La publication du livre consacré à Steve Jobs, le cofondateur d’Apple, par Walter Isaacson, ancien dirigeant de CNN et de Time Magazine, aujourd’hui à la tête de l’Institut Aspen, est l’occasion de mieux comprendre — de l’intérieur — comment fonctionne le technocapitalisme américain. En août 2011, Apple est devenue la première capitalisation boursière au monde devant Exxon Mobile avec plus de 330 milliards de dollars. L’entreprise doit une grande partie de son succès à son patron, Steve Jobs, et à sa volonté de puissance qui l’a amené à imposer ses produits de façon quasi-religieuse auprès d’une communauté d’aficionados devenue massive et mondiale. Mais l’histoire d’Apple et la légende de son mythique fondateur, décédé le 5 octobre dernier, sont aussi emblématiques de l’évolution des grandes multinationales de la Silicon Valley qui se sont converties aux techniques du marketing et de la communication pour favoriser une véritable dévotion à leur marque.
Bien sûr, comme dans le Tartuffe de Molière, toute relation dévote se fait au prix d’une manipulation par plus dévot que soi dont la finalité est d’abord de vous mystifier. Steve Jobs, dont la mort a été vécue dans l’émotion de couvertures larmoyantes, de Libération à Télérama, fut en cela le gourou d’une nouvelle secte entrepreneuriale : celle qui ne prétend plus se contenter d’amasser du profit mais affirme vouloir « changer le monde », à l’instar de grands découvreurs scientifiques comme Albert Einstein ou Benjamin Franklin, auxquels Walter Isaacson a consacré ses précédentes biographies (ce n’est pas pour rien qu’il a été choisi par Steve Jobs pour réaliser la sienne). Il convient, sans doute, de revenir sur cette prétention, sans oublier l’essentiel. A savoir la capacité de la technopuissance américaine à orienter l’attention de l’opinion sur son capital de marque plutôt que sur ses processus industriels et ses rapports de domination économique.
Le désir de tout contrôler
Steve Jobs appelait cela le « champ de distorsion de la réalité ». Un champ qui consiste à faire plier à sa volonté un marché interdépendant et planétaire en imposant des règles très strictes de fermeture pour ses produits qui, par ailleurs, profitent de la mondialisation des marchés, de l’ouverture maximale des réseaux de télécommunication, des échanges de logiciels et de l’expérience « open data » des utilisateurs. Un exemple récent de ce verrouillage nous a été rappelé en novembre lorsque le fabricant Adobe a été contraint de renoncer à proposer son logiciel de lecture vidéo Flash pour les tablettes et les mobiles, car Apple n’a jamais accepté de l’intégrer au prétexte qu’il voulait conserver l’entière maîtrise de toutes les prestations proposées sur iPhone et iPad.
« Cela prouve que c’est finalement Apple et son mentor Steve Jobs qui avaient raison. Une fois de plus, après l’abandon de la disquette il y a quelques années et d’autres choix jugés parfois aberrants, la marque à la pomme prouve à nouveau sa clairvoyance », commente Jérôme Colombain, le 10 novembre, sur France Info.
La clairvoyance incline plutôt à penser que la solution technologique proposée par Adobe n’a pas trouvé son marché car Apple, qui occupe une position dominante sur le marché des tablettes et des smartphones, a refusé tout net de l’implanter dans ses matériels. Au final, c’est donc Apple qui aura sonné l’arrêt de mort de cette technologie propriétaire, désormais remplacée par HTML5. La firme n’a en cela jamais changé : Steve Jobs, qui avait fait fabriquer des vis spéciales pour empêcher les informaticiens d’ouvrir ses machines, s’est toujours opposé à toute extension des cartes mémoire ou à toute importation de logiciels tiers.
Délocalisation et pollution industrielle
En 2000, Naomi Klein, dans son livre No Logo, a bien décrit la théorie du branding qui consiste à se débarrasser de toute responsabilité sociale et environnementale, forcément coûteuse et juridiquement risquée, pour mieux se concentrer sur la valorisation de sa marque. Apple illustre à l’excès la mise en œuvre de cette théorie par l’implantation massive de son outil industriel en Chine, où la firme emploie pas moins de 700 000 personnes.
