Le gaz naturel est en train de devenir une ressource aussi stratégique que le pétrole, en particulier pour la Russie dont les réserves sont les plus importantes de la planète. Les revenus du gaz devraient permettre en même temps de renforcer l’économie du pays et son influence géopolitique sur l’ensemble de l’Eurasie. La Russie, après les deux décennies chaotiques qui ont suivi la chute de l’URSS, cherche à redevenir une grande puissance. Et la vision russe de la puissance est bien plus géo-économique que géopolitique, ce qui explique l’importance qu’elle accorde à la mise en place des infrastructures liées à l’extraction de pétrole et de gaz, et la toute-puissance du géant gazier Gazprom.
Véritable Etat dans l’Etat, Gazprom défend les mêmes intérêts que le pouvoir russe, mais pour des objectifs différents : à l’Etat de se concentrer sur la sécurité économique et politique interne et externe et à Gazprom de générer les plus grands profits possibles. C’est bien ensemble, toutefois, qu’ils développent ce gigantesque réseau diversifié de routes d’exportation vers l’Asie et l’Europe ainsi que de nouveaux terminaux de gaz naturel liquéfié (GNL).
C’est un marché dynamique : aujourd’hui, l’arrivée du gaz non conventionnel, les progrès dans la liquéfaction, le développement d’une sérieuse concurrence (avec le Qatar essentiellement) sont autant de nouveaux facteurs qui changent fondamentalement les données du problème, et que la Russie doit prendre en compte pour rester un acteur majeur sur la scène mondiale. Sans même parler du développement rapide des sources d’énergie alternatives.
De nombreux projets d’investissement sont maintenant prévus en coopération avec des multinationales occidentales. C’est avec un consortium franco-norvégien que Gazprom mettra en exploitation l’immense gisement de Chtokman en mer de Barents, ainsi que des gisements de moindre importance dans la péninsule de Yamal, au nord-ouest de la Sibérie. Les géants énergétiques occidentaux mettent à la disposition des Russes non seulement leurs ressources financières, mais aussi leur savoir-faire. Les nouvelles routes d’approvisionnement, dont l’ouverture est prévue pour 2014-2015, seront la « couture » de ces projets coopératifs, et viendront renforcer encore plus la position de Gazprom sur le marché.
Les deux énormes gazoducs, Nordstream et Southstream, sont des pièces maîtresses dans la géostratégie russe pour alimenter en gaz l’ensemble de l’Europe, ainsi prise par les « deux côtés ». Les Russes se sont associés avec les Allemands, les Néerlandais et les Français pour la construction du gazoduc septentrional, puis avec les Italiens et à nouveau les Français et les Allemands pour le gazoduc méridional.
Ces deux nouveaux gazoducs ne sont pas exclusivement des instruments géostratégiques destinés à s’accaparer le contrôle des corridors : l’intérêt est aussi économique, à condition que le projet concurrent, Nabucco, ne voie jamais le jour. Dans la seconde moitié des années 1990, le Blue Stream, qui traverse la mer Noire à partir du sud de la Russie, avait été proposé pour répondre à une demande turque en pleine croissance. Planifié et construit durant les années de crise économique et financière en Russie, ce gazoduc, non rentable au début de son exploitation, a permis de fermer le marché du gaz en Turquie aux possibles routes concurrentes en provenance du Turkménistan (avec le gazoduc transcaspien) ou de l’Iran. Cela même alors que commençait aussi la course pour le « captage » des ressources énergétiques de la mer Caspienne, avec la construction de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC) à la demande expresse de Washington.
