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Petites manipulations sondagières au sommet

par Alain Garrigou, 2 février 2012

La Cour des comptes a publié son rapport sur les dépenses de communication et de sondages des ministères et du service d’information du gouvernement (SIG) en octobre 2011. Quelle que soit la difficulté du contrôle, celui-ci a confirmé la forte augmentation des dépenses de communication et de sondages de l’Etat depuis 2006. Cette publication n’était peut-être pas bienvenue pour un pouvoir qui ne cesse d’insister sur la baisse des déficits publics. Ceux qui attendaient un scandale à la mesure de l’« Opiniongate », l’affaire des sondages de l’Elysée, n’en sont pas moins restés sur leur faim. Aussi la presse s’est-elle faite brièvement l’écho de la forte augmentation des dépenses, des critiques sur l’opportunité de certains sondages (par exemple concernant l’image d’un ministre, malgré l’interdiction pour les ministères de financer des questions partisanes) ou encore sur le non-respect de la procédure (tous les sondages devraient obtenir l’agrément du SIG). On a d’autant moins remarqué un encadré sur les « abonnements du SIG aux sondages publiés » (1) que le coût ne s’élève qu’à 125 000 euros. Une broutille, si l’on s’inquiète de fraude ou de gaspillage, comme c’est la mission de la Cour des comptes.

Le SIG dépend en principe de Matignon, mais en réalité, depuis quelques années, encore plus de l’Elysée. Il peut paraître curieux que cet organisme d’Etat paie les sondages pour en obtenir la « primeur », c’est-à-dire la communication avant la levée de l’embargo. Soit quelques jours, voire quelques heures avant leur publication. La Cour des comptes a posé la question et repris manifestement la réponse du SIG à son compte : « L’intérêt réside moins dans cette “primeur” que dans l’accès aux données détaillées, alors que les comptes-rendus publiés dans la presse sont souvent beaucoup plus synthétiques. » Cela serait plus convaincant si la publication ne se faisait que dans la presse. Or, les sondages sont publiés — en principe complètement — sur les sites des sondeurs dès la levée de l’embargo. On ne sera guère convaincu non plus par les explications complémentaires — éviter de commander des sondages identiques — quand on sait que la répétition en la matière n’embarrasse guère l’administration. On sera encore moins convaincu par l’argument selon lequel « les sondages sont utilisés pour les analyses réalisées par le personnel du SIG », alors qu’ils peuvent en disposer dès la levée de l’embargo. Enfin, 125 000 euros d’abonnement, ce n’est pas très cher pour plusieurs centaines de sondages par an, près de 700 en 2010, précise la Cour des comptes. Avec un coût unitaire de 15 548 euros par institut et par an, qui n’a pas changé. Voilà qui a dû rassurer la Cour, au milieu d’un mouvement de hausse des dépenses.

Tout juste le SIG a-t-il souscrit de nouveaux abonnements aux six anciens (Ifop, Sofres, BVA, Ipsos, Opinionway, LH2), en les portant à huit en 2010 (CSA et Viavoice) et à neuf en 2011 (Harris interactive). Il faut donc croire que l’obtention précoce de leurs résultats est intéressante. Quand on sait que les sondages commandés par le SIG sont confidentiels — certains sondeurs s’étant même élevés contre ce secret —, il y a une raison supplémentaire de s’interroger sur la primeur de sondages publiés. A quoi sert de payer la primeur ? Pour le SIG, les ministères concernés, Matignon et l’Elysée, auxquels les résultats sont aussitôt transmis, il s’agit, il va sans dire, de bénéficier de quelques heures d’avance.

Une anecdote met sur la voie : un membre du cabinet ministériel d’un premier ministre avait eu connaissance par le SIG des résultats favorables d’un sondage (2). Rencontrant un journaliste, il évoquait ces résultats pour lui suggérer un commentaire louangeur pour le premier ministre en accompagnement de la publication des résultats. Le journaliste s’étonna d’autant plus qu’il était le commanditaire du sondage et qu’il en croyait les chiffres inédits. Il en fit le reproche au sondeur. Celui-ci appela immédiatement le SIG pour se plaindre de cet usage des résultats qui risquait de compromettre ses relations avec l’organe de presse. Le journaliste ne semblait pas savoir qu’une officine gouvernementale obtenait les résultats de tous les sondages en même temps que les commanditaires. A moins qu’il se soit seulement plaint qu’il en soit fait cet usage.

