Le 1er décembre dernier, comme chaque année, les Papous ont manifesté dans les rues. Malgré les menaces, les brimades, les tabassages, l’emprisonnement, les tortures, la mort au bout du compte. « En Papouasie, on n’est jamais au bon endroit, jamais au bon moment depuis que les Indonésiens ont envahi notre pays. » Yogi, Papou réfugié en Australie, lève les mains. Dix doigts ne suffisent plus à compter ses amis tombés sous les balles. Et en cette fin d’année 2011, les « mauvais moments » se sont répétés dans un silence médiatique accablant.
Pourtant, ce 1er décembre 2011, jamais les Papous n’ont été aussi nombreux à brandir l’étoile du matin… De Djakarta, la capitale indonésienne, jusqu’à Jayapura, la capitale régionale de Papouasie Occidentale – en passant par Sydney, Londres, La Haye, Nouméa… –, ils étaient des dizaines de milliers à brandir le drapeau de l’indépendance papoue. Certaines femmes, malgré le climat de terreur savamment entretenu par les militaires indonésiens, peignaient jusque sur leur poitrine cette étoile blanche sur fond rouge frangée de bandes bleues et blanches. La date était historique. « Il y a tout juste cinquante ans, ce premier décembre 1961, pour la première fois, notre drapeau était hissé à côté du drapeau néerlandais ; notre hymne national, Hai Tanahku Papua, joué et chanté ; notre pays recevait un nom : Papua Barat [Papouasie occidentale] ; notre peuple se voyait attribuer un nom : celui de peuple papou. Oui, pour la première fois, nous prenions conscience de l’identité du peuple papou », rappelle L. T., responsable papoue exilée aux Pays-Bas.
Ce geste symbolique fort avait été orchestré par l’ancienne puissance coloniale au seuil de sa déchéance. Les Pays-Bas, qui avaient perdu l’essentiel de leur vaste empire après l’accès à l’indépendance de l’Indonésie (1945-1949), entendaient bien conserver l’ultime joyau des Indes néerlandaises : la Nouvelle-Guinée Occidentale. La chose leur semblait d’autant plus acquise que la Nouvelle-Guinée n’appartient pas géologiquement au continent asiatique, mais à l’ensemble australien ; les Indonésiens, dans leur grande majorité, ne manifestent guère d’intérêt pour ces hommes à la peau noire et aux cheveux crépus qui, d’un point de vue ethnique, linguistique, religieux, social, culturel, échappent à ce creuset malais dans lequel s’est forgée l’identité indonésienne.
De cela, tous ou presque étaient convaincus. Sauf que ces populations papoues vivent sur une terre gorgée de richesses. Que ses gisements de cuivre et d’or attirent dès la fin des années 1950 une multinationale américaine dénommée alors Freeport Sulphur. Cette opportunité n’échappa pas aux dirigeants indonésiens. En particulier au général Suharto, contacté et corrompu par la société minière alors même que le père de l’indépendance indonésienne, le général Sukarno, encore au pouvoir, était en train de bouter hors de l’archipel tous les intérêts étrangers, y compris ceux du géant minier. Pour Sukarno, libérer la Papouasie, appelée alors Irian occidental, participait à la cohésion de sa politique nationaliste. L’absence de la Papouasie, déclarait-il, « privait le peuple indonésien d’une partie de son territoire national ».
Les oubliés de Bandung
Dommage que le chantre de la décolonisation, le père de la conférence de Bandung, ne se soit pas soucié de consulter ce peuple papou qui n’appartenait pas encore au peuple indonésien. Peuple sans écriture, n’avait-il pas droit à la parole ? L’indépendance de l’Indonésie passait-elle obligatoirement par l’assujettissement de la Papouasie ? Les Pays-Bas étaient prêts à en découdre. Moins pour donner l’indépendance à la Papouasie – ils l’auraient fait bien avant – que pour décrédibiliser la politique anticoloniale de leur ancien décolonisé. Joli paradoxe ; mais ils avaient encore le soutien de la majorité des pays occidentaux. La guerre froide allait rebattre les cartes.
