En kiosques : février 2025
Abonnement Faire un don
Accéder au menu

Sondages de l’Elysée

Une affaire et quatre enterrements

par Alain Garrigou, 18 décembre 2011

La célèbre formule de Georges Clemenceau — « Quand on veut enterrer un problème, on crée une commission » — mérite d’être une nouvelle fois répétée parce qu’elle est dépassée. Il semble qu’aujourd’hui, on ne se donne même plus cette peine : on enterre les commissions… Comment faut-il comprendre en effet l’abandon d’une commission d’enquête sénatoriale sur les sondages de l’Elysée ? Le groupe PS qui en avait lancé l’initiative le 8 novembre dernier vient d’y renoncer, par la voix du sénateur André Vallini. C’est un troisième enterrement. Par deux fois en effet, une tentative avait échoué à l’Assemblée nationale ; la première menée par la commission des lois (26 novembre 2009), la deuxième par la commission des finances (26 janvier 2010). Quelle puissante raison empêche de mettre en œuvre une disposition constitutionnelle récente (réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008) ? La première fois, il avait fallu attendre un nihil obstat très lent du garde des sceaux (6 novembre 2009) pour vérifier qu’aucune action en justice n’interdisait au Parlement de créer une commission d’enquête. Michèle Alliot-Marie s’y opposait pourtant. Pour une autre raison, le président de l’Assemblée Bernard Accoyer refusait. Premier enterrement.

La commission des finances ne se heurtait pas à cet obstacle. Une fois la commission d’enquête constituée, sa majorité avait cependant limité, à la demande du rapporteur UMP Yves Carré, le périmètre de l’enquête en excluant le contrôle des finances de l’Elysée. A la majorité simple. Elle contournait ainsi l’article 141-3 du règlement de l’Assemblée nationale qui prévoit que « la demande de création d’une commission d’enquête peut être rejetée à la majorité des trois cinquièmes des membres de l’Assemblée ». Cette clause de majorité qualifiée était censée permettre à l’opposition d’imposer une commission contre un éventuel blocage majoritaire. Le vote était donc acquis, en violation de l’esprit même de la réforme constitutionnelle pourtant adoptée peu de temps auparavant. Le groupe PS, par la voix de son président Jean-Marc Ayrault, renonçait à la création de la commission d’enquête (26 janvier 2010). Deuxième enterrement.

Doté d’une nouvelle majorité, le Sénat semblait pouvoir enfin créer cette commission d’enquête sur les sondages de l’Elysée. Or, le sénateur André Vallini, à l’origine de l’initiative, vient d’annoncer son retrait (8 décembre 2011). Selon le règlement du Sénat, « il ne peut être créé de commission d’enquête sur des faits ayant donné lieu à des poursuites judiciaires et aussi longtemps que ces poursuites sont en cours » (ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 modifiée par l’article 3 de la loi n° 91-698).

En l’occurrence, la raison est l’existence d’une procédure engagée par l’association Anticor auprès de la cour de Cassation. Le parquet avait classé sans suite sa plainte pour favoritisme déposée en février 2010 pour infraction au code des marchés publics au motif que l’irresponsabilité pénale dont jouit le chef de l’Etat « doit s’étendre aux actes effectués au nom de la présidence de la République par ses collaborateurs ». Anticor avait alors déposé une nouvelle plainte avec constitution de partie civile auprès du doyen des juges d’instruction afin de court-circuiter le parquet (11 novembre 2010). Le juge Serge Tournaire a rendu une ordonnance favorable à l’ouverture d’une instruction (9 mars 2011). Cependant, le parquet en a obtenu l’infirmation par un arrêt du 7 novembre 2011 de la chambre d’instruction de la Cour d’appel de Paris. L’association Anticor annonçait immédiatement se pourvoir en cassation alors que, le lendemain, le sénateur André Vallini annonçait l’ouverture d’une commission d’enquête sénatoriale. Or, selon le sénateur, l’action en cassation, pourtant antérieure, interdirait la création d’une commission d’enquête.

L’association Anticor et le groupe PS visant apparemment le même objectif de transparence, la situation est pour le moins cocasse, qu’on pourrait traduire par l’adage : « à deux, on se gêne ». Vaguement ridicule. Sans vouloir présager de la décision de la Cour de cassation, mais sans pouvoir en douter non plus, la décision sera rendue après l’élection présidentielle. Le troisième enterrement était à peine consommé que le quatrième était programmé.