La pratique de l’embargo ne relève d’aucune obligation légale, même si le terme a été manifestement emprunté à la disposition de la loi de 1977 interdisant la publication dans la semaine précédent un scrutin (délai ramené à 48 heures en 2002), mais d’une pratique commerciale qui assure aux clients la primeur du sondage à publier — quoi de plus élémentaire ? — tout en permettant de le communiquer très confidentiellement. Une confidence pour privilégiés, en somme. La mention de la date et de l’heure de l’embargo informe chacun de la limite de l’exclusivité. Il est nécessaire de la signaler dès lors que le commanditaire n’est pas le seul destinataire des résultats. L’abonnement du SIG en montre une dimension régulière, mais les entreprises de sondages livrent parfois en avant-première leurs résultats aux personnes concernées, comme les directions des partis politiques. Mesure de courtoisie, en quelque sorte. Avec cet accord tacite sur la non-utilisation des résultats avant la levée de l’embargo pour respecter les droits du commanditaire. En appelant le SIG, le sondeur concerné par l’indélicatesse du collaborateur du premier ministre rappelait au SIG que la « primeur » ne donnait droit qu’à prendre connaissance de l’information, pas à l’utiliser tactiquement. Une pratique évidemment problématique, tant il peut paraître absurde de bénéficier d’informations si ce n’est pas pour s’en servir. Affaire de délicatesse, mais aussi d’urgence.

Primeur ou censure ?

La règle tacite de l’embargo est d’autant mieux respectée que la « primeur » est offerte en gage de politesse. La transgresser interdirait d’en bénéficier à nouveau. En va-t-il de même quand il s’agit d’institutions d’Etat dont on sait qu’elles sont cruciales aux sondeurs ? Surtout si la « primeur » est payée — même modestement — et n’est plus un cadeau. Peut-être la gaffe du collaborateur du premier ministre est-elle seulement anodine. L’abonnement n’ouvre-t-il pas cependant la porte à des actions plus gravement illégitimes ? Un ancien journaliste du Figaro évoquait récemment sa surprise auprès d’un confrère spécialisé dans les commentaires de sondages encore en activité : aucun sondage n’avait été publié depuis la mi-décembre jusqu’à la première semaine de janvier (3). Pourquoi cette trêve des sondages ? Son confrère lui livra alors une explication confidentielle : le baromètre habituel avait bien été réalisé, mais ses résultats révélaient une forte hausse des intentions de vote pour deux candidats, François Bayrou avec 9 % et Dominique de Villepin, qui venait de déclarer sa candidature, avec 8 %. L’Elysée, plus particulièrement alerté par le niveau de ce dernier, demandait au sondeur de le baisser au-dessous de 5%. Sur le refus du sondeur, le journal décidait de ne pas publier les résultats, si mauvais pour le président. C’est une modalité des stratégies performatives utilisant les sondages. Elles opèrent positivement par les push polls, sondages et commentaires publiés comme des prophéties créatrices, mais aussi par l’absence de publication des sondages défavorables. Or, c’est une chose que de ne pas publier les sondages que l’on a payés, à l’initiative du commanditaire et propriétaire ; c’en est une autre d’empêcher la publication d’un sondage commandé par un autre, et en profitant de la primeur de la connaissance du sondage. Sans doute le cas évoqué concerne-t-il un journal qui ne s’est pas trop fait violence pour ne pas gêner le pouvoir. Ne peut-on imaginer des pressions sur d’autres organes de presse moins favorables ? La « primeur » du SIG a manifestement un intérêt pour un pouvoir, qui n’aurait pas de scrupules à utiliser les moyens d’exercer des pressions, surtout s’il est sous tension. Pourquoi s’en tenir alors à un usage purement informatif ?

La « primeur » du SIG sur les sondages ne saurait être assimilée à un régime d’autorisation préalable telle que la presse l’a connu en France sous le Second empire, où tout article devait être lu avant d’être publié, et telle qu’elle s’exerce encore dans de nombreux pays. Il n’empêche que l’on voit mal la presse communiquer ses articles avant la publication, même sans censure légale, parce que l’Etat est abonné.

Alain Garrigou

(1Cour des comptes, « Les dépenses de communication des ministères », octobre 2011, p. 68 (PDF).

(2Cette anecdote est racontée par Nicolas Kaciaf dans sa contribution au livre collectif La Critique des sondages, qui réunit les interventions au colloque organisé par Le Monde diplomatique et l’Observatoire des sondages, le 5 novembre 2011 à l’Assemblée nationale. A paraître en 2012.

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