L’Indonésie menaçant de basculer du côté des Soviétiques, les Etats-Unis poussèrent les Pays-Bas à lui céder la Papouasie occidentale. Rapidement isolés sur la scène internationale, ces derniers ont ouvert des négociations, non sans obtenir du bout des lèvres quelques conditions : la garantie au peuple papou d’un droit à l’autodétermination par référendum. En attendant cette consultation définitive, la Papouasie est placée sous tutelle indonésienne dès 1963. On imagine avec quelle liberté de ton les 1 026 délégués (choisis parmi 800 000 Papous), encadrés, accompagnés (on n’ose dire menottés) par les autorités indonésiennes, se prononcèrent, six ans après leur annexion forcée, pour le rattachement définitif de la Nouvelle-Guinée Occidentale à l’Indonésie. Nulle surprise s’ils votèrent à l’unanimité. Nul émoi non plus du côté de l’Assemblée générale des Nations unies, qui entérina ce consensus sans sourciller, le 19 novembre 1969. Ainsi, le peuple papou est passé des mains d’une ancienne puissance colonisatrice à celles d’un jeune et nouvel Etat colonisateur…
« Un terrain de jeu pour psychopathes »
Combien de Papous sont arrêtés ce 1er décembre 2011 ? Combien sont encore tombés depuis le 1er janvier ? La Papouasie est vaste, sa géographie inhospitalière fermée à tous les étrangers. La presse est depuis longtemps interdite, les ONG et les missionnaires expulsés quand ils ne sont pas assassinés. « La Papouasie est un véritable sanctuaire pour les pulsions les plus sordides ; un terrain de jeu pour psychopathes. Les militaires peuvent torturer, violer, assassiner en toute liberté, sans craindre la moindre sanction. Les trois soldats reconnus sur une vidéo qui avait fait le tour du monde en octobre 2010 – on les voit torturer des Papous – ont été condamnés en janvier 2011 à des peines de huit à dix mois de prison ferme au motif qu’ils avaient désobéi aux ordres », rapporte un observateur. Alors, quand il n’y a pas de preuve, comme ce 13 décembre 2011, où, dans la province de Paniai, région située dans les Hauts-Plateaux du centre-ouest de la Papouasie, vingt-sept villages étaient rasés, incendiés, mitraillés par hélicoptères, on imagine bien l’impunité des coupables. Plus de vingt mille personnes étaient expropriées de 130 villages, livrées à la famine, au froid, aux maladies. On dénombrait une vingtaine de victimes ; la figure écrasée, pour certaines d’entre elles, à coups de talons cloutés et de crosse de fusil (1).
Si peu d’images nous parviennent, il n’est guère possible de douter de la cruauté du régime. Songeons à Filep Karma, ancien fonctionnaire de l’Education nationale condamné en 2004 à quinze ans d’emprisonnement pour avoir hissé l’étoile du matin (alors même que la loi sur l’autonomie, promulguée le 21 novembre 2001, autorise la Papouasie à exprimer l’identité culturelle papoue par l’hymne et le drapeau papous). Lui a survécu à son arrestation et aux tortures qui ont suivi. Mais combien de morts pour un survivant ? Et que dire des violences qui ont ensanglanté Abepura (proche de Jayapura) lors du rassemblement pacifique du 19 octobre 2011 ? Le troisième Congrès du peuple de Papouasie était interrompu par un bain de sang : six morts, trois cents personnes arrêtées, 51 sauvagement torturées, parmi lesquelles les six dirigeants papous toujours emprisonnés, comme Forkorus Yaboisembut, proclamé lors du congrès président de la République fédérale de Papouasie occidentale (2).
Assassinats, tortures, viols, humiliations, discriminations : les abus perpétrés en Papouasie indonésienne sont un mode de gouvernance. Une banalité quotidienne à peine perturbée par les rapports d’ONG et d’associations de défense des droits humains qui dénoncent pourtant, année après année, l’histoire implacable d’un « génocide annoncé », selon la convention du 9 décembre 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide.
Les silences de l’Anase
Le dernier sommet de l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est (Anase) a pu se conclure, le 19 novembre 2011 à Bali, en Indonésie, sans la moindre condamnation de cette féroce répression. Le président américain Barack Obama ne fit alors qu’une brève allusion aux violation des droits humains en Papouasie occidentale. Peut-être avait-il en tête ce qui se jouait en marge du sommet asiatique ? La compagnie indonésienne Lion Air allait confirmer une commande de 230 Boeing 737 : un montant record de près de 22 milliards de dollars pour l’avionneur américain. La première ministre australienne Julia Gillard n’était guère plus loquace. Des centaines de sociétés australiennes exploitent sans vergogne les ressources naturelles de la Papouasie. Sous la protection, pour certaines d’entre elles, des forces de sécurité indonésiennes, équipées et entraînées par les armées australiennes et américaines.