Aujourd’hui, grâce à cette stratégie, Gazprom peut s’enorgueillir d’avoir une position dominante sur le marché du gaz en Turquie. Le gazoduc South Stream pourrait bien servir, de la même manière, à renforcer la position de Moscou (et donc de Gazprom) vis-à-vis d’autres projets potentiels de grande envergure pour acheminer le gaz de la mer Caspienne, d’Irak, d’Iran voire même du Qatar…
La rentabilité de ces énormes investissements russes (ils se chiffrent en dizaines de milliards de dollars) pourrait être compromise si les autres pays producteurs mettaient sur le marché un grand volume de gaz, ce qui ferait inévitablement baisser les prix. Après tout, la Russie, aussi puissante et en avance soit-elle, ne peut pas influencer les politiques d’investissement de ses concurrents. Et si le jeu de la concurrence crée une situation dans laquelle l’offre est durablement supérieure à la demande (ce qui fixe des prix relativement bas), finalement, tous les pays producteurs et exportateurs pourraient bien trouver un intérêt commun à cesser de se « concurrencer » pour travailler en accord et en « coopération »…
Le Forum des pays exportateurs de gaz (GECF, Gas Exporting Countries Forum en anglais) et les « pays de la troïka du gaz » (Russie, Iran et Qatar, les trois pays possédant les plus grosses réserves mondiales de gaz) offrent à la Russie une plateforme idéale pour organiser une telle coordination et garder un contact avec des pays observateurs, tels la Norvège ou les Pays-Bas. Gazprom multiplie les coopérations avec d’autres multinationales de l’énergie des pays exportateurs de gaz, souvent contrôlées par l’Etat. Ces coopérations internationales n’en sont qu’à leur début et se mettent en place difficilement, chaque pays ayant des intérêts divergents et son « calendrier stratégique propre ». Le Qatar, par exemple, a effectué ces dernières années d’énormes investissements dans des projets de gaz liquéfié et semble maintenant faire une petite pause. L’Iran, victime de l’embargo, peine à organiser l’exportation de son gaz.
Le type de coopération entre pays producteurs de gaz ne peut être assimilé à la manière dont les pays producteurs de pétrole s’organisent au sein de l’OPEP. Les relations politiques entre ces pays compliquent les coopérations formelles, obstacle depuis longtemps dépassé par les pays de l’OPEP. Ces difficultés apaisent les pays consommateurs de gaz, qui bénéficient pour l’instant de cette « faiblesse ». En attendant que les stratégies de coopérations internationales fonctionnent, les relations s’organisent de manière bilatérale et souvent informelle.
Mais il faut aussi compter avec l’Union européenne et les Etats-Unis, qui contestent à Moscou la place prépondérante qu’elle souhaite occuper sur le marché gazier eurasiatique. Les deux puissances occidentales ne ménagent pas leurs efforts pour miner la stratégie énergétique russe. Depuis la chute de l’Union soviétique, les Etats-Unis n’ont cessé de chercher à diversifier les flux d’approvisionnement en gaz eurasiatique, moins pour des raisons commerciales que pour maintenir un équilibre géostratégique là où les pays sont nouvellement devenus indépendants. N’hésitant pas, si nécessaire, à se servir de l’OTAN comme instrument militaro-diplomatique pour renforcer leur influence et établir une « sphère géostratégique » aux marges de la Russie, en Asie centrale et dans le Caucase. C’est bien cet « ordre du jour » stratégique qui incite les Etats-Unis, à défaut de pouvoir passer par l’Iran, à soutenir les projets de gazoducs transcaspien et transafghan (TAPI) supposés (si toutefois ces projets se concrétisent un jour) évacuer le gaz turkmène et azéri.
Guerre du gaz
Pour contrer les projets russes déjà très avancés, l’Union européenne – soutenue par les Etats-Unis – tente désespérément de projeter des couloirs de transport pour l’importation du gaz de la région Caspienne vers l’Europe occidentale. C’est le cas du méga-projet Nabucco (plongé pour le moment dans un coma artificiel) et de la décision prise par la Commission européenne en 2010 de créer un consortium économique (Caspian Development Corporation ou CDC) pour aider les compagnies gazières européennes à acheter le gaz de cette région. Ces initiatives s’inscrivent dans une stratégie visant à briser le « monopole » que Moscou entend asseoir non seulement sur les voies d’exportation de son propre gaz, mais aussi sur celui du sud de la mer Caspienne… On peut dès lors parler de véritable « guerre du gaz » entre ces deux acteurs majeurs que sont la Russie et l’Union européenne largement soutenue par les Etats-Unis. Les intérêts géostratégiques sont vitaux pour toutes ces puissances, et les investissements consentis se chiffrent en dizaines voire centaines de milliards de dollars. Ce « grand jeu » est rendu encore plus complexe depuis quelques années avec l’arrivée d’autres acteurs majeurs – le Japon, la Chine et l’Inde en particulier –, dont la soif d’énergie est sans limite et qui se posent comme de sérieux « concurrents consommateurs » face à l’Europe occidentale.
