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A Locarno, le leurre des terres promises

Deux films, présentés au Festival international de Locarno, en Suisse : un documentaire sur un centre de rétention et ses « prisonniers » condamnés au départ, un policier israélien opposant virils antiterroristes et jeunes activistes bourgeois. Dans les deux programmes, le mirage des terres promises masque des inégalités outrancières et déshumanisantes.

par Manouk Borzakian, 22 août 2011

Si, à proximité de Genève, vous croisez une pancarte montrant le regard lubrique et la langue baveuse d’un vautour de bande dessinée, vous n’êtes pas sur le chemin d’un parc d’attractions consacré au Far West, mais bien à proximité de l’établissement de détention administrative de Frambois, l’un des vingt-huit que compte la Suisse. Le réalisateur Fernand Melgar y a planté sa caméra pour tourner le documentaire Vol spécial, présenté dans la compétition principale du Festival de Locarno (1), qui s’est tenu du 3 au 13 août.

Soyons juste, le lieu – avec sa cuisine commune, ses cellules individuelles et ses gardiens qui font plutôt figure d’éducateurs – pourrait faire pâlir de jalousie les prisonniers de n’importe quelle maison d’arrêt ordinaire. Pèsent certes les horaires de repas imposés et l’extinction des lumières, l’absence de la famille, la relative exiguïté de la cour extérieure, les niveaux successifs de grilles caractéristiques du dispositif de « mise à distance (2) » que constitue un centre d’enfermement. L’intérieur, que Melgar nous fait visiter, ne provoque malgré tout pas le même type d’écœurement et de malaise qu’on ressent par exemple à la vue d’Un prophète, de Jacques Audiard.

Qu’y a-t-il alors de si révoltant au cœur de cette prison hors normes ? Tout simplement le fait que ses pensionnaires ne sont pas des délinquants, mais des étrangers en attente d’expulsion. Le film ne s’attache pas au débat sur la pertinence de l’enfermement comme moyen de punir les délits et/ou de réinsérer leurs auteurs. Il pose « juste » une question presque absurde : est-il légitime d’enfermer des hommes qui n’ont même pas volé une baguette et qui, depuis des années, travaillent, paient des impôts et cotisent pour les retraités suisses ? Une fois expulsés, plusieurs laisseront derrière eux une femme et des enfants scolarisés ; plusieurs devront se rendre dans un pays qui n’existait peut-être pas lorsqu’ils sont arrivés dans la Confédération helvétique – tel ce Kosovar exilé depuis vingt ans et qui se demande bien à quoi ressemble « son » pays aujourd’hui.

S’ajoute la torture psychologique de l’incertitude permanente, qui rythme le documentaire et lui donne sa force et sa charge émotionnelle. Les personnes en attente d’expulsion peuvent en effet rester enfermées vingt-quatre mois consécutifs sans obtenir la moindre information sur leur sort. Jusqu’à ce que, soudainement, on leur annonce qu’elles seront escortées le lendemain à l’aéroport. C’est la première étape et, à ce stade, il leur reste la possibilité de refuser de monter dans l’avion. Dans quel but ? Un improbable happy end illustré par le parcours de l’un des détenus, qui, après avoir dit non à l’expulsion, obtiendra finalement un permis de séjour et quittera le centre, libre.

Le pari est cependant risqué. Car cette seconde attente, qui dure plusieurs semaines ou mois, peut aussi se terminer par le « vol spécial ». Celui-ci est cette fois imposé, agrémenté de menottes, d’une compagnie policière et de la garantie d’être livré aux autorités lors de l’atterrissage. Dans ces conditions, le refus du vol « libre » ressemble fort à un coup de dés.

