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Opération « Unified protector » en Libye

Victime collatérale

On vient de s’en aperçevoir, sur les décombres encore fumants de la « victoire » en Libye … Cette guerre a fait une victime collatérale, parmi d’autres : l’Europe de la défense. Le président français Nicolas Sarkozy, plus va-t-en-guerre que jamais (il menace désormais l’Iran de frappes préventives, dans le style de l’ex-président George W. Bush !), a prononcé lui-même l’hommage funèbre, à l’ouverture de la 19ème Conférence des ambassadeurs, avant de présider à Paris avec le premier ministre britannique, M. David Cameron, la Conférence internationale de soutien à la Libye nouvelle : « Pour la première fois depuis 1949, s’est-il félicité, l’OTAN s’est mise au service d’une coalition emmenée par deux pays européens déterminés. »

par Philippe Leymarie, 1er septembre 2011

Les deux « pays déterminés » sont le Royaume Uni et bien sûr la France, dont l’entente est d’autant plus cordiale qu’ils sont pilotés actuellement par deux gouvernements conservateurs : « A eux seuls, fait valoir Nicolas Sarkozy, la France et le Royaume Uni représentent la moitié des budgets et les deux tiers de la recherche de défense. Unis comme jamais depuis le Traité de Lancaster House, nos deux pays sont pratiquement les seuls en Europe à atteindre la norme de 2 % du PIB consacrés à la défense (1). » Et de brocarder cette Europe menacée de « rétrécissement stratégique » : « Que voit-on ? Une baisse continue des efforts de défense ; l’invocation d’un “soft power” qui sert de paravent au renoncement ; et, trop souvent, l’aveuglement face aux menaces. »

Donc, pour le numéro un français, « les Européens ont démontré pour la première fois qu’ils étaient capables d’intervenir de façon décisive, avec leurs alliés, dans un conflit ouvert à leurs portes — un progrès remarquable par rapport aux guerres de Bosnie et du Kosovo ». Et bienvenu, au moment où la nouvelle vision de l’engagement militaire américain présentée par le président Barack Obama « implique que les Européens assument davantage leurs responsabilités ».

Deuxième étape du raisonnement, le plaidoyer pro domo. « C’est parce que nous avions repris toute notre place dans le commandement intégré de l’OTAN que cela a été possible. » Le président français omet bien sûr de rappeler que cette réintégration au sein de l’Alliance devait être compensée par la création d’un « pilier européen » de défense, autonome par rapport aux Etats-Unis. De cela, il n’est plus trop question. Ou alors, c’est bien d’un pilier au sein de l’OTAN qu’il s’agit. Les rêveurs des états-majors de l’UE, à Bruxelles, qui glosent depuis dix ans sur « l’Europe de la défense », n’ont qu’à se rhabiller...

Autre « victoire » que revendique le numéro un français : le viol du Conseil de sécurité. La résolution 1973 légitimant une opération en Libye avait été arrachée le 17 mars 2011, essentiellement sous la pression de Paris (qui en avait obtenu une autre du même genre sur la Côte d’Ivoire quelques mois plus tôt). « En mobilisant le Conseil de sécurité sur ces deux crises, nous avons concrétisé pour la première fois un principe d’action, que la France avait réussi à faire adopter à l’ONU en 2005 : la responsabilité de protéger. » Et c’est parti pour de nouvelles aventures, avec l’ONU en dispensatrice de bénédictions plus ou moins extorquées ; et l’OTAN comme bras armé d’une « communauté internationale » très occidentalisée...

Choc et stupeur

La fierté française est aussi militaire. Les Rafale et Mirage de la marine nationale et de l’armée de l’air, depuis le porte-avions Charles de Gaulle, ou les bases de Solenzara (Corse) et Sigonella (Sicile) ont effectué plus du tiers des sorties dites « offensives » de la coalition engagée sous la bannière de l’OTAN — soit une trentaine par jour durant cinq mois, avec des attaques sur un millier environ d’objectifs.

Mais surtout, alors que le conflit s’éternisait, l’engagement début mai des hélicoptères d’attaque de l’Aviation légère de l’armée de terre (Gazelle, Tigre), appuyés par les tirs d’artillerie de marine, a contribué à modifier la donne stratégique, avec un début de décomposition du système de résistance du régime libyen (2).

Les militaires français n’ont enregistré aucune perte en hommes ni en matériel. Sur le plan technique, les porte-hélicoptères de projection et commandement (BPC) Mistral et Tonnerre ont prouvé qu’ils pouvaient, dans certaines conditions, suppléer avantageusement à l’absence d’un porte-avions (3).

En revanche, l’absence de drones s’est fait sentir. Et le surcoût de la campagne de Libye a été important pour la France : plus de deux cents millions d’euros. Sur un plan plus général, c’est sans doute le relatif non-engagement américain dans le conflit qui explique sa durée (cinq mois et demi, plus du double de la campagne contre les forces serbes au Kosovo en 1999), et les risques d’enlisement redoutés à partir de mai-juin dans ce qui est finalement un conflit de « faible intensité » (4).

