Cinquième acheteur d’armes au monde entre 2004 et 2008, en raison de son contentieux avec son voisin turc, la Grèce voit son budget militaire passer en 2011 sous la barre des 5 milliards d’euros. Panos Beglitis, ministre socialiste de la défense de juin à novembre 2011, expliquait avoir identifié dès son entrée en fonctions la possibilité de réduire d’un milliard d’euros par an les dépenses courantes de son ministère : « J’ai été confronté à une forte résistance de la part de la haute hiérarchie militaire. Je suis passé outre en fermant une grosse dizaine des 33 centres d’entraînement de recrues, en commençant par celui de ma propre circonscription de Corinthe (1). »
Un effort qui va pourtant se poursuivre, rappelle Jean Guisnel sur son blog du Point : 16 % de coupes supplémentaires doivent être réalisées en 2012, si l’on en croit l’actuel ministre de la défense Dimitri Avramopoulos. De telles coupes ne pourront être réalisées qu’en amputant largement certains programmes d’armement, par exemple celui qui concernait l’achat de frégates franco-italiennes Fremm (2).
Réaction d’un internaute, sur le blog de notre confrère : « Alors que la Grèce était déjà en déficit chronique, elle était — avec la complicité des gouvernements européens — le quatrième importateur au monde de matériels militaire en 2009. Ces achats, dont les banques françaises et européennes ont dû cautionner les prêts, ont bien arrangé les états vendeurs… »
Et d’un autre : « Les Grecs n’ont absolument pas besoin de FREMM pour leur Marine. Ils pourraient parfaitement disposer de navires de type OPV pour assurer la sécurité de leur espace maritime. Mais en France, avons-nous besoin d’un système Félin pour nos soldats (plus de 1 milliard d’euros), d’autant d’avions de transport A400M (plus de 150 millions d’euros l’unité), de deux escadrilles pour les frappes nucléaires, etc.? Avons-nous besoin, aussi, de bases en Afrique, de participer à tous les conflits occidentaux, de fournir des troupes à l’ONU ? Ne pouvons-nous dépenser moins en dépensant mieux, chez nous, comme en Grèce ? »
Opération « suicide »
En France, justement, au fil de la campagne pour l’élection présidentielle, la défense commence à être évoquée à gauche comme une possible variable d’ajustement budgétaire : pour François Hollande, candidat du PS, « la loi de programmation militaire [LPM] actuelle offre une certaine souplesse » en matière de nouvelles réductions d’effectifs, par exemple. Même si les armées ont déjà été amputées de 31 000 postes depuis 2009, début de l’actuel exercice de programmation, et si 23 000 autres postes doivent être supprimés de toute façon d’ici 2014, dans le cadre de cette LPM.
Sur son blog B2, où il suit de très près la défense européenne depuis Bruxelles, Nicolas Gros-Verheyde a comptabilisé pour l’ensemble des 26 Etats membres de l’Agence européenne de défense un budget défense global de 180 milliards d’euros pour 2011, soit 6 % à 7 % de baisse en moyenne par rapport à 2010 (194 milliards d’euros).
Ce confrère relève que « la tendance n’est pas prête de s’inverser », tous les pays européens ayant entamé soit des réformes de structure ou de format (Royaume uni, Pays-Bas, Allemagne, Pologne, Finlande) qui s’étalent sur plusieurs années ; soit contribuent à l’effort budgétaire général (Grèce, Italie, Espagne, Portugal, Irlande, France…) ; soit les deux (Bulgarie, Roumanie, Slovaquie…).
Parmi les coupes envisagées pour 2012 :
• Italie : 1,45 milliard d’euros, et au moins autant les deux années suivantes ;
• Grèce : budget ramené à 4 milliards environ ;
• Pays-Bas : 576 millions ;
• Autriche : 1 milliard d’euros (étalés de 2011 à 2015), etc.
Gros-Verheyde, qui s’appuie sur l’avis de plusieurs experts, estime que « sur moins de dix ans (2006-2014), les budgets de défense en Europe pourraient avoir été réduits d’un tiers, dans le désordre, sans concertation, ni planification, ni organisation… Un vrai suicide collectif en quelque sorte, puisque cette décroissance est non seulement quantitative mais aussi qualitative ».
Entrée en premier
Attention, un seuil maximum de réduction des forces a été atteint, s’inquiète à ce sujet François Heisbourg, conseiller à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Selon lui, il y a danger de perte de capacités : les savoir-faire, techniques comme humains, sont périssables. « Il faut dix ans pour former une unité militaire qui fonctionne… Des morceaux ont déjà été perdus. »
La Libye, explique-t-il, a pu donner l’impression que l’armée française a su faire avec les 70 avions engagés sur ce théâtre, « mais ça n’a été possible qu’avec les Américains derrière ». Et, comme ces derniers semblent prendre leurs distances, il faudra être capables de faire du close support (soutien de proximité), du refueling (ravitaillement en combustible), de l’observation : selon quelle formule de mutualisation à l’échelle européenne, et surtout avec quel argent ?