Une telle incertitude conduit à une détresse psychologique insondable, qui métamorphose les détenus en animaux aux abois, révoltés mais impuissants, solidaires dans l’angoisse mais résolument seuls dans le désespoir de l’expulsion effective ou la joie de la libération. Cette déshumanisation est exacerbée par des policiers qui tentent d’opposer des arguments « rationnels » à la détresse des expulsés. A ce titre, une scène édifiante oppose un agent chargé de « préparer » avec lui le départ d’un détenu qui, de son côté, compte bien rester : « Je suis là pour que votre départ se déroule bien », dit l’un. « Mais je ne pars pas », répond l’autre. « Oui mais on va essayer de préparer au mieux votre départ », reprend le premier, qui se voit opposer un catégorique « Je reste. » Dialogue de sourds et sans objet, communication impossible entre le représentant de l’administration, avec sa logique technocratique et rationaliste, et l’administré qui, par sa seule capacité à s’exprimer, prouve qu’il est irréductible à des courbes de flux migratoires.

L’une des forces du documentaire est précisément de « réhumaniser » les acteurs en leur accordant la parole durant de longues séquences. Au moins autant que l’angoisse et le désespoir, cette parole exprime la conscience et la réflexivité des détenus : contraints à la passivité dans les faits, ils pensent activement leur situation, font preuve de lucidité et de clairvoyance et se livrent avec autant d’intelligence que de pudeur. Avec humour, aussi, lorsque l’un lit à haute voix un article de presse évoquant la possibilité pour les animaux d’être défendus par un avocat. Comprendre : le toutou de Madame tout le monde aura droit à plus d’égards que les détenus de Frambois. « Vraiment, quand je vois ça, je me dis que la Suisse a un problème, hein… » Le réalisateur nous permet ainsi d’entendre la diversité de ces voix, habituellement inaudibles car réunies dans des catégories réductrices – sans-papiers, exclus ou autres –, pour aboutir à une véritable intelligence du social.

Un mur d’incompréhension

« Pourquoi montrer autant de violence ? Pourquoi donner une telle idée d’Israël, ne pas montrer les bonnes personnes ? » Voilà l’étrange question posée par une spectatrice de la projection publique du premier long-métrage de Nadav Lapid (3) lors du Festival de Locarno. Si la salle a copieusement hué l’intervenante, avant de laisser le réalisateur lui répondre que, non, son travail ne se réduirait pas à montrer les bons côtés de son pays, il est vrai aussi que Hashoter se termine par un climax passablement traumatisant, quoique prévisible.

Un peu plus d’une heure et demie durant, le scénario suit deux groupes amenés à se retrouver pour un sanglant affrontement final. Le premier rassemble les policiers d’une unité d’élite antiterroriste de la police israélienne, des hommes qui consacrent une bonne partie de leur temps à entretenir leurs muscles, en particulier en présence de leur femme. Machistes, racistes, arrogants, ces combattants de l’« ennemi arabe » vont se trouver confrontés à un adversaire inattendu. Quatre jeunes – trois garçons et une fille –, issus de la bourgeoisie de Tel-Aviv, préparent en effet une prise d’otages au nom d’idéaux socialistes, révoltés par une société israélienne où les inégalités sont parmi les plus spectaculaires des pays « occidentaux ». Ecœurement face aux injustices et à l’avilissement des femmes, hésitations plus ou moins conscientes face à l’amour et au sexe, velléités artistiques, les activistes se situent, par rapport au premier groupe de personnages pétris de certitudes, à l’extrémité opposée de la société israélienne.

Pour autant, les discontinuités que met en avant le cinéaste sont autrement plus diverses. D’innombrables lignes ne cessent ainsi de découper l’écran, comme dans cette scène ou un père et son fils se croisent plusieurs fois en allant de la cuisine à la salle à manger, dans un plan fixe dont ils occupent tour à tour une extrémité, alors que les deux tiers de l’image sont constitués, au centre, par un mur blanc. Ces lignes – murs, fenêtres, barrières, rampes… – opposent aussi bien parents et enfants ne comprenant pas leurs motivations réciproques, hommes et femmes qui ne parviennent pas à communiquer, séfarades et ashkénazes – teint mat et yeux sombres pour les policiers d’élite, chevelure blonde et yeux clairs pour les deux moteurs du petit groupe –, ou encore petite bourgeoisie et punks lorsque ceux-ci détruisent les voitures de celle-là...

