Cet article a été entièrement remis à jour et augmenté de nouvelles cartes et photos le 29 janvier 2016. Il est désormais consultable sur le nouveau site visionscarto.net : http://visionscarto.net/un-tsigane-pas-tous-les-tsiganes
Hans Silvester (photographie) et Jean-Paul Clébert (textes), Tsiganes et Gitans, La Martinière, Paris, 2010 (1e édition, 1974), 240 pages.
Voici un livre dont l’objet est de faire découvrir la vie tsigane dans toutes ses spécificités : sociales, culturelles, religieuses, rituelles, vestimentaires voire psychologiques (page 233). Mais l’invocation systématique des singularités vire vite à l’essentialisme. Chaque coutume des uns ou des autres, rencontrés par le photographe ou l’écrivain, est présentée comme une composante universelle de l’éternel Tsigane. Ainsi apprend-on que les Tsiganes boivent du thé, et jamais d’alcool (page 31) ; qu’ils sont apatrides et ne sont chez eux nulle part (page 78) ; qu’ils sont SDF (page 234) ; qu’ils voyagent en baluchon (sic) (pages 25-26), ou encore que « les Tsiganes ignorent l’ameublement, ne couchent point dans des lits, n’utilisent pas de placards et savent se passer des arts ménagers »(page 25).
Ce qui est choquant, c’est cette généralisation, dans la mesure où elle fausse la réalité en présentant comme universel ce qui ne vaut que pour des cas particuliers. Et c’est l’ensemble du discours (textuel et imagé) qui cède à ce travers. Si seulement il s’agissait de quelques erreurs factuelles — telles que celles qui avancent que la langue romani est issue du sanscrit (page 14), ou que les pays d’origine des Tsiganes sont la Bulgarie et la Roumanie (page 51). Et on nous montre des Tsiganes du Rajasthan, ce qui est une aberration historique.
Mais c’est tout le propos qui relève de la même posture : il se veut « bienveillant », comme le rappelle le mot de l’éditeur qui écrit — quelle ironie ! — que « l’album se consacre à une culture souvent méconnue »(page 7). L’ouvrage alimente une fois de plus une imagerie fantasmatique et stigmatisante. Ce sont les projections d’une doxa qu’on peut qualifier de romantique ou même de « positivement » raciste, qui sont finalement exposées — le photographe comme l’écrivain ayant livré et consacré les préjugés les plus éculés.
Ainsi, ceux qui ne liraient pas le texte retiendront des photographies ceci : tous les Tsiganes sont des vagabonds errant sans but, ils sont tous miséreux, ils vivent hors du temps, de façon archaïque (texte et image expliquent qu’ils vivent de « chasse et de cueillette » en page 45), comme les habitants des sociétés restés à l’écart des courants d’échange, ils ont tous des myriades d’enfants et ils sont naturellement oisifs, leur unique occupation étant la musique. Les lecteurs qui s’attarderont sur le texte pourront être confortés dans l’idée que ces gens « sont doublement étrangers »(page 32) : d’abord parce qu’ils n’appartiennent à aucun pays et ensuite, parce qu’on les rejette là où ils vont. Mais bien sûr ! Pourquoi les accueillerait-on s’ils sont de nulle part ?!
Le texte est également parsemé de mots en romanès, des mots qui ont pourtant leur équivalent culturel en français, créant ainsi artificiellement un sentiment d’irréductible différence. Il est par exemple question des « maisons (kher) des Tsiganes »(page 27), comme s’il s’agissait de lieux à vivre intraduisibles dans « notre » système de pensée. On apprend que les Tsiganes n’ont pas de vrais métiers mais qu’ils « font des affaires »(page 199) ou encore, et on serait presque tenté de rire, sous l’illustration d’un contrôle de police en France, on nous explique que « être complètement en règle concernant les papiers officiels et les véhicules est difficile pour les gens du voyage »(page 116).
Car bien sûr le livre confond les Tsiganes et les gens du voyage (et ce dès la préface). A ce niveau, on ne s’étonnera plus du titre de l’ouvrage, qui n’a aucun sens. On apprend encore que les Tsiganes « ont le nomadisme dans le sang »(page 25). Ou que « certains Tsiganes, considérés par nous comme sédentaires parce qu’ils habitent des maisons en dur ou travaillent en des points fixes, ne sont jamais que des nomades provisoirement stabilisés » (idem). Ainsi, même quand ils semblent être quelque chose, en réalité, ils ne le sont pas !
