De Kano à Lagos, c’est toute la société nigériane, toutes confessions confondues, qui s’oppose depuis deux jours, à l’occasion d’une grève générale largement suivie, à la décision gouvernementale de supprimer la subvention au secteur pétrolier. Adoptée trois semaines après la première visite au Nigeria de Christine Lagarde, directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), cette mesure a surpris par sa brutalité les 160 millions d’habitants du pays le plus peuplé du continent africain : au 1er janvier, le prix du litre d’essence est en effet passé sans coup férir de quelque 30 centimes d’euros le litre à plus de 66 centimes, provoquant une ruée sur les pompes des grandes mégapoles de la fédération.
La ministre des finances, Ngozi Ojonko-Iwela, ancienne cadre de la Banque mondiale, a rétorqué que cette brutale hausse de l’essence – que le Nigeria, bien que première puissance pétrolière subsaharienne, est obligé d’importer du fait de la mort clinique de ses raffineries – n’affecterait que les propriétaires de grosses cylindrées, et, globalement, la minorité la plus aisée du pays. A terme, le gouvernement compte engager les 8 milliards de dollars d’économie qui seront réalisés annuellement sur ce poste – soit 5 % du produit national brut – dans des programmes de développement ciblant la santé et l’éducation et provoquer une accélération des investissements privés, en premier lieu dans le secteur du raffinage.
La réaction de la rue – d’où émergent, fait nouveau, des organisations de type 2.1, branchées sur les réseaux sociaux, tel le mouvement Occupy Nigeria – atteste surtout, une nouvelle fois, du décalage surréaliste entre le quotidien des élites offshore de la capitale, Abuja, et celle de l’immense majorité des Nigérians. Pour les 70 % qui continuent à vivre avec moins de 2 dollars par jours, et les près de trente millions de jeunes sans aucun emploi, la flambée du prix de l’essence n’a pas seulement affecté les transports publics qu’ils empruntent quotidiennement. Elle renchérit également l’électricité, majoritairement produite par des générateurs à cause des délestages récurrents, ainsi que les produits de première nécessité que le Nord agricole descend par la route vers les marchés du Sud.
C’est d’ailleurs au Nord que cette mesure risque d’avoir le plus de conséquences. La répression militaro-policière des manifestations de Kano contre le doublement du prix des carburants s’est déjà soldée par la mort de cinq personnes. Elle devrait d’abord conforter le ressentiment aigu de la population haoussa-peule, de confession musulmane, à l’encontre du pouvoir central, présidé, pour la première fois dans l’histoire du pays, par un chrétien issu d’une minorité ethnique du Delta du Niger, Goodluck Jonathan, un Ijaw, que l’on dit aligné sur Washington. Dans ce Nord fortement déçu par l’instauration – très politique – d’une charia (1) qui n’aura favorisé depuis 2000 que l’oligarchie locale, sans arrêter le creusement des inégalités économiques avec le Sud, la fin des subventions du prix de l’essence pourrait aussi très bien pousser de nouveaux déclassés vers la nébuleuse Boko Haram (2).
Deux ans et demi après la mort de son animateur, Mohammed Yusuf, lors d’une violente répression marquée par des centaines d’exécutions extrajudiciaires, nul ne sait plus précisément qui anime ce mouvement franchisé, désormais entré en guerre ouverte contre les chrétiens, à lire son obscur porte-parole. Jusqu’alors, Boko Haram avait surtout mené des opérations meurtrières contre des musulmans « occidentalisés », des attaques de symboles de l’Etat central, en premier lieu sa police, et perpétré l’attentat contre le siège des Nations unies au Nigeria.
Tout étant politique au Nigeria, d’aucuns s’interrogent : Boko Haram serait-il instrumentalisé par l’oligarchie haoussa, voire par d’anciens hauts responsables militaires nordistes, mis sur la touche depuis l’arrivée au pouvoir du président Jonathan et la recomposition ethnique de forces armées jusqu’alors majoritairement composées de septentrionaux ? D’autres vont encore plus loin en se demandant (3) si l’étendard Boko Haram n’est pas brandi également par des organisations criminelles liées au milieu ibo du sud-est chrétien. Dans les deux cas, il s’agirait de conforter une stratégie de la tension qui ne pourrait que déboucher sur un coup d’Etat militaire, voire sur la partition du pays, entre un Nord laissé aux tourments sahéliens et un Sud pétrolier utile à l’élite et à ses alliés occidentaux.
Jusqu’ici, et malgré les appels au dialogue de plusieurs responsables spirituels du Nigeria musulman, Aso Rock – la forteresse présidentielle – s’est contenté de la répression, au point d’avoir engagé en 2011 près de 20 millions de dollars par jour dans des opérations de sécurisation et de surveillance des lieux sensibles, en premier lieu ceux de la capitale fédérale. 25 % du budget 2012, un record dans l’histoire du Nigeria, sera consacré au renforcement de cet appareil militaro-sécuritaire, à la grande satisfaction des sociétés internationales privées qui se ruent sur ce pays « porteur ». Mais à la grande désillusion aussi, hélas, de la population.
Les Nigérians se trouvent désormais pris en otage entre un appareil répressif qui a reçu un chèque en blanc, un opaque « terrorisme islamique » qui semble de plus en plus obéir à des objectifs politico-criminels plutôt qu’idéologiques, et les injustes sacrifices requis par une « bonne gouvernance » destinée à satisfaire sur le court terme les institutions de Bretton Woods.
A lire également dans nos archives : « Au Nigeria, le pétrole de la colère », avril 2006, ainsi que le compte rendu de l’ouvrage du photographe Christian Lutz Tropical Gift. The Business of Oil and Gas in Nigeria (juin 2011).