Même au sein de l’unité antiterroriste, présentée par ailleurs comme une réalité assez monolithique, le cancer que se découvre l’un des policiers le change en paria : il sera progressivement exclu du groupe du fait de sa force physique déclinante. Se sachant condamné, il devra même accepter que ses collègues lui mettent sur le dos la responsabilité d’une récente bavure ayant coûté la vie à plusieurs civils palestiniens.

De telles oppositions culminent dans quelques face-à-face saisissants, tel celui entre la militante et une jeune mariée, fille de milliardaire : au mépris de la seconde pour la violence du groupe « terroriste » répond le dégoût de la première pour la soumission de l’épouse à son père et à son mari, négation de son humanité. De symbolique, la mise à distance devient réalité physique lors de la visite du père de l’un des jeunes révolutionnaires à la meneuse du groupe, afin de la convaincre de renoncer : sans autre échange qu’à travers un interphone où l’on perçoit un hall d’entrée à la blancheur aseptisée, sous la surveillance du garde armé de l’immeuble-bunker, l’insistance du visiteur ne suffira pas à franchir le mur d’incompréhension séparant les deux protagonistes.

Le paysage, représentation de la Terre promise, aurait alors pu être le dernier lien unissant la société israélienne. C’est du moins ce que suggère l’introduction des deux groupes dans un cadre identique, le désert des environs de Tel-Aviv. L’un des premiers plans montre de dos l’unité policière, s’offrant une pause à la fin d’une ascension à vélo, face au désert. « C’est le plus beau pays du monde », s’écrie Yaron, leader charismatique et personnage principal du film, avant de hurler son nom à l’écho. Pourtant, là encore, ce que le premier groupe contemple longuement en ouverture du film, le second s’y attaque quelques scènes plus tard. Présentés eux aussi en plein désert, les quatre jeunes répondent à la dévotion des policiers en utilisant un arbre comme cible d’entraînement et en le criblant de balles.

Au moment où la contestation sociale s’étend en Israël, le message de Lapid sur ces profondes déchirures de la société israélienne prend une résonance particulière, y compris dans l’esprit du réalisateur lui-même. En écrivant son scénario, en effet, il entendait communiquer son incompréhension face à ce qu’il observait au quotidien : comment une société aussi inégalitaire peut-elle ne pas subir les secousses liées aux frustrations des plus démunis, aussi bien qu’à l’indignation d’une partie des plus privilégiés ? Comment les fractures évoquées plus haut, pourtant béantes et s’élargissant à vue d’œil, ne favorisent-elles pas l’émergence de groupes violents comme celui qu’a imaginé l’auteur ? Hypothèse formulée par Lapid lui-même après la projection à Locarno : c’est l’ennemi extérieur, palestinien, qui continue tant bien que mal à dissimuler les dissensions, à colmater les brèches, à canaliser la violence et l’agressivité.

En même temps, ajoute-t-il, « l’injustice est tellement omniprésente que je pensais [en faisant le film] que ce que je décrivais pourrait bien être un avenir proche ». C’est cette intuition que semblent confirmer les événements actuels en Israël.

Manouk Borzakian

Géographe.

(1Fernand Melgar, Vol spécial, 1 h 40, Suisse, 2011, présenté à la sélection officielle « Concorso Internazionale » de Locarno 2011.

(2Cf. les travaux du géographe Olivier Milhaud sur les prisons françaises et notamment sa thèse, « Séparer et punir. Les prisons françaises : mise à distance et punition par l’espace » (PDF).

(3Hashoter policier »), 1 h 47, Israël, 2011, Prix spécial du jury au Festival de Locarno 2011.

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