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Insondable souffrance

par Alain Garrigou, 24 octobre 2011

Il est une opinion que les sondages n’auront pas enregistrée, c’est celle d’une professeure de mathématiques qui s’est immolée par le feu le 13 octobre 2011. Une opinion ? Leurs adeptes justifient les sondages en prétendant qu’ils combattent les extrémismes. Une censure en somme. Comme si les opinions qui ne s’expriment pas n’existaient pas. Comme s’il n’existait d’extrêmes que dans les actions et les pensées politiques. Machines à écrêter les émotions les plus vives, les grandes détresses, mais aussi les grandes joies, les sondages n’entendent que des opinions moyennes, pour ne pas dire faibles. Les colères, les souffrances et les joies ne sauraient entrer dans les QCM (questionnaires à choix multiples). Du coup, les sondages sont devenus une métaphore de l’écoute dans nos sociétés : on n’entend que ce qui ne dérange pas.

Il fut un temps où la quête de dignité soulevait le peuple. Cela arrive encore ailleurs, mais plus en France. Ce pays longtemps considéré comme un laboratoire politique du monde l’est peut-être resté, mais pour des raisons inverses : en devenant celui où le parti de l’ordre a trouvé les formules les plus douces de l’étouffement. Comme ses ministres proposent leurs panoplies répressives aux dictateurs depuis la fin des guerres coloniales, il existe aussi un savoir-faire plus subtil que les grenades anti-émeutes, les gaz paralysants et autre gadgets sordides des régimes policiers : retourner la révolte contre soi-même.

Après l’immolation par le feu de Lise Bonnafous dans la cour de son collège, on a appris qu’en 2009, 54 enseignants s’étaient suicidés sur leur lieu de travail — « dans les murs », selon un jargon qui ne joue pas sur les mots. Autant de gestes éloquents dont les médias ne nous disaient rien… Ils n’aiment pas les suicides pour des raisons esthétiques et parce qu’ils sont légions. Peut-être aussi par refus de comprendre. Pourquoi un suicide, plutôt qu’un autre auparavant, a-t-il un peu dessillé les yeux ? Le temps de tenter d’en faire un geste tragique de malaise psychique. Si l’on en croit le ministre de l’éducation nationale, l’enseignante était fragile et soignée. En décembre 2010, en Tunisie, Mohamed Bouazizi était forcément fragile pour s’immoler par le feu parce qu’une simple policière l’avait giflée. L’humiliation retournée contre soi, telle est la perfection de la répression. Il n’est même plus besoin de frapper les rebelles, il suffit que les victimes deviennent malades au point de retourner la violence contre elles. Pas de barricades, la dépression plutôt que la répression. La médecine du travail — fort maltraitée elle aussi — enregistre aujourd’hui la protestation des corps : dépressions, cancers et suicides remplacent la contestation.

Il n’y a bien sûr aucun rapport entre le suicide d’une professeure et la situation faite au corps professoral en France : suppression des postes, pas de remplacements, salaires parmi les plus faibles d’Europe et surtout, peut-être, mépris au sommet de l’Etat. Alors qu’on demande à l’enseignement de corriger les tares d’une société en crise, comment les enseignants pourraient-ils affronter la difficulté d’une mission impossible au moment où ils sont les plus méprisés ? Ils sont beaucoup à avouer s’être trompés de métier. Dans le monde du fric et du toc, de l’inculture triomphante, il faut beaucoup de force ou d’illusion pour croire encore que l’éducation des enfants peut être une vocation. Alors, peut-être les plus fragiles, pas les moins courageux, si les mots ont encore un sens, lancent-ils un dernier message avant leur mise à mort. Un ministre pourra soutenir que cela n’a pas de sens pour de pauvres raisons d’opportunité, sans savoir, sans réfléchir, juste en service commandé, et des journalistes de reprendre le refrain moderniste des résistances au changement. Dépolitiser, pour les uns, en ramenant le suicide à un fait singulier et pathologique ; politiser, pour les autres, en le rattachant au manque de courage ou de réalisme des faibles ; mais toujours déposséder les morts du sens de leur dernier geste. Une indécence si banale qu’elle se voit à peine.

Au cours de la semaine qui a suivi les primaires socialistes, six mois avant l’échéance, quatre sondages ont été publiés sur les intentions de vote à l’élection présidentielle. Une semaine ordinaire.

Colloque

« Le Monde diplomatique » / Observatoire des sondages, sur la Critique des sondages, à l’Assemblée nationale, 126, rue de l’Université, 75007 Paris, le samedi 5 novembre 2011, de 9 à 17 heures. (Inscription obligatoire, et renseignements complémentaires, à l’adresse www.amis.monde-diplomatique.fr/colloque ).

Alain Garrigou

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