Tim Cook, l’actuel PDG de la firme à la pomme croquée, est celui qui a supervisé cette délocalisation en tant que directeur des opérations dès 1998. Cette année-là, alors qu’Apple lance son slogan « think different », l’ancien responsable de l’approvisionnement et de la logistique chez Compaq est recruté pour délocaliser l’intégralité de la production, depuis la fabrication des circuits imprimés jusqu’à l’assemblage des machines. C’est à lui que revient la décision de diviser par quatre le nombre de fournisseurs afin de bénéficier de conditions tarifaires plus favorables et de réduire de moitié le nombre d’entrepôts afin de compresser les stocks et de maintenir les usines à flux tendu.
« Au début de l’année 1998, Apple était passé de deux mois à un mois de stock. En septembre de la même année, Cook avait restreint ce délai à six jours. Un an après, Apple n’avait plus que deux jours de stock — un exploit — qui finit par se résoudre à quinze heures à peine (1). »
La conséquence est double : les usines chinoises vivent dès lors sous la pression de la demande et dans la tension permanente des retards de livraison. Parallèlement, la marque crée sa propre pénurie et avive le désir des « early adopters », ces tribus de fans qui ne supportent pas d’attendre leur jouet. D’où les longues files d’attente devant les Apple Store dont, très vite, les caméras de télévision rendront compte pour mieux signifier l’importance sociale de « l’événement » marketing. En quatre jours de commercialisation, le stock de téléphones mobiles iPhone 4S, qui ne comportait pourtant aucune innovation majeure, si ce n’est une commande vocale un peu vacillante, a ainsi été épuisé. Ce qui, bien entendu, renforce l’engouement irraisonné : ce qui est rare est précieux !
De l’autre côté du Pacifique, l’empressement n’est toutefois pas de même nature. Sous la férule de petits chefs, et dans des conditions de travail déplorables, les ouvriers des usines Foxconn de Shenzhen fabriquent des ordinateurs de toutes marques, avec des régimes d’assemblage extrêmement répétitifs. L’entreprise, qui est réputée demander à l’homme de travailler plus vite que la machine, a connu de multiples vagues de suicides et d’accidents du travail (2). Le gouvernement communiste chinois se félicite des prouesses de ce sous-traitant performant, symbole de modernité, qui fabrique un « produit mondialement connu : l’iPhone ». Il passe bien sûr sous silence le sort de travailleurs surexploités et sous-payés — en deçà du minimum nécessaire pour faire vivre une famille chinoise — et ferme les yeux sur les brimades, les insultes et les punitions qui assimilent certaines usines à des camps de travail forcé. En septembre 2010, un rapport indépendant établi sur la base de 1 800 entretiens dans douze usines Foxconn a mis en évidence que les punitions physiques touchaient 16 % des ouvriers.
Sur vingt-neuf entreprises de haute technologie installées en Chine, Apple arrive en bas du classement concernant le respect de normes sociales et écologiques, selon un groupe d’ONG chinoises mené par l’Institut des affaires publiques et environnementales (IPE). « Apple a choisi (...) de continuer à coopérer avec des entreprises qui polluent. C’est profiter indirectement du fait que le coût juridique d’une violation des lois environnementales est très bas en Chine », note leur rapport présenté en janvier 2011 après cinq mois d’enquête. Vingt-sept « sous-traitants supposés d’Apple » y sont épinglés pour des rejets polluants (3).
