Coïncidence : après le colloque universitaire du 5 novembre, organisé par Le Monde diplomatique et l’Observatoire des sondages sur la critique des sondages, Le Monde publie une pleine page du sondeur Brice Teinturier : « Critique de la critique » (1). Nous ne saurons pas quelle est la cible puisque, à l’habitude des sondeurs, l’auteur ne cite jamais de nom, sinon celui d’un mort, Maurice Druon. Nous avons cette fois la chance d’échapper à la citation nécrophile habituelle de Pierre Bourdieu. On a bien compris que le procédé qui consiste à n’attaquer que les morts pour ne jamais avoir à citer les vivants ne procède pas d’une délicatesse mais d’une tactique de censure, ce qu’on appelle le « cimetière » en journalisme. Dans le débat intellectuel, citer des propos sans les attribuer à leurs auteurs viole le principe académique de la référence. Les scientifiques ne font pas des notes de bas de page pour faire chic, mais pour permettre à chacun de vérifier. Ils ne réclament pas une confiance a priori, et c’est la condition sine qua non de toute confrontation loyale et du progrès de la connaissance. M. Teinturier ne connaît pas non plus les conditions de la citation des auteurs classiques. Prendre telle phrase de Saint Augustin, la décontextualiser pour l’appliquer à tout autre chose participe sans doute plus à la conversation du dîner en ville pour briller auprès de sa voisine. Quitte à se revendiquer philosophe, M. Teinturier eût pu choisir des citations plus proches de son problème et, par exemple, ne pas oublier Platon et sa critique des doxosophes, les interprètes de l’opinion.
Quitte à citer encore, il n’est pas malvenu de diversifier les citations. Or, Saint Augustin était déjà sollicité dans la copie présentée aux premiers entretiens du Jeu de Paume, le 18 juin 2010, où un parterre de sondeurs était convié à réfléchir entre soi à la démocratie d’opinion. La copie publiée dans Le Monde n’en est qu’une réédition, une double copie en somme. On ne peut exactement accuser de plagiat celui qui sert deux fois la même copie. On se souvient du personnage du roman de David Lodge Un tout petit monde (2), le professeur Morris Zapp, qui parcourait les colloques de la planète avec une seule communication. Ici, la duplication met cependant en évidence une erreur grossière. Comment Brice Teinturier peut-il soutenir que les critiques, « atténuées depuis vingt-cinq ans », se sont réveillées il y a un mois seulement à l’occasion des primaires socialistes ? Déjà oubliée la polémique sur le sondage Harris Interactive de mars 2011, déjà oublié le lobbying des sondeurs pour faire avorter une réforme adoptée par le Sénat en octobre 2010, oubliée aussi l’affaire des sondages de l’Elysée en juillet 2009 ?
A moins que l’amnésie ne soit utile. On a bien compris que M. Teinturier défendait son fonds de commerce. Est-il besoin pour cela de s’aventurer sur le terrain inconnu pour lui de la connaissance historienne et sociologique de la démocratie ? Le commerce est sans doute une activité honorable, à condition que les commerçants ne prétendent pas sauver la démocratie contre d’obscurs et mystérieux ennemis.
La copie de Brice Teinturier est donc à la fois mauvaise et frauduleuse. Si elle était une copie d’examen, il faudrait se demander si l’auteur ne doit pas être traduit devant la commission de discipline. Etant publiée dans la presse, elle est un très mauvais exemple par temps de plagiat, de coupé-collé et d’imposture.