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Angelina Jolie, la guerre et l’illusion du témoignage

par Jean-Arnault Dérens, 13 février 2012

Pour son premier passage de l’autre côté de la caméra, l’actrice américaine Angelina Jolie n’a pas eu peur de surprendre. Au pays du sang et du miel est une fiction située dans le contexte de la guerre de Bosnie-Herzégovine. Même si l’on connaît les engagements humanitaires de la star, « ambassadrice de bonne volonté » du Haut Commissariat des Nations Unies aux réfugiés (UNHCR) depuis 2001, le choix de ce sujet, largement passé de mode, surtout outre-Atlantique, ne peut que forcer la curiosité, voire le respect, car on est tenté de supposer qu’Angelina Jolie a choisi elle-même de le traiter, sans qu’il lui soit suggéré. Il y a sans aucun doute aujourd’hui, à Hollywood, plus vendeur que la Bosnie !

Les surprises ne s’arrêtent pas là, car le film est atypique et n’est pas comparable aux superproductions hollywoodiennes qui prétendent montrer la guerre, comme Welcome to Sarajevo (1997) de Michael Winterbottom. Dans le film de Winterbottom, le schéma narratif est extrêmement simple : une équipe de télévision britannique, venant donc du monde « civilisé », est confrontée à la violence de la guerre menée par plusieurs tribus sauvages, dont l’une (les Serbes) est assurément la plus redoutable… Le spectateur, nécessairement occidental, est appelé à s’identifier à ces héros occidentaux — car il serait bien inimaginable qu’il puisse s’identifier à un personnage « indigène ». Les quelques films consacrés au travail du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), mêlant parfois fiction et documentaire, fonctionnent à peu près sur le même registre : des héros extérieurs (occidentaux) contemplent la barbarie et essaient de la juguler ou de la juger.

Ici, rien de tel. Angelina Jolie n’a pas voulu prendre un point de vue occidental, mais elle a cherché à adopter un point de vue « bosnien ». Hormis le nom de la réalisatrice, il n’y a aucune star hollywoodienne susceptible d’attirer le spectateur. Le casting, excellent, ne parle guère qu’au public de l’ex-Yougoslavie, et à ceux qui connaissent les nouvelles cinématographiques de cette partie du monde. On retrouve ainsi Ana Marjanovic, née en 1983 à Sarajevo, qui fut révélée au grand public par Premières neiges, le bijou réalisé en 2008 par Aida Begic, ou bien Vanesa Glodjo, née en 1974 à Sarajevo, qui tenait un rôle central dans Sarajevo, mon amour de Jasmila Zbanic (2006)…

Un casting « yougo »

Ces talents, jeunes ou moins jeunes, se regroupent autour du « chef de famille », l’immense acteur Rade Serbedzija, né en 1946 dans un village serbe de Croatie. Au cours de la première partie de sa carrière, de 1967 à 1992, il joua dans une bonne cinquantaine de longs métrages produits à Zagreb, Sarajevo ou Belgrade. C’était alors l’un des acteurs les plus populaires de toute la (défunte) Fédération yougoslave. Le dernier film de la première partie de sa vie et de sa carrière s’intitule Dezerter (Le Déserteur). Il fut tourné en 1992 par le réalisateur serbe Ivojin Pavlovic dans la ville croate de Vukovar, que les milices serbes venaient d’occuper. Stigmatisé comme « Serbe » dans la Croatie ultra-nationaliste de Franjo Tudjman, Rade Serbedzija s’était installé en Serbie, où il s’engagea clairement contre le nationalisme, la guerre et le régime de Slobodan Milosevic. Depuis Le Saint de Philip Noyce (1997), ou Mission impossible 2 (2000) de John Woo, la carrière de Rade Serbedzija a pris une dimension résolument hollywoodienne. On a même pu le voir dans Harry Potter et les reliques de la mort… C’est donc cet acteur culte de la scène « ex-yougoslave » — établi aujourd’hui en Istrie où il a recréé un festival de théâtre — qui assure le lien entre la réalisatrice américaine et les jeunes talents des Balkans recrutés pour l’occasion.

Certains acteurs du film se sont fait connaître en participant à des séries télévisées serbes, d’autres brûlent les planches du théâtre bosnien… La distribution est naturellement « yougoslave », recourant aux meilleurs talents de cet espace culturel commun, réunissant sans problème des acteurs ayant tous en commun la langue autrefois appelée le « serbo-croate ».