Nulle trace de ce développement à la chinoise dans la biographie de Walter Isaacson, qui préfère consacrer de longs — et fastidieux — chapitres à la vie sentimentale de son sujet. Il relate cependant que lors d’une rencontre avec le président des Etats-Unis Barack Obama, Steve Jobs « lui expliqua combien il était facile de construire une usine en Chine alors que c’était pratiquement impossible de le faire aux Etats-Unis, en grande partie à cause des règlements et des coûts inutiles ». Contourner les obligations imposées dans son propre pays sous la pression de l’opinion publique par une délocalisation déresponsabilisante dans un Etat non démocratique, telle est la caractéristique du néocapitalisme mondialisé. Une transplantation d’autant plus fructueuse qu’elle ne s’accompagne d’aucun transfert de technologie : les cerveaux restent en Californie et continuent de profiter d’un système éducatif protégé, quoique Steve Jobs le jugeait « désespérément obsolète » : « Tant que les syndicats d’enseignants ne seraient pas brisés, il n’y avait pratiquement aucune chance de réformer l’éducation », affirmait-il à Barack Obama, toujours selon Walter Isaacson, qui relate que le patron d’Apple souhaitait s’attaquer à l’enseignement en ligne et préconisait d’autoriser les proviseurs à licencier les professeurs « en cas de mauvaise performance ».
Un roi du marketing déguisé en gourou
Steve Jobs avait, on le sait, une passion pour le design et une très grande maîtrise du marketing. C’est d’ailleurs essentiellement sur l’image d’Apple qu’il a travaillé dès 1984, lors du lancement du premier Macintosh, quand il a confié au cinéaste Ridley Scott le soin de réaliser une publicité montrant une jeune sportive pulvérisant de son marteau le Big Brother de George Orwell, alias IBM. « Et vous allez comprendre pourquoi 1984 ne sera pas comme 1984 », clamait son slogan lors de la finale du Super Bowl de cette année-là. Si l’invention du premier Apple est l’œuvre de Steve Wozniak, et si l’écran tactile de l’iPhone comme de l’iPad a été conçu par son designer Johnny Ive, on sait moins que c’est par l’acquisition d’une petite société, FingerWorks, qu’Apple a pu mettre la main sur les principales fonctionnalités de la tablette « multi-touch », tels le balayage ou le zoom par le mouvement des doigts sur l’écran. Avaler les start-ups avant qu’elles ne vous fassent de l’ombre, tel est le principe élémentaire du technocapitalisme de la Silicon Valley.
Steve Jobs fut un expert pour se donner une aura médiatique lors de ses fameuses « Keynotes », sorte de show personnel abondamment relayé par la presse où il annonçait invariablement une « révolution » qui allait « changer le monde ». Entretenant sa légende de végétarien adepte du yoga et du bouddhisme, n’hésitant par à demander à des étudiants s’ils avaient déjà consommé du LSD, l’homme s’est façonné une panoplie de parfait ascète (en pull à col roulé Issey Miyake, styliste auquel il avait demandé de concevoir une veste unique pour tous ses employés).
Derrière le « rebelle » revenu d’un voyage initiatique en Inde avant le lancement de son entreprise, puis l’apôtre de la contre-culture amateur de Bob Dylan, il y avait surtout beaucoup de talent pour reléguer au second plan son action de grand patron et apparaître en phase avec les aspirations de son époque, à la façon de tous les chefs d’entreprise qui, dans la foulée de mai 1968, se sont employés en France à fusionner les idées libérales et libertaires. « Mon objectif a toujours été non seulement de fabriquer des produits de qualité mais aussi de bâtir d’importantes compagnies », reconnaissait le cofondateur d’Apple. Après avoir introduit Apple en Bourse dès le début de son aventure, il parviendra à faire racheter son studio d’animation Pixar par Disney pour pas moins de 7 milliards de dollars.
Revenu diriger « sans salaire » son entreprise à la fin des années 1990, Steve Jobs est aussi le PDG qui, selon le magazine Fortune de juin 2001, s’est accordé « de loin » le plus fort bonus sous forme de stock-options de tout le patronat américain (pour une valeur de 872 millions de dollars). En 1989, lors de l’échec de Next — sa deuxième entreprise créée après Apple —, il s’est aussi singularisé par des licenciements massifs menés de manière particulièrement brutale puisqu’il commença par refuser toute indemnité avant d’accorder généreusement deux semaines d’un préavis... rétroactif.
