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Les paradoxes du 21 avril

par Alain Garrigou, 10 janvier 2012

En se rapprochant, l’élection présidentielle de 2012 suscite des évocations du 21 avril. Ce jour sans année est devenu le symbole de la surprise électorale. En 2002, il s’agissait de la qualification du candidat de l’extrême droite pour le deuxième tour de l’élection présidentielle. Sidération sans lendemain puisque ce deuxième tour ne lui apporta pas beaucoup de ralliements et que Jean Marie Le Pen fut littéralement balayé par son concurrent, avec moins de 20 % des suffrages exprimés. La nature de la surprise biaisa alors quelque peu la compréhension de l’événement, le ramenant à sa singularité au lieu d’en révéler la logique. Il est vrai que la surprise ne guide guère vers les ressources de la rationalité. En évoquant préventivement un 21 avril, à l’envers ou à l’endroit, les commentateurs nous tirent aujourd’hui sur ce terrain des paradoxes du vote.

Le 21 avril a en effet mis en œuvre une situation qui est une des modalités concrètes du paradoxe de Condorcet, selon laquelle aucune fonction de choix ne permet d’agréger des préférences individuelles en choix collectif de manière indiscutable. Dans le mode de scrutin présidentiel où il s’agit d’élire un candidat unique à partir d’un scrutin uninominal majoritaire à deux tours avec deux seuls compétiteurs au deuxième — contrairement au scrutin législatif où un nombre de suffrages suffisant par rapport aux inscrits permet de se maintenir et d’organiser des élections triangulaires voire quadrangulaires — un candidat peut être éliminé alors qu’il serait élu dans toutes les figures de duel et qu’à l’inverse des candidats peuvent être qualifiés pour un deuxième tour qu’ils ne peuvent emporter. Ainsi, Lionel Jospin, souvent donné favori, fut-il éliminé par Jean Marie Le Pen qui n’avait aucune chance de gagner. Jacques Chirac était déjà élu lors du premier tour.

Aucune solution n’est parfaite pour contrecarrer ces incohérences malgré la recherche de moyens techniques plus ou moins sophistiqués. Dans de petits groupes, une méthode est fréquemment appliquée, le vote indicatif, soit un tour de scrutin « pour rien », sinon pour évaluer préalablement la situation, les chances respectives et les risques éventuels d’effets pervers. Cela suppose que les paradoxes du vote soient plus probables en situation d’opacité que de transparence. Si on s’en tient en effet au scrutin secret, un voile d’ignorance recouvre les choix individuels. Cette norme est cependant nominative mais non collective. Il a toujours existé des anticipations justes ou erronées des chances respectives. Or aujourd’hui, une technologie joue ce rôle d’instrument d’anticipation des chances collectives, et à cet égard on peut bien prétendre qu’elle ne respecte pas complètement le secret du vote, il s’agit des sondages sur les intentions de vote. Toutefois, la proximité du scrutin rend ces sondages bien plus fiables que tous ceux qui fleurissent bien longtemps avant.

Le 21 avril est aussi une surprise électorale à cause de l’instrument qui diffusait la lumière. Tous indiquaient sans ambiguïté que Jacques Chirac et Lionel Jospin arriveraient en tête au premier tour. On sait que les sondeurs prétendent ne jamais se tromper, d’une manière générale, en affirmant que leurs sondages ne sont pas des prédictions, en assurant, ici, que les derniers sondages montraient un resserrement des écarts, ou qu’il faut tenir compte des marges d’erreur. Jugeons plutôt sur un échantillon de quelques sondages précédant de peu le premier tour :

Jacques Chirac Lionel Jospin Jean-Marie Le Pen
BVA 10-13 avril 18,5 % 18 % 14 %
Ifop 13 avril 20 % 18 % 13 %
CSA 17-18 avril 19,5 % 18 % 14 %
Ipsos 17-18 avril 20 % 18 % 14 %
Sofres 17-18 avril 19,5 % 17 % 14,5 %
Résultats 21 avril 19,88 % 16,18 % 16,86 %

Si l’on ne retient pas les arguments imposés par la défense des sondeurs, on sait que leur erreur est surtout due à l’insuffisant redressement des intentions de vote en faveur du candidat du Front national. Le jour même de l’élection, l’erreur venait encore de là puisqu’il était crédité de 14,5 % des intentions de vote et qu’il obtint 16,86 % des suffrages. On comprend les réticences des sondeurs à beaucoup redresser alors qu’ils multipliaient déjà par deux les intentions de vote FN et que de telles rectifications ne sont pas de nature à préserver leur confiance dans leur propre instrument. En 2007, ils commirent évidemment l’erreur inverse. Le 21 avril 2002, ce furent donc les simulations de vote qui, en fin de journée, révélèrent la surprise dans les états majors et les salles de rédaction avant que les résultats fussent connus.

