Steven Spielberg est à la mode. La critique française ne le traite plus d’attardé, et depuis A.I. – Intelligence artificielle (2001), beaucoup lui trouvent même du génie, ou en tout cas un « indéniable savoir-faire ».
Mais Spielberg sait-il y faire ? Et qu’est-ce que le « savoir-faire » au cinéma ? On peut tenter d’y réfléchir devant son nouveau film, Les Aventures de Tintin, à condition d’arriver à s’abstraire un moment de ce spectacle total qui ne veut pas nous laisser de répit.
On tient peut-être là un élément de réponse : dans le cinéma de genre qui passionne Spielberg (de guerre, de science-fiction, d’aventures, d’horreur), il s’agit de conduire le spectateur jusqu’au point exact où la sensation forte procure le sentiment confus de l’implacabilité.
Les Aventures de Tintin est ainsi agencé de manière à ne jamais laisser affleurer chez ses personnages un trouble, une hésitation ou un soupçon qui ne soient aussitôt motivés puis très vite réparés par une solution, une certitude, une action. Spielberg conçoit en quelque sorte des objets parfaits, polis comme des pierres, qui tous racontent une fuite en avant effaçant toute trace de piétinement.
On pourrait croire que le cinéma classique hollywoodien a longtemps visé cette perfection et cette vitesse sans avoir les moyens techniques de les atteindre, et que seuls des restes d’impureté (picturale, théâtrale ou littéraire) empêchaient par exemple Fritz Lang ou Raoul Walsh, au milieu du siècle dernier, de faire oublier le travail du temps.
Au contraire : le cinéma de Spielberg s’édifie dans le reniement et l’oubli de ce qui a fait la grandeur du cinéma américain. Le cinéma classique américain devait sa grandeur à une idée de l’homme que Spielberg ne partage pas. Le héros hollywoodien d’antan était en permanence en lutte, contre la nature, la société des hommes ou ses propres démons. Le héros des films de Spielberg, quand il n’est pas assailli par des forces démoniaques (nazis d’Il faut sauver le soldat Ryan ou des Indiana Jones, dinosaures de Jurassic Park, robots géants de La Guerre des mondes), traverse un monde purement fonctionnel, où chaque objet est soumis à une utilisation prompte, sûre et libératrice. Exemplairement, c’est dans le centre commercial d’un aéroport que le héros du Terminal (2004) trouve les instruments nécessaires à sa survie puis à son triomphe.
Spielberg n’a que l’imaginaire de sa position sociale. De même que rien ne résiste plus aux appétits de l’ex-plus jeune metteur en scène de Hollywood, ses films décrivent un monde qui ne résiste pas à la puissance de ses héros. La fausse modestie du Terminal ne doit pas faire oublier Arrête-moi si tu peux (2002), où le héros, un escroc de grande classe joué par DiCaprio, est un passe-muraille. On n’arrête pas les héros de Spielberg, sauf à être le Diable ou une de ses créatures.
Car il faut bien qu’il y ait du négatif à l’œuvre pour que ses héros puissent briller, et c’est pourquoi Spielberg filme aussi des monstres. Les plus impressionnants sont ceux de La Guerre des mondes (2005), les plus pathétiques les Arabes de Munich (2005). On n’a pas assez rapproché ces deux films réalisés à la suite l’un de l’autre. A chaque fois, un ennemi est à abattre. Les robots géants de La Guerre des mondes sont pilotés par des extraterrestres qu’un simple virus décimera. Dans Munich, les terroristes palestiniens sont manipulés par des milliardaires arabes sans scrupules qu’une balle éliminera.
On a loué la magnanimité de Spielberg, critiqué jusqu’en Israël pour avoir conclu Munich sur un point d’interrogation – tous ces assassinats ont-ils servi à quelque chose ? On n’a semble-t-il pas entendu la réponse, pourtant formulée très clairement par un des personnages : non, car le terrorisme « repousse comme les ongles ». On n’a pas vu non plus que les Arabes du film, quand ils ne sont pas des riches cyniques, sont des nuées de sauvages faciles à dégommer, ou bien des militants séducteurs et inquiétants, comme ce jeune Palestinien avec lequel le héros dialogue et qui a toutes les caractéristiques du juif tel que le caricaturait la propagande nazie : féminité, ressentiment, arrogance.
De quoi a réellement peur Spielberg ? Des camions (Duel, 1971) ? Si on se penche attentivement sur ce téléfilm qui l’a rendu célèbre, on voit que tout est explicité dès les premières scènes : le héros est asservi par une femme tyrannique, et le camion fantôme (quelle métaphore plus lourde de la virilité ?) lui apprend à redevenir un homme en le pourchassant.
Le cinéma de Spielberg n’est si optimiste que parce qu’il assimile le ratage à l’impuissance. D’un spectacle, Spielberg peut avoir la maîtrise totale, et il ne s’en prive pas. Mais la course effrénée de ces personnages qui n’ont plus grand-chose d’humain sème le doute. Le cinéma de Spielberg tourne en rond. Verra-t-on qu’au bout de leurs aventures, Tintin et Haddock ne découvrent, après tout, que ce qui fait rêver les producteurs du film : un coffre plein d’or ?