Un pouvoir quasi-religieux et absolu
Le lancement de l’iPad, en janvier 2010, a atteint au sublime par la fièvre qui s’est emparée de tous les adeptes de cette nouvelle religion technologique qu’est devenue Apple. L’iPhone avait déjà été rebaptisé par les blogueurs « le téléphone de Jésus ». Walter Isaacson rappelle que l’hebdomadaire britannique The Economist n’a pas hésité à montrer Steve Jobs entouré d’un halo de lumière tenant à la main un iPad, surnommé « la tablette de Jésus », avec ce titre : « le livre de Jobs ». « La dernière fois que les hommes ont montré autant de fascination pour une tablette, des commandements étaient gravés dessus », écrivit sans rire The Wall Street Journal (4).
Bien au-delà de la fierté d’appartenir à une communauté d’aficionados réfractaires au tout-PC, Steve Jobs a ainsi créé une nouvelle religion. « Des chercheurs en neurologie ont découvert que, chez un fan d’Apple, les zones du cerveau activées face à un produit de la marque étaient les mêmes que chez un croyant face à des images religieuses », va d’ailleurs jusqu’à affirmer Emmanuel Collod, dans le mensuel La Décroissance de novembre, en citant un documentaire de la BBC (5). Une vision fantasmatique qui en dit long sur les mythes qui sont immanquablement associés à cette marque.
Pourtant, une telle iconolâtrie aurait-elle pu exister sans la complaisance avec laquelle la presse américaine — puis mondiale, et plus particulièrement française — a traité Steve Jobs et son empire ? Pour des médias avides d’histoires à succès prêchant une mondialisation heureuse, Steve Jobs fut le héros messianique qui permit à l’individu pris dans le tourbillon de la révolution informatique de se croire encore maître du jeu.
Les journalistes, victimes enthousiastes
L’ironie est sans doute que la presse est loin de ressortir gagnante de cette ingestion confinant au gavage. D’abord, on le sait, Apple n’héberge les journaux qu’à condition de prélever une commission de 30 % sur toutes leurs applications (iTunes, iPhone, iPad...). Mais il y a plus ennuyeux : le système est verrouillé de telle sorte que les éditeurs de presse sont contraints de passer par le magasin en ligne (App Store) pour accéder à leurs abonnés. En juin 2011, rappelle Isaacson, la firme possédait 225 millions d’utilisateurs actifs recensés dans sa base de données. De leur côté, les journaux sont contraints de renoncer à toute relation directe avec leurs abonnés. Un modèle qui est susceptible de se reproduire avec la télévision connectée à Internet (Apple TV), où il sera facile de proposer des offres de programmes de télévision en fonction des goûts identifiés des clients d’Apple. En attendant, la firme ferre ses clients en leur proposant de migrer vers un serveur à distance (cloud) tous leurs fichiers qui, bien sûr, ne pourront plus être lus que par des supports Apple.
Ce contrôle strict des contenus de tiers est d’autant plus problématique qu’Apple joue les censeurs en interdisant toutes les applications non seulement pornographiques ou véhiculant des images de nudité, mais aussi des propos politiquement incorrects ou diffamatoires. Sur ce point, William Isaacson est assez explicite : « Ce comportement paternaliste devint flagrant quand Apple rejeta une application qui diffusait les dessins animés à caractère politique de Mark Fiore, au motif que ses attaques contre la politique de l’administration Bush sur la torture violaient leurs restrictions en matière de diffamation. Une décision publique tournée en ridicule quand Mark Fiore remporta le prix Pulitzer du dessin de presse en avril (6). »
Pourtant, Apple n’a jamais été aussi « tendance » dans les entreprises de presse. La plupart des journalistes « tweetent » depuis leur iPhone et vivent ainsi une vie entièrement connectée à Apple. Le résultat d’un astucieux travail de séduction à destination des personnes influentes que le fabricant a entamé dès le milieu des années 1980, quand il a accordé de généreuses remises aux journalistes qui préféraient le petit Macintosh au mastodonte PC (IBM, etc.). Peu à peu, Apple a fait son entrée dans la plupart des maquettes de journaux et chez les directeurs artistiques des agences de publicité. Et la « contre-culture » de Steve Jobs s’est imposée dans les esprits jusqu’à notre époque de « buzz »... au point que les médias n’ont pas su reconnaître en Apple le Big Brother qu’il était, peut-être, en train de devenir.