Eternels fils du vent, « ils » ne sont pas de chez « nous »…
On pourrait continuer la liste, car c’est le livre tout entier qui renvoie l’image détestable, et fausse, selon laquelle les Tsiganes seraient des gens sans citoyenneté, des vagabonds fascinants mais décidément étranges, donc étrangers.
Que conclure alors de cette approche qui décontextualise complètement le sujet ? Que l’essentialisme produit toujours les mêmes effets de discrimination. Que l’exotisme reviviscent — lorsqu’il s’agit de parler des Tsiganes — conduit immanquablement à la caricature. Si l’on peut se réjouir de voir qu’entre 1974 et 2010 les connaissances et les points de vue sur les Tsiganes ont évolué, en revanche on ne peut que se désoler de constater qu’un éditeur grand public ne ressente pas la nécessité d’actualiser son texte (on nous précise pourtant page 7 que cela a été le cas) ou du moins de le préfacer autrement qu’en encensant la teneur du propos.
Malgré cela, retenons deux aspects intéressants de ce livre. Jean-Paul Clébert a apparemment bien connu l’écrivain français d’origine rom Matéo Maximoff, grâce auquel il livre quelques pages précises et passionnantes sur les coutumes des Kalderash de Montreuil. Quant aux photos de Hans Silvester, même si elles donnent une image déformée, elles sont toutes d’une très grande beauté esthétique et elles constituent un document historique précieux car elles témoignent de décennies passées (les années 1950 et 1960), quand la circulation des Tsiganes était encore une réalité partagée dans presque tous les pays d’Europe.
Les Roms en Europe
Esquisse cartographique : Philippe Rekacewicz, 2011.
Cette carte est une version mise à jour en 2011 de celle présentée dans l’exposition « Frontières, migrants et réfugiés » et dans le billet « L’Europe et ses frontières paradoxales » de novembre 2006.
Elle fait partie d’une nouvelle exposition présentée à Valence, dans la Drôme, jusqu’en février 2012, « Les nouvelles frontières de l’Europe », mais le texte (reproduit ci-dessous) qui devait l’accompagner a été refusé et remplacé par un autre — plus « factuel »...
Une couleur pour un peuple uni mais très diversifié, dispersé dans une multitude de pays : le peuple rom regroupe notamment les Roms, les Manouches (Sintés) et les Gitans (Kalés), et ne réclame aucun territoire en particulier puisque les Tsiganes sont de droit des ressortissants comme les autres dans leurs pays respectifs. Leurs revendications ne portent pas sur l’espace, mais sur le droit et la justice.
Le peuple rom est intégré dans la mosaïque des peuples européens et souhaite « s’inscrire dans une dynamique progressiste, orientée vers l’intégration sociale, l’égalité des droits, le refus de l’exclusion et le respect mutuel de toutes les identités représentées en Europe » (extrait du projet de charte publié par l’Union romani internationale).
Pourtant…
Les Roms ne cessent d’être discriminés, stigmatisés, rejetés. Souvent brutalement, comme en Bulgarie, en Roumanie, en France, en Slovaquie ou encore en Hongrie.
2010 et 2011 : le gouvernement français accuse les « gens du voyage » de ne « pas respecter les lois de la République ». Mais la République, par les politiques de ses représentants élus, n’applique pas les lois et ne remplit que très rarement ses obligations à l’égard de cette population. Harcèlements, humiliations et expulsions se multiplient.
Juillet 2002 : déjà, au Sénat, le débat sur la loi Sarkozy fait rage, des élus reprennent en chœur les discours ouvertement racistes et « romophobes ».