Le plus offensif fut le chef d’Etat indonésien Susilo Bambang Yudhoyono. Après avoir nié toute violation des droits humains en Papouasie, il questionna ses invités sur la signification de cette nouvelle base militaire américaine lancée au nord de l’Australie, près de Darwin, à 850 kilomètres des côtes indonésiennes. Constitue-t-elle une menace pour l’intégrité territoriale de l’archipel ? A-t-elle pour mission de surveiller la Papouasie occidentale ? On le rassura aussitôt : l’Indonésie, première nation musulmane en termes démographiques, est un allié de poids face à l’influence grandissante de la Chine en Asie du Sud-Est. Elle tient aussi, sur le plan religieux, des positions modérées très appréciées des Occidentaux (lire « Indonésie, musulmans contre islamistes », par Wendy Kristianasen, Le Monde diplomatique, novembre 2010).
Américains et Australiens ne forment-ils pas des unités d’élite indonésiennes antiterroristes, à l’instar du Détachement 88, créé juste après les attentats islamistes de Bali en 2002 ? Ce même Détachement 88 qui pourchasse les indépendantistes papous et vient de semer la mort sur les hauts plateaux de Paniai. Sans doute les préoccupations de M. Yudhoyono visaient-elles en filigrane ces rumeurs rapportant que soixante-dix militaires américains patrouilleraient en civil dans Freeport Indonesia.
La filiale – 24 000 salariés – du géant minier américain Freeport-McMoRan Copper & Gold Inc exploite en effet, au cœur de la Papouasie occidentale la plus grande mine de cuivre et d’or au monde. En grève depuis le 15 septembre 2011, elle était jusqu’alors le premier contribuable indonésien et l’exploitation la plus rentable du groupe minier. Le préjudice économique est donc abyssal ; plus encore pour la maison mère, principale actionnaire, mais aussi l’une des plus influentes multinationales de la sphère politique américaine. N’a-t-elle pas entretenu des liens étroits avec des personnages comme Clay Shaw, agent de la CIA, manipulateur de Lee Oswald, bouc émissaire dans l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy ? On se gardera de penser que Freeport a pu influencer la création d’une base militaire près de Darwin, ou que les militaires qui patrouilleraient au sein de sa filiale ont un lien avec celle-ci, mais la situation délicate dans laquelle elle se trouve légitime bien des suspicions.
Les objectifs cachés de l’Indonésie
Pour l’heure, la grève arrive à son terme après trois mois de conflit, le plus long qu’ait connu l’Indonésie. Freeport s’est en effet engagé à augmenter le salaire de base des mineurs (1,50 dollar de l’heure) de 40 % sur deux ans. Des questions demeurent cependant. Comment cette grève aux conséquences financières colossales a-t-elle pu prendre dans une région où les droits humains – ne parlons pas des droits syndicaux – sont systématiquement bafoués par des policiers et militaires grassement appointés par Freeport ? Comment expliquer que l’un des leaders syndicalistes, Sudiro, d’origine javanaise, ait pu fédérer 80% des 10 000 ouvriers – des Papous principalement – que compte la force de production minière en ayant des amis aussi haut placés que Pramono Edhie Wibowo ? N’est-il pas le beau-frère de l’actuel président de la République indonésienne et commandant de l’armée spéciale, la sinistre Kopassus (Komando Pasukan Khusus) fondée par son feu père ? Que penser d’une presse indonésienne au diapason de ces mouvements nationalistes indonésiens – comme Ida Bagus Arif – qui fustigent l’attitude prédatrice des Américains et de Freeport en particulier ? Ces questions ne traduisent-elles pas un nouveau rapport de forces opposant moins les salariés à Freeport et à ses forces de sécurité – qui firent plusieurs victimes – que la multinationale à l’Etat indonésien ? Car, aussi légitime qu’ait été cette grève, aurait-elle pu se déclencher sans la complicité de l’Etat ?
