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Lettre du Liban

Le scepticisme des Palestiniens d’Ain Al-Helwe

par Vicken Cheterian, 3 octobre 2011

Géographiquement, il ne fait aucun doute qu’Ain Al-Helwe se situe au Liban, aux abords de Saïda. A l’entrée, on doit d’abord passer un check-point de l’armée libanaise, qui encercle le camp mais n’a pas le droit d’y pénétrer ; ensuite c’est le poste de contrôle de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Une fois à l’intérieur, on n’est plus au Liban. Comme dans d’autres camps de réfugiés palestiniens, les rues sont étroites et l’infrastructure rudimentaire ; les câbles électriques courent dans toutes les directions au-dessus de votre tête et les eaux usées s’écoulent sous vos pieds. Les maisons ne sont pas terminées et les décharges de gravats servent de terrains de jeux aux enfants. Tout dans ce camp suggère le provisoire ; ici, des générations entières sont nées pour vivre des vies provisoires.

Ce vendredi 23 septembre, une excitation règne, avec de la musique à tue-tête et des jeunes gens dansant dans les rues. M. Mahmoud Abbas (Abou Mazen) est sur le point de faire son discours de demande d’admission de la Palestine aux Nations unies. Une affiche décore les murs du camp, souvent collée par-dessus d’autres plus anciennes représentant des jeunes martyrs : Abou Mazen au premier plan, avec au fond le bâtiment des Nations unies à New York, et une image en noir et blanc de Yasser Arafat.

M. Abou Youssef Al-Shawwaf, du Front de libération arabe, l’une des organisations membres de l’OLP, explique : « En tant que Palestiniens, nous sommes pour la déclaration d’indépendance, et si Dieu le veut, dans le futur, nous reprendrons toute la Palestine. Mais pour le Palestinien d’Ain Al-Helwe, rien ne va changer. Nous nous attendons à un veto américain. »

Ain Al-Helwe est le plus grand camp de réfugiés au Liban, « la capitale de la diaspora palestinienne », dit le journaliste Mohammad Dahshe. Soixante-dix mille Palestiniens, des Libanais paupérisés et d’autres nationalités se côtoient sur un peu plus d’un kilomètre carré. La majorité des habitants sont nés et ont grandi ici ; ils appartiennent à la deuxième et à la troisième génération, mais conservent leur dialecte distinct : ils ne se mélangent pas à la population libanaise. Il n’y a pas de statistiques sur le chômage ici, mais les évaluations varient entre 45 et 70 %.

Si un enthousiasme inhabituel règne dans le camp, au fur et à mesure que l’on s’enfonce dans ses ruelles, on perçoit l’hésitation et le doute. Nous rejoignons Boustan al-Quds (« le jardin de Jérusalem »), qui était autrefois une terre cultivée et s’appelait alors « Boustan al-Yahoud » (« le jardin des juifs ») parce qu’il était habité par des familles juives. C’était au temps où les Arabes et les juifs vivaient ensemble au Liban, et avant que les Palestiniens ne soient chassés de leurs villages ancestraux.

M. Mounir Maqdah est assis dans la cour intérieure de sa maison, en tenue de camouflage. Le chef militaire du Fatah n’est pas optimiste. En 1993, il était opposé aux accords d’Oslo et au processus de négociation. Pour lui, l’Autorité palestinienne n’a pas d’autre choix que de s’autodissoudre et de reprendre la lutte armée. « Le discours d’Obama hier nous a dépeints comme si c’était nous qui occupions la terre des autres, comme si c’était le peuple palestinien le coupable. Ce qu’il y a de bien avec la déclaration d’indépendance, c’est qu’elle va mettre un terme aux illusions d’un groupe de Palestiniens qui ont placé leurs espoirs dans l’Occident, dans les négociations. Le Sud-Liban n’a pas été libéré par les résolutions de l’ONU, mais par la résistance armée. »

Teint sombre, barbe grisonnante, M. Maqdah parle d’une voix calme, le regard fixé devant lui pendant qu’il sirote un café. « La dissolution de l’Autorité nous conduira à la lutte armée. La poursuite des négociations ne débouche que sur davantage de colonies. Avant Oslo [en 1993], il y avait cent vingt mille colons en Cisjordanie ; maintenant, ils sont trois cent mille, sans compter ceux de Jérusalem. »

Puis nous évoquons le printemps arabe : « Avec les assauts contre l’ambassade israélienne au Caire, le printemps arabe a remis en lumière la centralité de la cause palestinienne. Ces régimes n’étaient que les gardiens de l’occupation israélienne, en particulier le régime de Moubarak. »

Les Palestiniens, comme bien d’autres peuples, ont beaucoup espéré de M. Barack Obama. Dans le camp, ils lui ont même donné une kunya, un surnom : « Abou Hussein », le faisant ainsi l’un des leurs. Mais à présent, la déception est totale, et le sentiment est largement répandu selon lequel l’Occident en général et les Etats-Unis en particulier pratiquent le « deux poids deux mesures » dès qu’il est question de la Palestine.

