Depuis plusieurs années, l’engagement des forces armées françaises a changé de nature, explique-t-on au ministère de la défense. Avec jusqu’à 13 000 militaires engagés dans une vingtaine d’opérations extérieures, la France est aujourd’hui l’un des pays les plus impliqués dans les opérations de gestion de crise : plus de 80 % des effectifs français à l’étranger sont déployés dans un cadre multilatéral ou en soutien à une intervention multinationale, en particulier en Afghanistan (Pamir), en Libye (Harmattan), en Côte d’Ivoire (Licorne), ainsi qu’au Liban, au Sahel, au Kosovo ou dans l’océan Indien.
• Un rang à tenir. « La France tient son rang de membre permanent du Conseil de sécurité », souligne le ministre de la défense, Gérard Longuet, qui invite au passage à être prudent dans l’élargissement du cercle des membres permanents. « Pour en être membre, il faut une certaine expérience internationale et un réflexe de responsabilité, réflexe qui se diffuse très lentement ». Pour le ministre, « on ne s’improvise pas militaire : une troupe qui se déploie, même d’apparence modeste, c’est un héritage de culture, de comportements, de discipline, de valeurs », seul à même, selon lui , de « donner la certitude que les armements employés le sont à bon escient ».
• En quête de légitimité. « La politique de la canonnière n’existe plus », assure Gérard Longuet : « L’objectif aujourd’hui est de mettre en œuvre des décisions de droit international », répète en boucle le ministre. Mais il a vendu la mèche, laissant entendre qu’au besoin, la France provoque ces décisions. « La politique du président [Sarkozy] est très claire : obtenir une décision internationale. Car nous n’intervenons que dans ce cadre. » Selon lui, il y a deux écueils à éviter : « Décider seul sans décision internationale, ou obtenir des décisions sans être capable de les mettre en œuvre ».
Les bonnes vagues
• Le juste moment. L’année 2011 a été particulièrement chargée pour les armées françaises, avec un enchaînement de dix conflits, « inopinés, marqués par le sceau de l’urgence », explique le général Didier Castres, l’activation de quatre cellules de crise de niveau stratégique, et l’engagement simultané de plus de 13 000 hommes sur les terrains extérieurs (en plus des effectifs dits « de souveraineté » et des « forces prépositionnées »). Il a fallu rester dans le rythme des crises, « pour anticiper les bonnes vagues et choisir le juste moment », comme cela a été le cas, selon le général, en arrêtant une colonne pro-Kadhafi aux portes de Benghazi, en mars dernier en Libye, moins de vingt-quatre heures après le feu vert du Conseil de sécurité pour assurer « la protection des populations » ; ou en donnant un coup d’arrêt aux armes lourdes déployées par Laurent Gbagbo à Abidjan, un appel de Ban Ki Moon à peine reçu.
• L’atout français. C’est, toujours pour Gérard longuet, le fait de posséder une chaîne de commandement politico-militaire très réactive : une garantie d’efficacité, surtout par rapport aux « armées parlementaires » où toute décision d’engagement est soumise à l’aval du parlement – allusion aux lourdeurs du processus de décision par exemple en Allemagne. « C’est quand même bien lors d’une crise d’avoir un patron clair », explique le ministre, qui rend hommage à « la force que donnent nos institutions ».
• Sexe des anges. Pour la Libye, « on a commencé à planifier dès février une intervention, explique le chef d’Etat-Major, l’Amiral Edouard Guillaud. Nous nous étions engagés à ce que les premières frappes aient lieu dans les cinq minutes de la décision. Cela suppose que nos avions étaient déjà en vol depuis plusieurs heures. Mais ils pouvaient faire demi-tour à tout moment. C’est une chaine de commandement extrêmement courte, réactive, qui permet d’éviter de discuter du sexe des anges quand il faut agir ».
• Facultés d’adaptation. Il faut, selon le général Didier Castres, sous-chef d’état-major chargé des opérations, pouvoir faire évoluer un dispositif, comme cela a été fait en Libye en mai, avec la proposition d’une « stratégie de concentration plus nette de l’emploi des feux », et de l’engagement d’hélicoptères de combat, pour appuyer les forces rebelles libyennes au sol. L’autre clé étant la capacité de durer, ce qui suppose des forces suffisantes, entraînées, avec un soutien efficace.
Longue distance
• Au taquet. L’armée de terre n’a « jamais été au taquet » cette année, au maximum de ses capacités, selon le général Charpentier, commandant des forces terrestres – sauf dans quelques spécialités, comme le renseignement et les forces spéciales (à la différence de l’armée de l’air et de la marine françaises, qui ont assumé un tiers du poids de l’opération internationale en Libye, en plus de leur participation à toutes les autres « opex »).