« On a parlé des gens du voyage ! C’est le fléau de demain. (…) Ils vont nous poser d’énormes problèmes (...). Ce sont des gens asociaux, aprivatifs (sic), qui n’ont aucune référence et pour lesquels les mots que nous employons n’ont pas de signification. [Bravo et applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants, de l’Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE (Rassemblement démocratique et social européen)] ». Cette élégante envolée d’un sénateur UMP d’Indre-et-Loire, M. Dominique Leclerc, ne lui vaudra même pas d’être inquiété pour injure raciste. (Propos repris d’un article de Caroline Damiens, « Sarkozy, les médias et l’invention de la “mafia roumaine” », paru en avril 2005, et dont il ne faut surtout pas manquer la lecture (précipitez-vous sur la première et la deuxième partie).
Depuis 2002, l’Etat français tente de criminaliser les Roms (bulgares et roumains) pour pouvoir mieux les expulser. Alors que, pour les citoyens européens « reconnus », les frontières disparaissent, pour les Roms, dont les droits les plus élémentaires sont sans cesse niés, la fracture Schengen reste un authentique cauchemar.
La propension de certains politiciens et médias à fustiger les quelque 10 000 Roms bulgares et roumains installés en France ne doit pas faire oublier qu’environ 400 000 Tsiganes français (Manouches et Gitans) vivent tranquillement dans l’Hexagone depuis plus de six siècles sans que jamais aucun média ait jugé utile de braquer les projecteurs sur eux...
C’est le premier film documentaire à raconter l’histoire oubliée de la persécution des Tsiganes par les nazis et leurs alliés, d’un bout à l’autre de l’Europe, à partir de la parole des derniers survivants, relayée par des films d’archives (inédits pour la plupart), et à décrypter le long processus d’anéantissement du peuple rom.
Cécile Kovacshazy
Maître de conférences en littératures comparées à l’Université de Limoges.
Les textes migreront petit à petit sur la nouvelle plateforme, mais les forums resteront en place : les mises-à-jour, les refontes, les ajouts de documents dans les articles existants se feront sur le nouveau site de Visions carto
Il aurait peut-être été également utile de donner une définition précise de l’expression "gens du voyage". L’article sous-entend que tous les Tsiganes ne sont pas des gens du voyage, mais je crois savoir que - réciproquement - les gens du voyage ne sont pas nécessairement des Tsiganes.
Ensuite, il me semble que le mot "Tsigane" est péjoratif (à l’origine, en tout cas), et que les gens du peuple rom préfère se désigner eux-mêmes par d’autres noms.
Enfin, je relève une petite incohérence dans l’en-cart. D’un côté, il est précisé que le peuple rom se subdivise en trois grands groupes : les Roms, les Manouches et les Gitans. D’un autre côté, la carte semble assimiler les Roms à l’ensemble du peuple rom. On s’y perd un tout petit peu.
lobi
(16 novembre 2011 @15h29)
:
Dans ma ville, Perpignan, les gitans sont présents dans le quartier de Saint-Jacques depuis la Révolution française et outre que Saint-Jacques soit le coeur battant de la ville, ils ont réussi à garder courante la langue catalane que les autres ont enterré sans vergogne, par ordre jacobin.
Ils représentent donc une partie intégrante de Perpignan, savent très bien qui ils sont et d’où ils viennent. Qui parmi nous peut remonter sa généalogie jusqu’en 1789 ?
seeger
(16 novembre 2011 @17h58)
:
A noter que le film de Juliette Jourdan et Henriette Asséo n’est pas le premier film traitant de l’histoire des tsiganes pendant la guerre : un remarquable documentaire de Raphaël Pillosio, intitulé "Des Français sans Histoire", s’intéressait à ce sujet quelques années auparavant, se concentrant sur la situation française.
BM
(17 novembre 2011 @07h54)
:
Les "Gens du voyage" ne sont-ils pas les descendants des colporteurs et des comédiens ambulants des XVIè-XVIIIè siècle ? Merci pour celles/ceux qui pourront infirmer ou confirmer ma question.
Elsa
(17 novembre 2011 @08h29)
:
Le Rom imaginaire
Depuis tous les temps, les Roms servent de relais à l’imaginaire populaire y compris chez ceux qui se disent experts ou tsiganologues qui sont souvent les pires. Quand est-ce que vous allez enfin prendre les Roms pour ce qu’ils sont à savoir une communauté qui est toute aussi diverse que le sont les Français ou autres "peuples" ?
