Après l’annonce de la mort en Somalie de l’otage Marie Dedieu, le ministre français de la défense, Gérard Longuet, avait assuré qu’il n’y aurait pas de représailles. Le premier ministre François Fillon avait estimé au contraire que cet enlèvement, le 1er octobre dernier, sur une île de l’archipel de Lamu, au nord-est du Kenya, ne pourrait rester impuni. Les agents de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) qui avaient été chargés de négocier sa libération ont eu ensuite pour mission d’obtenir – de racheter ? – la restitution de son corps…
Au même moment, l’armée du Kenya, rarement engagée dans des opérations autres que de « maintien de la paix », a entrepris le 16 octobre dernier une expédition au nord du pays, pénétrant à l’intérieur du territoire somalien sur quelques dizaines de kilomètres, pour tenter de mettre fin à ce qui menace de devenir une épidémie d’enlèvements d’étrangers : quatre Occidentales, en vacances ou travaillant dans des camps de réfugiés somaliens, raptées en un mois dans le nord-est du pays.
C’est une action vitale pour le Kenya, qui vit essentiellement du tourisme (et de la production de thé) et qui craint également que les agences humanitaires opérant dans les camps ne retirent leur personnel. L’intervention, baptisée « Linda Nchi » (« protéger le Kenya », en swahili), est menée en liaison avec le gouvernement transitoire en poste à Mogadiscio (mais qui n’a guère de pouvoir hors de la capitale) ; et elle a le soutien politique de Washington, Londres et Paris – ce qui est essentiel dans ces parages.
Droit de suite ?
La progression des 2 000 soldats kenyans engagés dans l’opération est rendue difficile par la saison des pluies. Mais, en une semaine, ils auraient pris notamment le contrôle des localités de Taabto, Qoqani, Gedo, ou Oddo, détenues jusque-là par les shebab – un mouvement de jeunes islamistes se réclamant d’Al-Qaeda – et viseraient Bulo Hadj ainsi que le port de Kismayo, une des principales bases des miliciens du Sud somalien.
Il s’agit d’une opération lancée sur trois fronts, avec des moyens lourds pour le pays (blindés, canons) et l’appui d’hélicoptères et d’avions de chasse, dans le but de détruire les capacités des miliciens à procéder à des incursions-enlèvements, et de ménager une zone-tampon sur plusieurs dizaines de kilomètres.
Mais les soldats kényans pourront-ils tenir le coup, si loin de leurs bases, sur un temps long, face à un ennemi aussi peu conventionnel, et dans un contexte juridique et politique aussi acrobatique, même si la diplomatie kenyane s’efforce de présenter l’opération comme un « droit de suite » bien naturel ?
En attendant, les Kenyans pensent profiter d’une conjoncture favorable, en raison :
• du retrait des Shebbab de la capitale, Mogadiscio, ces dernières semaines ;
• du regain d’influence dont dispose le gouvernement fédéral de transition somalien ;
• du renforcement de la petite armée du GFT ;
• des succès remportés par la force de paix de l’Union africaine, l’Amisom, après quatre ans de « galère », alors qu’elle mène une offensive contre les dernières poches shebab dans la capitale somalienne, et s’apprête à recevoir du renfort ;
• et même de la famine qui sévit dans le sud, affaiblissant la population, mais aussi le mouvement islamiste shebab lui-même.
Au début de cette semaine, en réplique sans doute à l’opération dans le sud somalien, il y a eu deux attentats à Nairobi, qui ont fait un mort et quelques blessés (1). D’autres avaient pu être déjoués, ces derniers mois, par les agents de renseignement du Kenya, en collaboration avec les services américains. Mais Nairobi semblait relativement épargnée, jusqu’ici, en raison de l’accueil de nombreux réfugiés somaliens, y compris politiques, qui y ont leur base arrière, et un quartier de prédilection : le « petit Mogadiscio » (2).
« Invasion chrétienne »
Le Kenya cherche de l’aide auprès de ses partenaires occidentaux traditionnels. Un porte-parole de l’armée kenyane, le major Emmanuel Chirchir (3), a même prétendu avoir reçu un appui aérien – sans doute des tirs de drones, près de Ras Kamboni – de la part de l’armée américaine ; et un appui d’artillerie, à partir d’un navire de guerre dont il a laissé entendre qu’il serait français et relèverait de l’opération européenne Atalanta, chargée de la lutte anti-piraterie. Donnant indirectement du crédit à ces affirmations, les islamistes somaliens, qui nient être responsables des quatre enlèvements récents de femmes occidentales, ont menacé le Kenya de représailles, et dénoncé – par la voix de Mohamed Abdi Godane, un de leurs leaders – « les incursions de certains pays qui participent à l’invasion chrétienne de la Somalie ».