Le dernier mérite d’Angelina Jolie, et pas le moindre, est en effet d’avoir réalisé le film en deux versions linguistiques, l’une anglaise, l’autre serbo-croate ou bosnienne : les scènes étaient d’abord filmées en anglais, avant d’être rejouées dans cette langue (1). S’agissant de cette dernière, l’action se déroule en serbo-croate, les seules incursions de la langue anglaise étant des interventions extérieures : la radio commentant la guerre, ou les rares et brefs dialogues impliquant des soldats de la force d’interposition des Nations Unies (Forpronu). Une telle configuration linguistique est suffisamment rare dans un film américain pour être saluée.

Pourquoi donc, dans ces conditions, le film d’Angelina Jolie ne semble-t-il pas se diriger vers le succès régional qu’espérait sans aucun doute la réalisatrice, qui s’est plus impliquée dans sa promotion à Sarajevo ou à Zagreb qu’à Paris ou à Londres (et cela, encore, est à son honneur) ?

Mauvaises polémiques

Avant même qu’il ne soit achevé, avant même, d’ailleurs, que ne commence son tournage, le film a suscité de violentes polémiques. A l’automne 2010, l’association des femmes victimes de viol durant la guerre de Bosnie-Herzégovine avait dénoncé l’attitude « arrogante » et « l’ignorance » d’Angelina Jolie, dans une lettre adressée au UNHCR (2). Cette association s’opposait notamment au thème principal de l’intrigue du film, à savoir une histoire d’amour entre une femme détenue dans un camp de viol et l’un de ses bourreaux. Face aux oppositions de diverses natures rencontrées à Sarajevo, Angelina Jolie a dû se résoudre à tourner le film en Hongrie.

Une avant-première réservée aux associations de victimes de la guerre a été organisée le 11 décembre dernier à Sarajevo, et l’opinion générale sur le film s’est renversée. « Il s’agit d’un film puissant pour quiconque a survécu à la guerre, pour toutes les victimes et toutes les personnes qui ont connu la guerre et ont été témoins de ces violences et de ces agressions organisées », s’exclamait Hatidza Mehmedovic, présidente de l’association des Mères de Srebrenica. Murat Tahirovic, survivant du camp d’Omarska, aujourd’hui président de l’Association des anciens prisonniers des camps de Bosnie-Herzégovine, a reconnu avoir été l’un de ceux qui ont exercé des pressions pour que le tournage du film soit annulé, ce qu’il affirme désormais regretter (3). Bref, l’unanimité semble s’être faite en Bosnie-Herzégovine, du moins dans le camp bosniaque : ce film sert la bonne cause, il rappelle la « juste » vision de la guerre.

Naturellement, des réactions diamétralement opposées ont vu le jour en Serbie et en Republika Srpska, l’« ’entité serbe » de Bosnie (4). Le tabloïd belgradois à scandale Kurir a donné le signal d’une campagne de presse bien organisée, dénonçant les « préjugés antiserbes » d’Angelina Jolie, déclarée persona non grata en Serbie. L’actrice est accusée de reproduire les poncifs de la « propagande bosniaque ». Cette campagne, prévisible et assez classique dans ses contenus, se développe surtout sur Internet, notamment sur les réseaux sociaux comme Facebook, ou encore sur des sites spécialisés comme IMDB (5), où les internautes sont invités à commenter et à noter des films : des contributeurs bosniaques et serbes se sont naturellement livrés aux joies d’une véritable bataille rangée virtuelle, d’autant plus remarquable qu’a priori, ni les uns ni les autres n’avaient vu le film.

Une sortie officielle d’Au pays du sang et du miel est toutefois prévue au printemps en Serbie, tandis qu’il ne devrait pas être distribué en Republika Srpska — du moins pas dans les réseaux officiels. Des invitations à des projections privées circulent déjà sur Facebook, notamment dans la ville de Prijedor — haut lieu du nettoyage ethnique, mais où un nombre important de citoyens bosniaques sont revenus vivre ces dernières années. Ces projections « pirates » ont, naturellement, la bénédiction de la production, car elles renforcent la charge idéologique du film : le visionner deviendrait un acte politique, un véritable geste de résistance…

Illusion documentaire

Pourtant, que montre, au juste, Angelina Jolie ? L’héroïne du film, Ajla, raflée par les miliciens serbes, est conduite dans un « camp-bordel », un ancien gymnase où des femmes bosniaques doivent servir la soldatesque, tout en étant régulièrement violées. Là, Ajla retrouve son dernier amant, qui n’est autre que le capitaine dirigeant ce camp ! Malgré l’inévitable méfiance qui entoure leurs retrouvailles, la passion l’emporte vite et les deux tourtereaux vivent une histoire d’amour, tout de même bien surprenante dans cet univers concentrationnaire.

