abstraite » de la déité. Les pierres (baetyls) étaient souvent l’objet du culte (pierre noire à Emesse ou dans certains temples phéniciens). Quand les Romains pénétrèrent dans les temples orientaux, ils furent souvent étonnés par l’absence de représentations, eux qui donnaient figure à chacun de leurs dieux. On peut trouver ainsi des motifs cubiques à Pétra et les cubes abstraits et sacrés pouvaient faire l’objet d’un culte, comme à La Mecque.
Autre idée orientale, celle de la renaissance et de la résurrection, particulièrement prégnante dans la religion phénicienne. Un culte pratiqué dans la cité d’Edesse, et qui devint largement répandu dans la Syrie du Nord, était celui de la vierge mère et de l’enfant. « Thus, long before Christianity had supplanted paganism in the Semitic Near East, many of the elements of Christian belief were already in place. » (p. 90). De nombreux éléments de ces cultes pénétrèrent à Rome, bien avant le christianisme, notamment à travers Septimus Severe et sa dynastie.
Le christianisme, bien qu’il ait un arrière-plan oriental, sera dominé par un peuple de tradition intellectuelle très différente, les Grecs. Pour eux, tout devait être expliqué, et notamment la nature du Christ. D’où les schismes et les persécutions contre les Arabes chrétiens par Byzance, sous prétexte qu’ils étaient monophysites (qu’ils ne croyaient qu’à la nature divine du Christ).
En conclusion, écrit l’auteur, et contrairement à l’idée reçue selon laquelle le monde musulman n’a jamais regardé vers l’extérieur, c’est un des commandements de l’islam de voyager, notamment à travers le hajj (pélerinage). Mais, jusqu’à la Renaissance, l’Europe n’est pour l’essentiel (à part l’Espagne) pas un lieu de destination, elle est une terre plutôt à l’écart de la civilisation. « Perhaps the idea that the Arabs contributed most was the idea of universalism, of universal inquiry. » (p. 188)
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