« En le votant [le projet de loi de séparation des Eglises et de l’Etat], vous ramènerez l’Etat à une juste appréciation de son rôle et de sa fonction : vous rendrez la République à la véritable tradition révolutionnaire et vous aurez accordé à l’Eglise ce qu’elle a seulement le droit d’exiger, à savoir la pleine liberté de s’organiser, de vivre, de se développer selon ses règles et par ses propres moyens, sans autre restriction que le respect des lois et de l’ordre public. »Aristide Briand, rapport sur le projet de loi de séparation des Eglises et de l’Etat, 4 mars 1905.
Une des plus grandes escroqueries intellectuelles du débat sur la laïcité est la manière dont certains prétendent renouer avec l’histoire de la République, alors qu’ils l’ignorent ou la trahissent. La loi de séparation des Eglises et de l’Etat votée en 1905 (et qui ne contient pas le mot laïcité) a été adoptée dans un contexte qui n’avait rien à voir avec celui d’aujourd’hui. Le débat opposait une Eglise catholique dominante, antidémocratique et antirépublicaine, à la République. Pourtant, même dans ce contexte, les principaux tenants de la laïcité furent attentifs à ne pas provoquer de guerre civile, à ne pas dresser une France contre l’autre, à ne pas confondre la séparation avec la destruction de l’Eglise (ce que voulaient certains). Il est intéressant de noter que les socialistes de l’époque furent partisans d’un compromis, contre les positions laïcardes d’une partie des radicaux qui voyaient dans cette lutte contre l’Eglise le moyen d’occulter, déjà, la question sociale, de la reléguer au second plan au nom de la lutte contre les curés.
Je reprends ici des passages de mon livre L’islam, la République et le monde, qui éclairent les débats de l’époque.
Après la défaite française en 1870 et quelques années d’incertitude, s’installe au parlement une majorité républicaine. Sa première tâche fut la laïcisation de l’école.
« Plusieurs lois, entre 1882 et 1886, vont organiser la triple “laïcisation” de l’école : celle des programmes, celle des locaux et celle des enseignants. Jamais n’est évoquée la laïcisation des élèves : il faut attendre 1925 pour que la question de leur “neutralité” soit abordée dans une simple circulaire qui vise… la propagande communiste. Avec la loi du 28 mars 1882, l’enseignement primaire devient gratuit et l’instruction obligatoire, tandis que l’enseignement religieux est interdit dans les écoles primaires d’Etat. Le 30 octobre 1886, la loi Goblet confie l’enseignement à un personnel exclusivement laïque. En revanche, jamais aucune majorité ne se dégagera en faveur d’un système unifié de l’enseignement : beaucoup de républicains sont hostiles à un monopole d’Etat, au nom de la liberté individuelle… Une fracture qui marquera les combats de la laïcité durant tout le siècle et s’achèvera, dans les années 1990, par un compromis.
La stratégie républicaine de laïcisation s’accompagne d’une volonté d’éviter toute guerre civile et de favoriser l’évolution des consciences plutôt que la lettre de la loi, ainsi qu’en témoigne l’affaire des crucifix. Fallait-il retirer ces signes religieux des écoles publiques à la rentrée 1882 ? Les circulaires ministérielles appelèrent à appliquer la loi “dans l’esprit même où elle a été votée, dans l’esprit des déclarations réitérées du gouvernement, non comme une loi de combat dont il faut violemment enlever le succès, mais comme une des grandes lois organiques qui sont destinées à vivre avec le pays, à entrer dans les mœurs, à faire partie de son patrimoine”. On décida donc de ne plus installer de symboles religieux dans les bâtiments nouveaux qui seraient construits, de les ôter là où cela ne posait pas de problème et de les maintenir ailleurs. Cent ans plus tard, des crucifix ornaient encore quelques salles de classe… »
(...) Les programmes d’instruction civique inclurent, jusque dans les années 1920, une mention aux “devoirs envers Dieu”.
Dans une célèbre “lettre aux instituteurs” datée du 17 novembre 1883, Jules Ferry exhortait ses troupes : “Si parfois vous étiez embarrassés pour savoir jusqu’où il vous est permis d’aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir. Au moment de proposer aux élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve à votre connaissance un seul honnête homme qui puisse être froissé par ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez vous de le dire ; si non, parlez hardiment.” »
Dans le secondaire, le décret du 24 décembre 1881 stipule :
« Art. 1er. Dans les établissements publics d’instruction secondaire, le vœu des pères de famille sera toujours consulté et suivi en ce qui concerne la participation de leurs enfants aux enseignements et aux exercices religieux.
Art. 2. L’instruction religieuse sera donnée par les ministres des différents cultes dans l’intérieur des établissements, en dehors des heures de classe.
De plus, une circulaire maintenait la prière en commun faite à l’étude du matin et du soir, étant entendu qu’il fallait que l’élève chargé de la prière soit parmi ceux qui avaient été désignés par leur famille comme devant participer aux activités religieuses ; les autres devaient assister en silence à cet exercice. Si cette pratique a été abandonnée, il existe encore des aumôneries dans les lycées. »
Il faudra encore vingt ans pour que les républicains, pourtant majoritaires au parlement, se décident à s’engager dans la séparation des Eglises et de l’Etat. Pourquoi ce délai ?
« “Il faut se garder, écrit l’historien Benoît Mély, de cette sorte d’illusion optique qui guette l’historien apercevant 1905 à peu de distance historique des lois scolaires de 1882-1886, et faisant de celles-ci une préparation consciente de celle-là. Ferry et Gambetta élaborent leur politique à partir de données différentes. D’une part, ils estiment disposer avec le budget des cultes d’un efficace levier de contrôle de l’Etat. […] D’autre part, l’Eglise de Rome demeure une alliée précieuse de la France dans le jeu diplomatique et international pour le partage du monde, donc des zones de mission, face aux puissances protestantes, Grande-Bretagne, Etats-Unis, Allemagne. »
Encore au printemps 1903, Emile Combes, président du conseil, franc-maçon et connu pour son opposition à l’Eglise crée une commission pour étudier le problème. Il affirme à l’un de ses proches : « La séparation ? Vous n’êtes pas sérieux. Il faudra encore vingt ans. »
Je ne m’étendrai pas sur les raisons politiques et diplomatiques qui poussèrent les républicains à voter la séparation (je les évoque dans mon livre), mais je reviendrai dans un prochain envoi sur le débat de 1905 et sur la manière dont la majorité républicaine, poussée par Briand et Jaurès, adopta une loi ouverte et tolérante. Ils seraient surpris de lire aujourd’hui les imprécations contre l’islam et les religions proférées en leur nom.