• Entrées en premier. Le général Antoine Noguier, qui commande la défense aérienne, insiste sur le rôle majeur des forces françaises dans l’opération Harmattan en Libye, où elles sont « entrées en premier, sorties les dernières ». Mais il faut pouvoir agir presque sans préavis, démarrer de manière autonome, disposer d’une capacité de ravitaillement à longue distance, être entraîné à longueur d’année, et être en mesure de durer : l’opération Harmattan s’est étalée sur 226 jours (contre 78 au Kosovo, 43 dans le Golfe). De son côté, la marine, selon l’amiral Coindreau, a mobilisé 4 500 personnes sur l’opération libyenne, et su passer le cap de l’été avec 4 000 « mises pour emploi » – pour faire face aux relèves, mutations, etc…
• La force du « retex ». La réactivité des militaires français n’a été possible qu’en raison du maintien d’un standard élevé et flexible de formation et d’entraînement, explique le général Charpentier : une strate de formation initiale, à la fois technique, tactique, morale, etc. ; un entraînement plus collectif et interarmes, dans le cadre des régiments ; enfin, une formation spécifique, adaptée au théâtre d’opération, et évolutive grâce à de constants retours d’expérience (« retex ») – comme à propos de l’Afghanistan, où la formation a évolué d’un engagement direct de l’avant, jusqu’au milieu de cette année, à un appui à l’arrière de l’armée nationale afghane.
Zones d’ombre
• Reconstitution des stocks. Qu’on se le dise : sollicitées, usées, surmenées, les armées ne sont pas exsangues : « L’essentiel de nos capacités de munitions aura été reconstitué, assure le général Didier Castres. Le Charles De Gaulle aura récupéré, il faudra encore un à deux mois pour refaire la formation des pilotes. Mais dès l’année prochaine, on est capable de refaire face à une succession de crises comme cette année. » Côté organisationnel, selon le général, « on doit encore apprendre l’OTAN, placer nos officiers pour être en situation de pouvoir avoir l’influence qu’on peut. » Le sous-chef d’état-major opérations retient, dans le sillage de l’opération en Libye, la permanence de « zones d’ombre capacitaires » (notamment les drones et autres moyens de renseignement).
• Les bonnes affaires de la guerre. Le directeur général de l’armement Laurent Collet-Billon a reconnu par ailleurs que le déploiement des forces en action, comme dans ce récent conflit libyen, pouvait jouer favorablement sur l’export, les matériels étant ainsi « combat proven ». Il s’est également félicité de la réactivité de l’industrie française face aux besoins immédiats révélés lors des opérations, qui ont donné lieu à des programmes urgent-opérations (ou « crash programs ») : « Je ne suis pas sûr qu’on l’aurait observée avec des industriels étrangers. » Cette contribution de l’industrie française de l’armement à l’efficacité opérationnelle est donc présentée, commente la lettre TTU , comme « une garantie de souveraineté dans la gestion politique d’un engagement militaire ».
Course contre la montre
• Force européenne. Pour Alain Le Roy, ancien responsable des missions de maintien de la paix pour l’ONU, « la France devrait prévoir une force de renfort européenne, un battlegroup ou autre, pour soutenir les opérations de maintien de la paix de l’ONU. » Il s’inquiète de l’évolution de la situation en Afrique, notamment au Congo-RDC (où les casques bleus ne peuvent compter sur une force de réaction rapide, style Licorne en Côte d’Ivoire).
• Clapet antiretour. Grâce au ministre Longuet, on en sait un peu plus sur le rôle exact des militaires français dans l’appui aux soldats ivoiriens ralliés à Alassane Ouattara, pour la capture de l’ex-président Laurent Gbagbo le 11 avril dernier : une charge de blindés légers, comme la cavalerie n’en avait plus faite, paraît-il, depuis la première guerre du Golfe, destinée à ouvrir la route du palais aux Ivoiriens, assortie d’un déploiement arrière d’infanterie de marine, conçu, paraît-il toujours, comme un « clapet antiretour », pour dissuader des soldats ivoiriens un peu hésitants de tourner les talons…
• Entre eux. Pour Longuet, l’opération avait été une course contre la montre. Afin de lui donner l’habituel vernis de légitimité internationale, il fallait absolument attendre la lettre de Ban Ki Moon demandant assistance. La réunion à New York sur la Cote d’Ivoire ne commençait qu’à 17 heures. Or la petite escadrille d’hélicoptères armés aux couleurs de l’ONU (en fait, ukrainiens) ne disposait pas de capacité d’intervention nocturne. A la minute où la lettre est arrivée, les Ukrainiens ont vite fait quelques passes, et laissé les Français pilonner le palais, à l’infra-rouge. Tandis qu’au sol, toujours selon Longuet, « on s’est arrêté à la porte, laissant les Ivoiriens y aller. Et régler le problème entre eux ». Une modalité de ce qu’on appelle, aux Etats-Unis, le « leadership behind »…