Il est vrai que, sous direction militaire américaine, l’opération aurait été sans doute plus rondement menée, dans le registre « choc et stupeur », avec tapis de bombes et destruction en quelques jours de l’essentiel des infrastructures du pays.

Les frappes et le béton

L’autre coup de pouce a été la décision française d’armer et former plus ou moins discrètement une partie des rebelles. Des parachutages ont été menés début mai dans le djebel Nefusa. Avec l’appui des Emirats arabes unis et du Qatar, des unités spéciales ont été constituées et entraînées ; certaines d’entre elles ont joué un rôle central dans la prise de Tripoli. Une centaine de commandos des forces spéciales de Grande-Bretagne, France, et du Qatar étaient présents lors de l’offensive sur Tripoli, où ils assuraient la liaison entre les unités rebelles et les moyens aériens de l’OTAN, et avaient préparé le débarquement sur une plage des unités venues par mer de Misrata.

Depuis avril dernier, une « cellule militaire » d’une trentaine de personnels avait été détachée auprès du diplomate français en poste à Benghazi, pour des activités de conseil et d’entraînement auprès du CNT libyen. Des éléments du Commandement des opérations spéciales (COS) avaient été repérés dans la région de Brega par un journaliste de l’AFP. Ces militaires spécialisés peuvent assurer le guidage des avions de l’OTAN et la désignation des cibles. Des éléments relevant du service action de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) seraient présents en Libye depuis plusieurs semaines. En outre, la France semble avoir mobilisé les moyens d’observation par satellite et d’écoutesde l’armée et des services secrets, pour tenter de localiser l’ancien président Mouammar Kadhafi.

Des commandos SAS britanniques ont également été déployés. En outre, plusieurs nations (dont l’Allemagne, la Turquie, la France) ont envoyé ces derniers jours des équipes de forces spéciales pour sécuriser l’arrivée à Tripoli de leurs ambassadeurs. Le porte-parole de l’opération « Unified protector » a d’ailleurs fini par reconnaître mercredi dernier que certains pays de la coalition avaient bien des soldats à terre, mais pas sous commandement OTAN.

La France compte bien retirer quelques dividendes de son engagement, comme elle l’a montré lors de cette conférence des « amis de la Libye nouvelle » : elle n’est, pour le moment, que le sixième partenaire commercial, et le troisième importateur de pétrole ( avec 15,7 % de la production de ce pays). Et après les destructions occasionnées par les frappes, il faudra bien couler du béton. Une rumeur court dans le « milieu » : l’imperator, chef des armées françaises, pourrait même se rendre en Libye : une tournée en forme de triomphe, dans Benghazi « sauvée par les français », et à Tripoli, nouvel obligé de Paris. Ce serait l’une des raisons du maintien sur zone du porte-hélicoptères Mistral, bien que les frappes de l’ALAT aient été fortement réduites.

En terre africaine

L’OTAN savoure également son succès ces jours-ci. Elle avait intensifié ses frappes ces dix derniers jours, pour accompagner l’offensive sur Tripoli. Pour l’heure, considérant que sa mission n’est pas terminée — il reste notamment la capture de Kadhafi, ainsi que la reprise de Syrte — elle compte poursuivre l’opération Unified Protector, dont le mandat court en principe jusqu’au 27 septembre prochain.

Engagée dans une réforme interne délicate, et devant gérer une transition hautement périlleuse avant un retrait d’Afghanistan prévu pour 2014, l’OTAN ne semble pas envisager de participer à une force de paix en Libye, ni même à une coopération dans le domaine technique. Une personnalité du Conseil national de transition libyen (CNT) a d’ailleurs indiqué récemment que le nouveau régime ne souhaitait pas l’établissement d’une base de l’OTAN, pas plus qu’il ne voulait du déploiement d’une force d’observateurs militaires et de policiers, envisagée par l’ONU.

L’organisation transatlantique, qui peut se féliciter d’avoir commandé avec succès sa première opération en terre africaine, devra cependant s’interroger sur le rôle à l’avenir du partenaire américain, sur qui l’essentiel reposait jusqu’ici sur le plan militaire comme financier. Sur la lancée de l’après-guerre et du conflit est-ouest, le « parrain » américain avait les moyens d’imposer sa loi à l’Europe de l’Ouest. Il est moins généreux aujourd’hui. Et aussi moins puissant. Et moins intéressé par cette Europe ingouvernable, nombreuse et morcelée, qui peine à se rallier à une posture commune, comme l’a prouvé l’hostilité de l’Allemagne et de la Pologne à l’opération Unified protector, la réserve de la Turquie, et l’indifférence d’une majorité des pays membres de l’OTAN.

Philippe Leymarie

(1Ce qui est faux. Actuellement, la France tente de se maintenir à 1,6 %.

(2Détails sur Secret défense.

(3Deux autres bâtiments de ce type sont en projet ou en construction pour la marine nationale. La Russie en a commandé quatre exemplaires.

(4Cf. Jean-Pierre Stroobants, correspondance de Bruxelles, Le Monde, 25 août 2011.

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