En l’occurrence, les sondages ont joué le rôle de vote indicatif. Il ne semblait pas y avoir d’incertitude sur les qualifiés du deuxième tour. Or se trompant, ils ont trompé les électeurs et les candidats. Bien sûr, c’est le vaincu qui apparaît le plus fautif. Comment Lionel Jospin et son entourage ont-ils pu entretenir une telle crédulité à l’égard des sondages ? Une réponse générale apporte une partie de la solution : comme les autres dirigeants politiques. Simplement, ils en ont été les victimes. Ils avaient cependant une raison supplémentaire d’y croire, la cohabitation de cinq ans pendant lesquels la rivalité des deux têtes de l’exécutif était médiatisée par les sondages. Or, jamais Lionel Jospin n’avait été dépassé dans les mesures de popularité et de satisfaction, malgré son exposition plus grande en tant que Premier ministre. Accessoirement, il avait subi au bout d’un an la menace d’une dissolution même si l’expérience de 1997 avait été un fiasco pour Jacques Chirac. Et puisque les sondages avaient été « bons » pour lui, pourquoi le candidat socialiste n’aurait-il pas cru encore leurs augures ?

La multiplication des candidatures — seize, du jamais vu — l’anticipation certaine de la configuration du second tour qui amena un record d’abstentions au premier, a paradoxalement accru l’importance du vote qui prévaut dans les conditions d’opacité. Le vote n’est en effet pas une conduite si simple. On peut dire qu’il en existe deux modalités principales. Il peut exprimer une préférence, et consiste alors à choisir le candidat dont on se sent le plus proche, qu’on apprécie le plus. Cette modalité domine d’autant plus que prévaut l’opacité : la préférence est alors le seul guide, faute d’autres repères. Elle est en outre la plus conforme au dogme démocratique.
En situation de relative transparence permettant au moins des conjectures sur le résultat final, le vote est tiré vers le calcul qui consiste à déterminer son propre vote en fonction des autres. Vote tactique, vote utile, dit-on selon les cas. Cela peut aller jusqu’à amener à voter contre ses propres préférences, mais l’électeur s’en accommode selon les cas. Probablement la situation la plus courante du choix électoral consiste-t-elle à un arbitrage entre vote-préférence et vote-calcul. Simplement, la croyance dans la valeur des mesures d’intentions de vote a favorisé alors le vote de préférence. En l’occurrence, le 21 avril a présenté le cas le plus banal du théorème de Gibbard-Satterthwaite. Si l’ordre d’arrivée avait été ABC, B l’emportait ; si l’ordre était ACB, en l’absence de toute chance de C, A l’emportait. Sans doute ne peut-on en déduire qui de Jacques Chirac ou de Lionel Jospin l’aurait emporté au deuxième tour, même si, selon la plupart des experts, le candidat socialiste était donné favori de ce duel.

Pour choisir collectivement un élu unique, à partir des préférences individuelles entre plusieurs candidats, il est possible d’émettre un vote tactique et non de préférence. En votant par exemple pour le « meilleur » adversaire de son propre candidat au deuxième tour : celui qui aurait le moins de chances de le battre. Dans un groupe de grande taille cependant, le calcul s’avère difficile tant son efficacité est improbable. Il y faudrait une coordination impossible. Cela n’empêche sans doute pas des électeurs à s’y livrer malgré tout. Par contre, ce genre de calcul peut être pertinent dans des élections locales où des agents électoraux peuvent donner des consignes entraînant un vote différent des consignes officielles. Même dans une élection nationale, ce peut être une hypothèse de travail des spin doctors, selon d’autres modalités.

Le 21 avril a été l’occasion d’un chef d’œuvre de manipulation politique quelque peu oublié. TF1 fit en effet la une de son journal de vingt heures avec l’affaire de « Papy Voise », un vieillard roué de coups et rançonné par deux jeunes délinquants. Dans une campagne électorale qui avait largement porté sur la sécurité, le choix de ce titre le 18 avril, à trois jours du premier tour de scrutin, ne pouvait être innocent. Sauf à prendre ses auteurs pour des imbéciles qu’ils n’étaient pas. Pourquoi cette mise en avant, alors que de tels faits divers surgissent chaque semaine sans faire les gros titres ? Cela fut oublié par les rédactions d’autres médias, à commencer par les chaînes publiques qui, dans le jeu de la concurrence, s’avisèrent de couvrir l’événement malgré leur retard. Quand il s’avéra que cette affaire était bien moins claire que la fable présentée dans les journaux – l’innocent vieillard agressé fut condamné pour des faits de pédophilie, l’accusé (maghrébin) fut innocenté, autant d’informations qui ne firent pas les unes de la presse –, le tour était joué. Il est impossible de savoir si cette histoire produisit quelques déplacements de vote. Il suffisait qu’ils aident Jean Marie Le Pen. Quant à sacrer déjà Jacques Chirac ? On peut supposer que personne, dans les médias proches du vainqueur où fut menée l’opération, ne crut un instant permettre la surprise du 21 avril, et qu’ils furent aussi perplexes que leur candidat quand il apprit le résultat d’un premier tour qui lui apportait la victoire par anticipation.

Cet épisode donne cependant une idée de la difficile mission d’électeur dans une situation où il faut compter avec les mécanismes logiques des paradoxes du vote et avec les ficelles stratégiques d’un monde politique lui aussi affecté par la rationalisation et donc par le cynisme.

Alain Garrigou

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