Nous avons une armée forte, qui nous est enviée par les spécialistes du genre. Mais, en dépit d’un reformatage engagé depuis la fin des grandes guerres coloniales, elle est encore disproportionnée avec nos capacités réelles de puissance moyenne, et d’ailleurs peu à l’aise dans la durée de l’effort, trop lourde, car trop profilée encore sur le modèle des armées de la guerre froide.
Cette armée a été engagée ces dernières années sur de trop nombreux théâtres extérieurs — jusqu’à neuf théâtres d’engagements simultanés ouverts ces derniers mois, avec notamment, outre la Libye, l’Afghanistan et la Côte d’Ivoire, le Liban, le Sahel, la piraterie, l’orpaillage clandestin en Guyane — et cela :
• sans contrôle ni association avec le Parlement ;
• dans des guerres dont les buts et modalités ont été souvent mal définies ;
• sans l’appui de l’opinion ;
• au risque souvent d’exposer notre pays à des représailles ;
• et de laisser les militaires assumer seuls la direction, la responsabilité, et bien sûr le coût humain des opérations.
Armées en surchauffe
L’actuel budget français de la défense — historiquement bas, avec seulement 1,6 % du PIB (contre 3 % en 1989, 4 % en 1975) — reste l’un des plus élevés d’Europe, mais il est insuffisant pour reboucher les « trous capacitaires » ouverts par des décennies de coupes budgétaires, et qui se traduisent aujourd’hui par des insuffisances dans le renseignement, les drones, les avions de transport, les hélicoptères — des insuffisances techniques qui ont été criantes ces dernières années, notamment lors de ces interventions à l’extérieur.
Ces restrictions pèsent sur la capacité d’autonomie des forces, l’entraînement des hommes et l’entretien des matériels, et compliquent le jeu des rotations en opérations. Les armées ont été en surchauffe, notamment l’armée de terre, qui fournit l’essentiel des effectifs. L’armée de l’air et la marine nationale étaient également à la limite de leurs capacités en 2011, selon leurs chefs d’état-major. Les forces manquent d’épaisseur stratégique, de moyens d’assumer des opérations dans la durée, de crédits suffisants pour la maintenance et l’entraînement.
Gendarme international
Certes, l’opinion publique, à plus des quatre cinquièmes d’enquête en enquête, montre une large confiance dans les armées et dans le dispositif français de défense, ce qui n’était pas le cas par exemple au plus fort des anciennes guerres coloniales. Mais les interventions extérieures, au contraire, sont souvent rejetées par une majorité de sondés, qui les considèrent comme lointaines, inutiles, aventureuses, troubles, coûteuses, etc.
La tradition humaniste française, la détention d’un siège permanent au Conseil de sécurité et un partenariat encore significatif avec de nombreux pays africains ne peuvent plus, à eux seuls, justifier une spirale d’engagement tous azimuts, qui a mis Paris dans une posture de gendarme international, renouant parfois (comme au Tchad ou en Côte d’Ivoire) avec ses anciens démons. Le surcoût des interventions extérieures a atteint le montant record d’un milliard d’euros l’an dernier, avec un coût moyen journalier de plus d’un million d’euros pour chacune des deux interventions majeures (Afghanistan, Libye).
Brouillon et dangereux
C’est une charge lourde, en personnels comme en matériels, qui concerne les trois armées, ainsi que la gendarmerie. L’été dernier, 12 000 hommes et femmes participaient à des opérations extérieures (qui ont mobilisé sur l’année 2011 une trentaine de milliers de personnels). En outre, les armées doivent assurer — hors territoire métropolitain — le maintien de forces prépositionnées (6 500, actuellement, sur les bases en Afrique et à Abou Dhabi) et de forces de souveraineté (16 000 dans les départements et territoires d’outre-mer).
La France, avec son héritage historique, son image internationale, et ses moyens plus mesurés que par le passé, ne peut continuer à faire preuve d’arrogance en matière de sécurité internationale, d’apparaître comme un boute-feu international comme elle l’a été dans l’affaire libyenne, et de continuer à osciller entre les compromissions avec des régimes peu recommandables, et les menaces ou initiatives souvent brouillonnes et dangereuses, pour tenter d’engager nos partenaires dans nos aventures africaines ou autres.
Ni Afghanistan, ni Libye
Nous veillerons à ce que nos troupes aient totalement quitté l’Afghanistan dans les trois mois, prenant de l’avance sur le calendrier annoncé par l’exécutif américain : cela n’a jamais été notre guerre ; c’était une erreur que de renforcer en 2010 notre contingent, prix payé pour notre réintégration au sein de l’Organisation du Traité de l’Atlantique nord (Otan). Il faut la réparer.
Nous ne souhaitons plus avoir non plus à nous joindre, ou à prendre la tête d’opérations du type de la campagne de bombardements en Libye en 2011 — une aventureuse ingérence dans une guerre civile, menée sans préparation, sans considération des préventions régionales, à distance, avec une image très occidentale. Le conflit a provoqué la mort d’une vingtaine de milliers de personnes, déstabilisé un pays, jeté à la rue (ou à la mer !) des centaines de milliers d’immigrés africains, pris le risque de disperser des armements et d’ouvrir la voie à des groupes radicaux islamistes — le tout sous prétexte de régler son compte à un dictateur avec lequel on avait accepté jusqu’ici de composer…
Ennemi intime
Dans le cadre d’une revue du Livre Blanc de 2008 (lire « Stratégie militaire : les potions du docteur Heisbourg »), il faudra passer au crible les principales « opex » de ces dernières années — Côte d’Ivoire, Afghanistan, Libye, Liban — et voir si elles ont correspondu aux critères édictés par ce plan à l’époque. Ou en définir de nouveaux. Nous devrons, à l’avenir, être plus constants et prudents sur nos ambitions, la nature de nos engagements, en fonction de nos capacités réelles et de nos choix diplomatiques.
Il ne peut plus être question de guerre lancée par un seul homme, pour faire la chasse à son « ennemi intime », pour « finir le travail » : nous devrons, dans un avenir proche, concevoir un dispositif constitutionnel et organisationnel qui rende plus collective cette décision sur des engagements armés, tout en conservant les moyens de réagir rapidement en cas de besoin.
Filière « forces de paix »
La fermeture définitive de nos bases en Afrique devra être engagée : il n’est que temps, plus de cinquante ans après l’accession des anciennes colonies à l’indépendance. La coopération militaire française, notamment avec les pays africains, devra être réorientée sous forme d’échanges et de partenariats — dans une optique de formation, d’avantages mutuels, et non dans un souci stratégique ou géopolitique comme cela était le plus souvent le cas jusqu’à présent. Et le plus possible menée à une échelle régionale, dans un cadre collectif plutôt que bilatéral. Les bonnes intentions affichées à plusieurs reprises ces dernières années, devront trouver enfin une réalisation concrète, avec le souci d’épauler les forces de paix que cherche à mettre en place l’Union africaine.
Nous allons développer l’idée d’une filière forces de paix, spécialisée dans le maintien de la paix et l’interposition (Casques bleus), le multinational, la reconstruction post-conflit. Cette filière sera intégrée transversalement dans les trois armées — terre, air et mer — et dans la gendarmerie. On y détachera par exemple une partie des éléments de la gendarmerie mobile, on y consacrera des cycles d’enseignement spécialisés dans les écoles militaires, on enverra des formateurs à l’étranger au titre de la coopération, valorisant ainsi un savoir-faire unique, comme par exemple celui des troupes de marine. Ce sera un moyen de renouer avec une tradition humaniste dont s’est longtemps réclamée la France, mais qui tend à être un peu oubliée.