La réponse va de soi. Mais, si complicité il y a, témoigne-t-elle pour autant d’un Etat soudainement plein de compassion à l’égard des mineurs exploités ? Il faudrait aussi regarder du coté du contrat déséquilibré qui unit Freeport au gouvernement indonésien. Ce dernier veut, au moins depuis la fin du régime de Suharto, renégocier un contrat qu’il juge léonin. Les royalties que reverse Freeport Indonesia, aussi élevées soient-elles, seraient beaucoup plus importantes si le contrat était indexé sur les bénéfices réels engrangés en toute opacité par le géant minier, dénoncent les autorités indonésiennes. Ce contrat renouvelé sous le président Suharto en 1991 pour une durée de trente ans (2021), et extensible jusqu’en 2041 – à la demande exclusive de Freeport –, ne tient pas non plus compte des gisements aurifères découverts depuis et dont les potentialités sont énormes. Dès lors, peut-on donner crédit à ces menaces de mort qu’auraient reçues un certain nombre de non grévistes ? Peut-on voir derrière ce front médiatique anti-américain (alimenté peut-être par ces rumeurs de militaires américains patrouillant dans Freeport ? La chose a été infirmée puis confirmée à maintes reprises par différentes sources d’informations) la main du pouvoir agitant le spectre de la nationalisation ?
« La grève était à coup sûr pour le gouvernement indonésien le moyen de pression le plus efficace sur Freeport. La stabilité ou l’instabilité sociale à venir sera un bon indicateur du niveau de satisfaction obtenu par le gouvernement indonésien », déclare un correspondant local. Pour la majorité des Papous, la grève aura été un monstrueux jeu de dupes qui, au bout du compte, se fera encore sur leur dos. « 40% d’augmentation, mais notre région est dévastée », conclut notre interlocuteur. « La Papouasie est prise entre l’enclume et le marteau : d’un côté le capitalisme prédateur des multinationales comme Freeport, qui exploitent sans vergogne notre pays ; de l’autre, un colonialisme indonésien tout aussi cupide et destructeur », déclare M. Victor Yeimo, le porte-parole du Komité Nasional Papua Barat (KNPB), l’un des deux grands mouvements politiques papous luttant pour l’indépendance (3).
Faire venir des migrants pour détourner le vote
Les projets abondent. Et parmi les plus importants, le tout récent Merauke Integrated Food and Energy Estate (MIFEE), développé dans la province méridionale de Merauke. Près d’une quarantaine d’investisseurs privés (indonésiens, japonais, singapouriens coréens ou moyen-orientaux ) ont déjà obtenu des concessions pour défricher 1,28 million d’hectares. Le projet, qui a pour slogan « Nourrissons l’Indonésie, nourrissons le monde », cache en fait une déforestation à grande échelle destinée à produire des cultures d’exportation comme le bois, l’huile de palme, le maïs, les pousses de soja, la canne à sucre… « Non seulement il infirme le concept de sécurité alimentaire qui le légitimait, mais il fait disparaître les ressources naturelles comme le sagoutier, qui faisaient vivre les populations locales », précise Anna Bolin, chercheuse indépendante, spécialiste des politiques d’accaparement des terres. Il ne restera plus à ces populations qu’à trouver un emploi, si celui-ci n’est pas préempté par les migrants indonésiens généralement privilégiés par les sociétés indonésiennes, surtout lorsqu’ils sont subventionnés, comme les transmigrants, par le pouvoir central.
Entre 500 000 et 4,8 millions de migrants seraient attendus pour ce projet d’après les dernières études (PDF), alors même que le kabupaten (département) de Merauke ne compte pas plus de 80 000 Papous sur une population totale de 250 000 personnes environ. Marginalisées ethniquement, socialement, économiquement à mesure que le développement s’accélère, les populations papoues seront bientôt minoritaires en Papouasie. 29% de la population totale d’ici 2020 (contre 49% aujourd’hui), selon certaines projections. Le mobile économique n’est pas sans arrière-pensées politiques : réduire à néant l’opposition papoue avant de lui offrir ce processus démocratique hier tant désiré, ce droit à l’autodétermination par référendum qui entérinera définitivement la mainmise de l’Indonésie.
A moins de ne faire participer au scrutin que les Papous, et non la population de Papouasie ? Mais sur quels critères asseoir l’identité papoue ? Qui peut être électif ? Qui a légitimité pour la définir ? Question insoluble pour qui ne veut pas embraser la Papouasie. En attendant que la « communauté internationale » dépêche un médiateur impartial, souhaité par nombre de leaders papous, résonnent les cris de ceux qu’on assassine – entre 200 000 et 400 000 victimes selon les sources –, en toute impunité, depuis cinquante ans.