Et le point de vue du Hamas ? Son dirigeant local nous convie à la mosquée Khaled Ibn Walid après la prière du soir. En attendant, nous sommes invités chez M. Abd al-Qader al-Mawed (Abou Mahmoud), un homme de 87 ans né au village de Safouri, dans la province de Nasira. Abou Mahmoud raconte son histoire de la Nakba de 1948, comment les jeunes du village étaient prêts à résister et comment deux officiers de l’armée arabe sont arrivés et leur ont dit qu’ils allaient attaquer les positions de l’armée juive dans la région, juste pour pouvoir s’enfuir et laisser la population à la merci des attaquants. Sur le mur, derrière lui, on peut voir les portraits de deux de ses fils, martyrs de la résistance palestinienne.

Lorsque nous rejoignons la salle en sous-sol de la mosquée Khaled Ibn Walid, quarante personnes y sont regroupées. L’invité est M. Ismail Radhwan, porte-parole du Hamas qui vient d’arriver de Gaza. Il commence son discours en disant : « Nous retournerons [en Palestine] bientôt, Inch’Allah. » Puis il expose la position du Hamas : le choix stratégique devrait être celui de l’unité et de la réconciliation des Palestiniens, plutôt que ce saut dans l’inconnu qu’est la demande de reconnaissance de l’Etat palestinien dans les frontières de 1967, sans que les conséquences en soient maîtrisées. « Qu’est-ce qui se passera pour les réfugiés si le statut d’Etat est accordé ? » demande-t-il, avant de répondre à sa propre question : « Le droit au retour des réfugiés sera menacé. »

Une discussion s’ensuit, malgré trois coupures d’électricité. Certains critiquent Abou Mazen et sa déclaration, disant que la seule Palestine acceptable serait celle qui va « du fleuve à la mer » (« min al-nahr illal bahr »). M. Abdallah Al-Dannan, le représentant du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), demande pourquoi le Hamas s’oppose à la déclaration d’indépendance. Est-ce simplement parce qu’il n’a pas été consulté ? Il pense que cette reconnaissance est une étape dans la lutte des Palestiniens pour leurs droits.

La dernière personne à s’exprimer est Abou Sharif, le chef d’Osbat-Al-Ansar, l’un des groupes djihadistes les plus importants du camp. Il rappelle tout d’abord au public la manière dont le Prophète Mohammed agissait avec ses ennemis : « Il les combattait quand ils combattaient, négociait quand ils négociaient. » Abou Sharif a deux messages : retourner à l’islam et à l’unité, et abandonner l’espoir mis en l’Occident. Il est essentiel de ne pas se faire d’illusions sur les Nations unies ; le Liban n’était-il pas un membre fondateur de l’ONU ? Et qui s’est levé pour critiquer le massacre de Cana, en 1996, quand plus de cent trente civils libanais et dix-sept casques bleus, qui avaient cherché refuge dans la base de l’ONU, furent tués sous les bombes israéliennes ?

C’était la première visite de M. Ismail Radhwan Ain al-Helwe : « Le Hamas considère que le choix de septembre est un pas solitaire plein de dangers pour le peuple palestinien quant à son droit à résister et au droit au retour. Il faut une consolidation nationale stratégique qui nous protège des dangers. » Interrogé sur la Syrie, il éclate de rire : « Permettez-moi de ne pas vous répondre. »

Durant le voyage de retour à Beyrouth, mon chauffeur est plus explicite : « Oui, nous craignons que la chute de Bachar ait des répercussions pour nous, que le camp soit attaqué et désarmé. La Syrie n’est-elle pas la forteresse de la résistance ? » Et l’Etat palestinien ? Notre interlocuteur ne cache pas scepticisme : « Qu’est-ce qui va changer avec l’Etat ? Nous allons perdre notre statut de réfugiés pour devenir simplement une communauté (jaliya) ici au Liban. » Cette peur des habitants d’Ain Al-Helwe de perdre leur statut de « réfugiés » reste forte, et elle explique largement les doutes qui dominent après l’initiative palestinienne à New York.

Vicken Cheterian

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