A elles deux, la Grande-Bretagne et la France représentent la moitié de toutes les dépenses de défense en Europe, et les deux tiers des crédits de recherche et développement (R&D). Elles sont les deux seules nations européennes à avoir consacré ces dernières années entre 1,6 % et 1,8 % de leur produit intérieur brut aux dépenses de défense, et à disposer jusqu’ici d’une panoplie militaire à peu près complète : une gamme d’unités, de spécialités, et de matériels permettant « d’entrer en premier » sur les théâtres, de faire face à tout type de situation dans les environnements terre-air-mer, et d’exercer la dissuasion nucléaire (apanage de moins d’une dizaine d’Etats dans le monde).
Dossier refermé
Présentée comme une alternative à la panne de « l’Europe de la défense », la coopération privilégiée nouée entre Paris et Londres dans le domaine militaire, après l’adoption en novembre 2010 du traité de Lancaster House a certes permis une coopération opérationnelle assez poussée en 2011 lors de l’intervention « Protecteur unifié », sous les couleurs de l’OTAN, contre le régime de Mouammar Kadhafi en Libye, ramenant aux temps bénis de l’expédition sur Suez, en 1956. Et les deux diplomaties font aujourd’hui assaut commun de menaces ou contre-menaces à l’égard de l’Iran.
De plus, quelques exercices militaires ont été menés en commun : l’exercice « Flandre » en juin 2011, au camp de Mailly (France) sur l’inter-opérabilité entre les deux armées ; l’exercice « EPIAS », en octobre 201, entre les deux armées de l’air ; l’exercice « Boar’s Head », au camp d’Otterburn (Grande-Bretagne), en février dernier, à tirs réels.
Mais plusieurs programmes évoqués lors de la signature du traité ont marqué le pas :
• le centre de recherches nucléaires commun ne sera pas ouvert avant 2017 ;
• il n’est plus question de partager, ou même de coordonner, les patrouilles des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) (3) ;
• une « lettre d’engagement » a bien été signée entre la France et le Royaume-Uni lors du sommet du 16 février 2012 à Paris, à propos de la mise au point en commun d’un démonstrateur d’avion sans pilote, (confiée à Dassault et BAE Systems), mais l’appareil ne pourra voler — au mieux — avant 2020 (4).
Panne générale
En outre, cette « exclusivité » franco-britannique a eu le don d’irriter les puissances militaires européennes « moyennes » que sont l’Italie, l’Allemagne, l’Espagne, qui se sont retrouvées hors jeu.
Selon Louis Gautier, un universitaire français spécialiste des questions de défense, proche du parti socialiste, « l’Europe est en panne presque sur tous les plans » : les moyens budgétaires, les capacités militaires, la planification des missions et opérations. Elle n’a pas de vision cohérente et commune sur la dissuasion nucléaire, l’OTAN, la défense antimissile — au point d’en troubler ses partenaires, et même ses « ennemis » potentiels.
Aucune mutualisation significative, aucune opération d’envergure, aucune concentration industrielle majeure n’a été menée ces dernières années. De plus, « la crise de l’euro occulte complètement la maladie de langueur qui affecte la défense européenne depuis plusieurs années. L’ambition, affichée dans le traité de Maastricht, affirmée dans le traité de Nice et confortée par celui de Lisbonne, est en panne sur le triple plan politique, militaire et industriel. Aujourd’hui, l’Europe de la défense apparaît sinistrée », affirme Louis Gautier, dans une tribune publiée sur B2.
Aucune mention
Commentant en janvier dernier la nouvelle directive de l’exécutif américain sur sa stratégie de défense (5), le général Jean Paul Perruche, ancien chef d’état-major de l’Union européenne, actuellement chercheur à l’IRSEM, relève qu’aucune mention n’est faite de l’Union européenne (jamais citée) : « L’intérêt des Etats-Unis pour une OTAN renforcée et revitalisée est mis en exergue, ce qui devrait se faire par le partage et la mutualisation de capacités nationales devenues insuffisantes. Ce renforcement des capacités des Européens est présenté comme nécessaire pour compenser le rééquilibrage de l’investissement américain en Europe et notamment la réduction de leurs troupes stationnées. »
» Pour défendre leurs intérêts spécifiques, les Européens devront assumer eux-mêmes leurs responsabilités. En outre, l’assistance américaine en Europe sera sans doute négociée en échange d’une assistance européenne ailleurs. La nouvelle posture stratégique américaine met donc les Européens devant l’alternative suivante : soit renforcer leurs capacités d’action par intégration dans l’OTAN afin de partager le fardeau sécuritaire avec les Etats-Unis — et implicitement sous leur direction — soit devenir des partenaires impuissants, et donc sans intérêt pour eux. »