Washington dément toute implication de l’US Air Force ou de la CIA dans cette opération. Mais les Américains déploient à Djibouti, non loin de là, ce qui est leur seule base permanente sur le continent africain, avec 2 000 hommes, des moyens aériens conséquents, et de fréquentes escales des unités de l’US Navy. De là, ils ont déjà organisé plusieurs raids ces dernières années contre des cibles en Somalie et au Yémen. C’est loin d’être un terrain inconnu pour eux, même s’ils évitent soigneusement d’y déployer des hommes à terre, après le traumatisme de l’opération Restore Hope, à Mogadiscio en 1993 (qui avait coûté la vie à treize de leurs hommes).
De plus, les Américains possèdent une autre base, plus discrète, à Diego Garcia, au cœur de l’océan Indien. Ils sont alliés aux régimes actuellement au pouvoir à Addis Abeba (Ethiopie), Djibouti et Nairobi, et viennent d’envoyer en Ouganda l’équivalent d’une compagnie des forces spéciales (une centaine d’hommes) pour encadrer et « booster » les unités de l’armée nationale chargées de mettre hors d’état de nuire les miliciens de l’Armée de résistance du Seigneur (LRA) de Joseph Kony, coupables de massacres et enlèvements massifs au nord du pays.
Le régime de Yoweri Museveni, quelles que soient ses insuffisances, est considéré par les Etats-Unis comme un pivot de leur politique, et de la sécurité dans tout ce secteur de l’Afrique de l’Est et de la Corne. L’Ouganda fournit d’ailleurs, avec le Burundi, le gros du commandement et des troupes de l’Amisom, la force de l’Union africaine, qui ont permis de libérer la capitale somalienne de l’étreinte des miliciens shebab.
Ces Etats accordent diverses facilités aux forces américaines. En retour, Washington fournit du renseignement, des capacités logistiques ponctuelles, une aide à l’entraînement ou à la sécurisation des frontières, comme justement au Kenya. Les Américains, comme les Français, participent aussi à la formation d’unités de l’armée du gouvernement fédéral de transition somalien, dans des centres d’entraînement à Djibouti, et à celle des soldats de l’Amisom en Ouganda.
Plan d’envergure
L’état-major général français, de son côté, a également formellement démenti toute participation à l’incursion de l’armée kényane en territoire somalien, toute implication des Forces française à Djibouti (FFDJ), fortes de 600 hommes, et affirmé qu’aucun navire de la marine nationale ne croisait ces derniers jours dans les eaux du sud somalien. Mais Paris a reconnu en même temps qu’un appareil de transport tactique Transall de son armée de l’air effectuait des rotations, au profit de l’armée kenyane, entre Nairobi et Wajir, sans toutefois franchir la frontière somalienne – a-t-il été assuré.
L’expérience prouve cependant que des petits arrangements de ce genre peuvent déboucher sur des engagements plus lourds et complexes. D’autant que l’actuelle opération de l’armée kényane pourrait faire partie d’un plan d’envergure, déjà envisagé l’an dernier par l’organisation sous-régionale de la Corne (l’IGAAD), qui viserait à « étouffer » les shebab depuis le nord Kenya, le nord ougandais, et l’est éthiopien... avec le soutien plus ou moins discret des partenaires occidentaux du secteur.
La France est cependant contrainte à une certaine prudence : les shebab détiennent toujours Denis Allex, un officier de la DGSE, enlevé dans un hôtel à Mogadiscio le 14 juillet 2009. Ses collègues fonctionnent depuis en « cellule de crise » sur le cas somalien, avec des antennes à Nairobi et à Djibouti, et de discrètes incursions en territoire somalien, via le Somaliland et le Puntland, les deux Etats autonomes autoproclamés du nord du pays. Ils ont tenté d’établir des contacts avec les ravisseurs, grâce à des cascades d’intermédiaires. Sans succès. Ils ont donc aussi un compte à régler avec les détenteurs de leur camarade, qui avait justement été envoyé à Mogadiscio pour participer à la formation de soldats du gouvernement fédéral de transition – ceux qui font face aux shebab.