Mais dans cette course, Moscou a quelques longueurs d’avance à la fois sur ses rivaux exportateurs et importateurs.
Curieusement, l’Europe envoie des signaux contradictoires. Les Etats membres de l’UE ont eux-mêmes des approches fort différentes dans leur politique d’approvisionnement en gaz. Le Royaume-Uni et un certain nombre de pays d’Europe de l’Est très orientés vers les Etats-Unis souhaitent limiter l’influence de Moscou en Europe. Par contre, des pays européens aussi importants que l’Allemagne, l’Italie ou la France s’adaptent à la stratégie russe et s’engagent dans des accords de coopération dans l’idée que cela « sécurisera les approvisionnements en gaz ».
La Russie et Gazprom ont encore du mal à trouver un bon équilibre entre coopération et concurrence avec leurs « homologues » producteurs mais aussi leurs « partenaires » grands consommateurs de gaz. Est-il sage pour Gazprom de réaliser ses projets d’investissement, alors que l’Europe n’envisage pas d’augmenter sensiblement les importations de gaz russe ? En d’autres termes, la demande sera-t-elle suffisante pour alimenter les deux mastodontes que seront les gazoducs Nord Stream et South Stream ?
Pourtant, l’Europe applaudit à chaque fois que se présente l’opportunité d’avoir un peu plus de gaz disponible pour sa consommation… Elle semble également « bénir » la volonté de la Russie de se lancer dans la course aux approvisionnements gaziers sur le marché interrégional, en pensant que cela contribuera à renforcer la sécurité énergétique et à maintenir les prix bas. Mais l’Europe elle-même peine vraiment à trouver le bon équilibre entre un niveau raisonnable d’engagement avec la Russie qui assure sa sécurité énergétique autant que son indépendance et la nécessaire diversification de ses approvisionnements qui renforcerait sa position économique et politique.
South Stream et Nabucco sont dans un bateau...
Selon une dépêche de l’AFP en date du 25 mai 2011, la Commission européenne a brutalement remis en cause les ambitions de Gazprom et du gazoduc South Stream au cours d’une réunion plutôt houleuse qui s’est tenue à Bruxelles.
« South Stream est un projet commercial. Nous n’avons pas besoin de subventions, simplement d’être reconnus comme un des projets pour les fournitures de gaz de l’UE », a plaidé son PDG, Marcel Kramer.
« Vous n’êtes pas notre priorité », a rétorqué Günther Oettinger, le commissaire européen à l’énergie.
« Entre la Russie et l’Union européenne, il y a un bébé nommé Ukraine », a-t-il ajouté, signifiant son refus de cautionner un projet commercial dont la finalité est, selon lui, politique (en d’autres termes, contourner l’Ukraine pour mieux l’isoler).
Günther Oettinger était face au ministre de l’énergie russe Sergei Shmatko, au PDG de Gazprom, Alexei Miller et au PDG du groupe italien Eni, Paolo Scaroni.
« Nous sommes venus pour écouter et apprendre », avait prévenu Günther Oettinger. Il a également rappelé les règles du marché européen, l’ouverture à la concurrence, l’impératif de transparence, la nécessité pour l’UE de diversifier ses sources d’approvisionnement et les routes de transport.
Günther Oettinger n’a donc pas hésité à se lever et à quitter la salle pendant l’intervention de Paolo Scaroni, au moment où ce dernier demandait à la Commission d’éviter les excès de réglementation…
South Stream ambitionne de répondre à la forte demande de gaz de l’Union européenne dans les années à venir. Le gazoduc acheminera du gaz de Russie via la mer Noire jusqu’en Bulgarie, porte d’entrée de l’Union européenne. Il doit commencer ses premières livraisons fin 2015. Elles sont estimées à 15 milliards de mètres cubes et doivent monter en puissance pour atteindre 63 milliards de mètres cubes en 2019. A cette date, selon Gazprom, la demande de l’UE devrait être passée de 477 milliards de mètres cubes à 601 milliards de mètres cubes, et South Stream espère assurer la moitié de ces besoins.
La Commission européenne soutient Nabucco, mais le projet a pris du retard et les premières livraisons sont programmées pour 2017.