Avec l’aide de Danijel, son amant capitaine, Ajla parvient finalement à s’enfuir. Elle retrouve sa sœur, elle aussi expulsée de son domicile, et qui survit dans les ruines d’une ville que l’on suppose être Sarajevo, avec une petite bande de francs-tireurs bosniaques. Ces derniers convainquent Ajla de repartir auprès de Danijel, qui vient d’être muté au quartier général des forces serbes : elle espionnera pour le compte de la résistance bosniaque.

Sur le tournage

En fait, l’intention d’Angelina Jolie est assez banale : introduire une « petite histoire » dans le tourbillon de la « grande histoire », cette « petite histoire » étant, comme bien souvent, une histoire d’amour. C’est le ressort classique de nombre d’excellents films. Et pourtant, le parti pris de réalisme, la volonté de réaliser une film pédagogique, voulant rappeler à un public oublieux ce que fut vraiment cette guerre, échoue totalement.

Pour écrire ce scénario, Angelina Jolie s’est entourée de quelques conseillers, notamment Tom Gjelten, qui a couvert la guerre en Bosnie pour la radio publique américaine NPR. A priori, rien n’est faux ; rien de ce que veut montrer la réalisatrice n’est illusoire ou mensonger. Les milices serbes ont effectivement expulsé les résidents bosniaques musulmans de certains quartiers d’immeubles collectifs modernes, elles ont effectivement géré des « camps-bordels » dans des gymnases, comparables à celui où Ajla est détenue…

Les problèmes tiennent, tout d’abord, à la construction du scénario. Danijel n’est pas seulement capitaine de l’armée serbe, c’est aussi le propre fils du général en chef, incarné par Rade Serbedzija, dans lequel il est bien difficile de ne pas voir le général Ratko Mladic… Cette impression est encore renforcée par le dialogue totalement improbable entre ce général et la belle Ajla dans une chambrée de la caserne. Pourtant, dans une fiction ainsi enracinée dans l’histoire, les héros ne peuvent que croiser les personnages réels de l’histoire. C’est un peu comme si l’on voulait faire un film sur la résistance française en lui inventant un chef qui ne s’appellerait pas De Gaulle mais Dupont, tout en étant lui aussi général…

Cet aspect des choses paraîtra peut-être secondaire à un spectateur américain, pour qui le chef militaire des Serbes de Bosnie peut bien se nommer Ratko, Nebojsa, Pierre, Paul ou Jacques. Il n’en va pas de même pour le public qu’Angelina Jolie affirme viser en priorité, c’est-à-dire celui de l’ancienne Yougoslavie, pour qui Ratko Mladic est un personnage ô combien réel, dont l’arrestation remonte à moins d’un an (6).

Alors que ce vrai-faux Mladic est fort gênant, Angelina Jolie joue étrangement sur les paramètres de temps et de lieu. Le film est découpé en séquences temporelles (printemps 1992, hiver 1993, été 1995, etc.) clairement indiquées, mais l’on ne sait par contre jamais où l’on se trouve. La ville de Sarajevo n’est elle-même nommée que par accident, quand Danijel doit s’y rendre. Le spectateur habitué des lieux a envie de reconnaître Grbavica ou les immeubles de Dobrinja dans le quartier qu’habitent Ajla et sa sœur, mais rien ne précise que l’action se déroule bien dans la capitale bosnienne. On ne sait pas où se situe le camp-bordel.

Or, les épisodes mis en scène dans le film se sont produits à des moments et dans des lieux bien précis : l’expulsion des résidents bosniaques des quartiers mixtes n’a pas eu lieu partout. Les camps-bordels ont constitué une terrible réalité dans certaines villes, comme Foca, mais pas partout.

En fait, c’est comme si Angelina Jolie avait voulu faire une sorte d’étrange « best of » de la guerre, reprenant tous ses épisodes les plus tragiques — et les plus télévisuels. Le comble, de ce point de vue, est atteint quand la caméra longe un camp dans lequel des silhouettes masculines décharnées évoquent les fameuses photos des camps serbes, dont on sait qu’elles procèdent elles-mêmes en partie d’une mise en scène visuelle. Cette image était pourtant incontournable pour un film comme celui d’Angelina Jolie, qui se propose de représenter, de mettre en scène les pires crimes commis durant la guerre, tout en les décontextualisant. C’est à peu près comme si un cinéaste désireux de faire un film sur la seconde guerre mondiale emmenait ses spectateurs, en deux heures de temps, à Auschwitz, à Oradour-sur-Glane et à Hiroshima, tout en omettant d’ailleurs de préciser que la première de ces localités se trouve en Pologne, la seconde dans le Limousin et la troisième au Japon…

On pourrait qualifier le traitement qu’Angeline Jolie inflige à l’histoire de « méthode du parc d’attraction » : il suffit de reconstruire dans un petit espace clos le pont du Rialto, la Tour Eiffel et le Colisée pour représenter l’Europe, pour la donner à voir. Cette impression d’irréalité est naturellement renforcée par les conditions du tournage, qui s’est principalement déroulé à Budapest, la cinéaste n’ayant pu filmer en Bosnie.