Balval
(17 novembre 2011 @13h30)
:
Avec tout le sérieux qui est le sien, elle qui persiste à écrire "en romanès" alors que romanès est un adverbe, il faudra que Cécile Kovacshazy nous explique en quoi avancer "que la langue romani est issue du sanscrit" est une erreur factuelle et que les Tsiganes du Rajasthan sont une "aberration historique".
Et loin de moi l’idée d’amalgamer Tsiganes et Gens du Voyages, de généraliser d’un groupe Tsigane à l’autre comme cela a été fait, dès l’origine par les Etudes Tsiganes, l’UNISAT puis la FNASAT (avec lesquelles notre commentatrice a toujours collaboré) ... et même par Matéo lui-même. Il faut aussi rappeler que les Etudes Tsiganes ont toujours fait dès ses premières publications, une très large place à J-P Clébert... alors qu’il n’en a aucune sérieuse pour les spécialistes au niveau international.
JC Mégret
Président de Romano Yekhipe France
Membre d’Honneur de la World Gypsy Union
J.C.S.
(18 novembre 2011 @16h29)
:
La Commission européenne contre le racisme et l’intolérance
(ECRI) a publié le 19 Septembre 2011 une " recommandation de politique générale " adressée aux 47 Etats membres du Conseil de l’ Europe pour lutter contre l’ " antitsiganisme " et la discrimination envers les Roms .Elle propose de nombreuses mesures pratiques. A consulter sur le site de l’ ECRI
BH
(27 novembre 2011 @10h36)
:
Je ne peux que faire la même remarque que Balval. Les origines indo-aryennes du Romani sont établies depuis longtemps et les mettre en doute relève de la bêtise, du révisionnisme, de la mauvaise foi, ou des trois ensemble.
Cécile K
(29 novembre 2011 @10h03)
:
Je développe ici la citation de mon article lu visiblement trop rapidement par certain/e/s...
Le romani est une langue indo-aryenne -comme le bengali, le hindi, etc. Les langues indo-aryennes sont issues de prakrits -c’est-à-dire des langues vernaculaires-, mais aucune langue indo-aryenne n’est issue du sanskrit qui, on le sait, n’est pas un prakrit mais la langue des Védas.
(source : Elisabeth Clanet, linguiste pour le romani)
laterrebouge.fr
(29 novembre 2011 @20h17)
:
Des photographies de Tsiganes.. et toujours des clichés ;)
Comme vous le dites, les Tsiganes ne revendiquent aucun territoire particulier. Une question se pose (à l’ONU notamment) : peut-on s’affirmer comme nation sans territoire de référence, sans Etat et sans administration ? La situation palestinienne entre 1967 et 1993 (création de l’Autorité palestinienne) tendrait peut-être à apporter une réponse positive - quoique le territoire de référence existait - à une question qui sera encore longtemps débattue.
Ben van
(4 février 2014 @13h18)
:
Belle analyse critique de cet ouvrage, ce type de livres fournit des connaissances iconographiques très intéressantes (et une lecture presque hilarante) pour le lecteur averti sur le sujet.
On peut excuser les auteurs, c’était il y a 40ans, il y avait peu de travaux de recherches sur la question, les auteurs ont choisi l’idéalisation des fameux "fils du vent" (c’est toujours mieux qu’une attitude de rejet).
C’est une image des r(r)oms qui fait toujours rêver... y compris une maison d’édition comme la Martinière et ses beaux livres, qui entretient ainsi ce cliché...
vulpo
(25 avril 2019 @08h19)
:
Jordi Grau, Tsigane n’est pas pejoratif, insultant...ca vient de la langue grecque, " ceux qu’on ne touche pas, les intouchables..." parceque ce peuple ne veut pas de contact physique avec les gadje ( impurs)
Rrom c’est le peuple. (Balkan et italie sud)
Manouche, Man’nuş ca veut dire "homme" ( france valshkite, allemagne gashkene,italie Sinti du piemont)
Gitan c’est iberique, Espagne ( maghreb)
Voyageur c’est comme moi, un " pierdo " issu des chiffoniers auvergnats et Sinti italiens, et un autre groupe de Suisse, les Yeniches aussi ne sont pas tsiganes. Meme mode de vie mais pas le sang.
L’habit ne fait pas le moine, la caravane ou le nomadisme ne fait pas un gitan.