Dans l’affaire des sondages de l’Elysée, le conseiller du président de la République Patrick Buisson avait attaqué en diffamation publique le journal Libération, son directeur et moi-même, à cause d’une phrase en forme d’alternative sur les tarifs exorbitants payés par la présidence de la République à son conseiller : « Pourquoi l’Elysée paie beaucoup plus cher en passant par lui. Et pourquoi laisser Buisson se faire une marge de 900 000 euros sur son dos ? Soit c’est un escroc, soit c’est un petit soldat qui constitue un trésor de guerre pour payer les sondages durant la prochaine campagne électorale sans que ce soit visible dans les comptes de campagne du futur candidat Sarkozy » (Libération, 6 novembre 2009).
Fausse alternative bien sûr, car l’Elysée connaissant forcément les prix, il s’agissait de pointer une affaire de financement illicite. Conclusion d’un raisonnement logique mais aussi d’informations confidentielles impubliables. La démonstration empirique s’avérait impossible dès lors que le chef de l’Etat s’était opposé à deux reprises à la constitution d’une commission d’enquête parlementaire et que le parquet avait classé sans suite une plainte contre M. Patrick Buisson, au titre de son irresponsabilité pénale – conférée par ses accords avec la présidence de la république (25 octobre 2010). Du coup, M. Buisson attaquait en justice des citoyens à propos de faits pour lesquels il était lui-même irresponsable et pour lesquels le parquet interdisait toute enquête.
En droit français, le respect des personnes est fortement protégé, parfois au détriment de la liberté d’expression. Faute de pouvoir fournir des preuves, je plaidais l’excuse de bonne foi, tandis que Libération adoptait une position de Ponce Pilate, déclinant toute responsabilité dans une affaire ne le concernant pas. Le plaignant fut absent, le parquet aussi. Mon interprétation de l’affaire des sondages de l’Elysée ne fut pas démentie mais plutôt confirmée par les témoins, sur le mode de la litote. La 17ème chambre du tribunal de Grande instance de Paris débouta Patrick Buisson de toutes ses demandes et le condamna à rembourser mes frais de justice (16 février 2011). Les témoignages avaient manifestement convaincu la justice de ma bonne foi et du sérieux de mes informations.
Peut-être fut-il sensible à l’aspect politique de l’action du plaignant. En effet, celui-ci demandait une somme de 100 000 euros de dommages et intérêts et la publication des jugements de condamnation dans la presse pour un montant de 60 000 euros. Cela caractérise une « poursuite-bâillon », ou Stratégic lawsuit against public participation (SLAPP), par laquelle, un puissant – entreprise ou, ici, un conseiller du président qui ne pouvait avoir entrepris l’action sans l’accord de son employeur — cherche à intimider l’adversaire par la menace économique. En poursuivant un universitaire et des gens de presse, mais pas le journaliste auteur de l’interview, contrairement à l’habitude, l’intention paraissait d’autant plus manifeste qu’elle révélait un autre hiatus. Alors que les professionnels de la presse sont protégés par leur entreprise, qui paie les frais judiciaires et les éventuelles condamnations, un universitaire semble condamné à assumer tous les coûts. En l’occurrence, on imagine mal celui-ci s’adresser pour sa défense à un ministre de tutelle placé sous l’autorité du président de la République.
M. Patrick Buisson a interjeté appel du jugement de première instance dans la continuité d’une procédure de SLAPP. L’appel étant suspensif, cela repousse donc le remboursement des frais et contraint à en engager de nouveaux. Le SLAPP est une stratégie asymétrique où il n’est pas besoin de gagner judiciairement pour réussir politiquement. Il suffit de faire payer l’adversaire. Y avait-il une parade pour ne pas (trop) le subir personnellement et en quelque sorte dissuader les futures tentatives de dissuasion ?
J’ai demandé à mon université de bénéficier de la protection fonctionnelle prévue à l’article 11 de la loi du 13 juillet 1983 : « Les fonctionnaires bénéficient, à l’occasion de leurs fonctions, d’une protection organisée par la collectivité publique dont ils dépendent, conformément aux règles fixées par le code pénal et les lois spéciales », complétée par la loi du 16 décembre 1996, article 50-11 : « La collectivité publique est tenue d’accorder sa protection au fonctionnaire ou à l’ancien fonctionnaire dans le cas où il fait l’objet de poursuites pénales à l’occasion de faits qui n’ont pas le caractère d’une faute personnelle ». L’aridité des textes juridiques ne doit pas empêcher de citer une nouvelle garantie. Celle du Conseil constitutionnel n’a en effet jamais été comprise au-delà de la protection de la liberté d’expression dans les enseignements ou la recherche. Ainsi des scientifiques ont-ils été poursuivis par de grandes entreprises – à propos des OGM par exemple – sans bénéficier du soutien de leur administration.
Par une lettre du 29 juillet 2011, l’université Paris Ouest Nanterre La Défense a reconnu sa compétence et pris en charge le remboursement des frais engagés pour l’action en première instance et les frais ultérieurs pour la procédure en appel. Cette compétence découle d’abord logiquement de la mission officielle de valorisation de la recherche. Répondre à une interview au titre de sa compétence attestée par des publications académiques se situe bien dans le cadre du statut de professeur d’université. Sans doute le législateur n’avait-il pas prévu que le fonctionnaire courait un risque en s’exprimant publiquement dans la presse. Encore moins de la part du pouvoir politique. Il fallait alors une deuxième condition légale qui est la compétence juridique de l’université. Or, la loi d’autonomie des universités leur accorde le statut d’établissement public réclamé par la loi de 1983. Encore une fois, le législateur n’avait pas prévu ce développement. Car cette autonomie a été voulue par Nicolas Sarkozy. Le candidat sortant ne se vantera probablement pas de cette conquête involontaire. Il y a aussi quelque humour dans cette situation où l’on voit une université prendre la défense d’un de ses professeurs contre un plaignant et son employeur qui sont d’anciens étudiants. Il est vrai que cela reste anecdotique au regard d’une victoire pour la liberté d’expression.
Jusqu’à maintenant, la liberté d’expression publique des universitaires était surtout garantie par la pratique de contentieux qui voulait que les plaignants s’attaquent aux journalistes ayant réalisé l’interview. En s’en dispensant, le plaignant ne faisait pas un choix anodin sachant fort bien que la protection des journalistes les met à l’abri des coûts financiers. Et si les organes de presse ne sont pas si riches, les tribunaux spécialisés sont cléments tant il serait aisé d’étrangler la presse. Il dépendait aussi des universitaires de se garantir de tout risque par la réserve. Or l’éthique professionnelle de neutralité axiologique – Max Weber étant invariablement cité à tort – s’accorde bien avec une trop fréquente timidité. Des journalistes se plaignent souvent de la prudence, jugée excessive, de leurs interlocuteurs universitaires. L’autocensure a perdu une excuse. La protection fonctionnelle ne supprimera sans doute pas la peur tant quelques uns l’ont irrémédiablement chevillée au corps. Il restera encore le contrôle des carrières qu’un pouvoir autoritaire a renforcé en faisant des promotions sur des critères politiques. Cela reste supportable. Une nouvelle garantie aidera les autres à ne jamais oublier le précepte durkheimien selon lequel toute la science du monde ne vaudrait rien si elle ne servait à quelque chose.