On pourrait bien sûr objecter que ce film reste une fiction, et qu’il n’est donc pas une reconstitution documentaire. Par exemple, la guerre de Bosnie a été magnifiquement résumée par No man’s land (2001) de Danis Tanovic, qui n’a pas hésité à prendre le parti de filmer une tragédie classique, respectant les trois règles de l’unité de temps, de lieu et d’action… Cette perfection formelle n’a pas empêché le film de connaître un grand succès à travers le monde et même d’obtenir un Oscar. Pour que tienne l’argument d’une transposition de la guerre dans la fiction, il faudrait encore que l’on puisse trouver une quelconque utilité métaphorique aux scènes retenues par Angelina Jolie, mais la métaphore ne semble vraiment pas être le fort de la réalisatrice.

Bien au contraire, elle n’épargne rien à ses spectateurs, rien des scènes de viol ni des scènes de sexe réunissant Ajla et le capitaine Danijel — la concomitance des unes et des autres n’étant d’ailleurs pas l’aspect le moins choquant de ce film. Quand on sait que celui-ci cherche tout particulièrement à dénoncer les violences commises contre les femmes durant les guerres, cette confusion est surprenante. Le problème ne tient aucunement dans l’existence d’une histoire d’amour entre une Bosniaque et un Serbe — avant la guerre, ce genre de romance « mixte » était la chose la plus répandue en Bosnie-Herzégovine — mais à la poursuite de cette idylle dans ces conditions particulières. La tentation vient d’ailleurs inévitablement de comparer ce film maladroit et pompier au magnifique Go West (2005) d’Ahmed Imamovic, qui prenait un parti bien plus provocateur en racontant, en pleine guerre de Bosnie, une histoire d’amour entre deux jeunes hommes, l’un serbe, l’autre bosniaque…

D’ailleurs, si Angelina Jolie s’est assurément beaucoup préoccupée de la vraisemblance historique de son film, elle ne semble pas avoir eu de tels soucis avec la psychologie des personnages : il faut donc supposer qu’il est possible de passer ainsi, avec une telle légèreté, de la contrainte à la passion. Il faut aussi admettre qu’une artiste peintre comme Ajla n’ait de cesse que de traverser les lignes de front en chaussures à talons pour aller s’extasier devant les toiles de la galerie d’art contemporain de Sarajevo. La visite de cette galerie et les commentaires « artistiques » qui sont alors infligés au spectateur pourraient relever du comique de l’absurde si l’ensemble de la scène n’était pas d’un effroyable mauvais goût.

Dans un entretien diffusé pour promouvoir le film, Angelina Jolie explique qu’elle a été gênée en dirigeant ses propres acteurs, quand elle leur demandait de jouer certaines scènes trop dures, comme celles où de vieilles femmes détenues doivent se déshabiller pour danser au bal de la garnison. Le cinéma nous a pourtant habitués depuis longtemps à des scènes bien plus violentes ou bien plus crues. Ce ne sont pas les scènes montrées qui mettent mal à l’aise, mais leur insertion dans un scénario indigent et mal bâti.

A vouloir tout dire et tout montrer, à réduire la guerre à une succession de stéréotypes et d’archétypes (ainsi pour les seconds rôles : il y a, dans les milices serbes — quelle surprise ! —, des pervers sadiques et des bons gars un peu benêts), le film manque totalement son but. A force de décontextualisation, il n’en arrive plus qu’à délivrer ce message fracassant : la guerre, quel malheur !

Jean-Arnault Dérens

(1On parlait autrefois du « serbo-croate » ou « croato-serbe ». Ses locuteurs préfèrent aujourd’hui l’appeler « serbe », « croate », « bosnien » ou « monténégrin », mais il s’agit toujours de la même langue.

(2Lire « Bosnie-Herzégovine : “Angelina Jolie ignore les victimes” », Le Courrier des Balkans, 2 décembre 2010.

(3Lire Marija Arnautovic, « Cinéma : “In the Land of Blood and Honey”, quand Angelina Jolie raconte la guerre en Bosnie », Le Courrier des Balkans, 18 décembre 2011.

(4Lire « La Bosnie-Herzégovine étouffe dans le carcan de Dayton », Le Monde diplomatique, septembre 2008.

(6Ratko Mladic a été arrêté le 22 mai 2011, dans un village peu distant de Belgrade, en Serbie. Il est en instance de jugement devant le Tribunal international de La Haye. Lire « L’arrestation de Ratko Mladic », La valise diplomatique, 26 mai 2011.

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