Au-delà de l’affaire, ces péripéties ont l’avantage d’attirer l’attention sur une clause dont on se demande si elle est seulement compatible avec l’existence de toute commission d’enquête. L’association Anticor a fait remarquer qu’il était contradictoire d’invoquer une information judiciaire en cours alors que le parquet a justement refusé l’ouverture d’une instruction au motif d’immunité présidentielle. Mais que faut-il entendre par « poursuites judiciaires » ? Ainsi, l’assignation en justice pour diffamation publique intentée par Patrick Buisson contre Libération et votre serviteur, jugée en première instance en défaveur du conseiller de Nicolas Sarkozy, qui a interjeté appel, pourrait-elle être opposée à la création d’une commission d’enquête ? Quelle que soit la réponse, ce cas attire l’attention sur une autre bizarrerie du règlement du Sénat. Si le responsable de l’empêchement parlementaire vise le même objectif de transparence que la commission d’enquête, on peut imaginer que la poursuite judiciaire soit engagée par quelqu’un qui vise à empêcher la constitution d’une commission d’enquête. Dans ces conditions, aucune commission d’enquête ne viendra se mêler des sujets sensibles avant longtemps.

Or cela permet des manœuvres déloyales. Ainsi, en interjetant appel dans l’affaire des sondages de l’Elysée, Patrick Buisson, irresponsable pénal comme cocontractant de l’Elysée, mais aussi conseiller spécial de Nicolas Sarkozy dont on ne peut douter qu’il agit sur ordre, empêche toute manifestation de la vérité. Autrement dit, l’irresponsabilité pénale interdit aux accusés de prouver ce qu’ils affirment. Les juristes évoquent une rupture d’égalité. Cela n’empêche nullement de continuer de mener l’action. En l’espèce, l’hypothèse de financement illicite qui a valu la poursuite en diffamation ne peut être étayée par des pièces matérielles qui ne sont pas accessibles à cause de l’immunité présidentielle. Comme toute la vérité sur des pratiques sur lesquelles la lumière devrait être faite dans toute démocratie qui se respecte.

J’ai par exemple essayé d’enquêter sur un push poll particulièrement intéressant puisqu’il avait permis au Figaro, quelques jours avant l’élection européenne de 2009, de titrer que Nicolas Sarkozy était populaire en Europe (1). Or, ce sondage était doublement manipulateur, d’une part, en ne prenant pas en compte la population nationale dans le seul cas de Nicolas Sarkozy, alors que les sondés de chaque pays pris en compte étaient interrogés sur la popularité de leur propre dirigeant, et, d’autre part, en ne corrigeant pas selon la taille des populations (l’Allemagne est par exemple deux fois plus peuplée que l’Espagne). Sans ces dispositions, la popularité de Nicolas Sarkozy passait au-dessous de 50 % et interdisait le titre du Figaro. Ce n’était donc pas « la titraille » qui était en cause, comme s’en défendait OpinionWay, mais bien le sondeur lui-même. Ce sondage n’entrait pas dans le contrôle de la Cour des comptes effectué sur l’année 2008 et révélé par son rapport du 16 juillet 2009. Pourquoi aurait-il été conçu autrement que les précédents sondages réalisés par OpinionWay, payés par Publifact, la société de Patrick Buisson, et donc par l’Elysée, et enfin publiés dans Le Figaro ? Si tel était bien le cas, cela signifie que l’Elysée finançait non seulement des sondages à la presse en toute discrétion, mais avait financé au moins un sondage délibérément… truqué.

Mais comment le savoir ? Ayant été consulté pour expertiser les listings des sondages de l’Elysée de l’année 2008, qui avaient fait l’objet du contrôle de la Cour des comptes, j’ai demandé au rapporteur de la commission des lois de l’Assemblée nationale, Jean Launay, d’obtenir les listings de l’année 2009 auprès du directeur de cabinet de la présidence, qui venait de fournir avec obligeance les listings 2008. Ces listings ont bien été remis. Mais, contrairement aux listings de 2008, immédiatement livrés, il fallut attendre plusieurs semaines pour les obtenir. Ils étaient tout à fait décevants, car aucun objet des sondages n’était indiqué. Sachant qu’une régularisation avait été opérée au cours de l’année 2009, il était plaisant d’observer que les listings étaient parfaitement homogènes du début à la fin de l’année. Il restera donc impossible de savoir si l’Elysée a bien payé, par Publifact interposé, un sondage manipulateur avant une élection. Par une sorte de secret défense étendu à tout ce qui concerne le président de la République, l’immunité ne sert donc pas seulement à empêcher la mise en cause pénale du président, de ses commettants et des cocontractants de l’Elysée, mais à empêcher toute transparence sur la gestion des affaires publiques et, accessoirement, à attaquer en diffamation des adversaires empêchés de se disculper par la soustraction légale des preuves.

Alain Garrigou

(1Cf. « Comment Opinion Way truque un sondage », Observatoire des sondages, 31 mai 2009.

Partager cet article