Dans une parfaite prescience de ce qu’est notre condition actuelle, Rousseau ne cachait pas être effaré qu’on puisse appeler « démocratie » un système qui donne la parole au peuple une fois tous les cinq ans pour le renvoyer à la passivité et à l’inexistence politique tout le reste du temps. Il vaut donc mieux ne pas louper l’ouverture de la fenêtre quinquennale ! — coup de chance c’est maintenant… comme en témoignent les cris d’horreur des médias redécouvrant qu’il existe un électorat d’extrême droite, peut-être même qu’il existe un électorat tout court, redécouverte il est vrai facilitée chaque fois que l’électorat en question les contredit. A quelque chose malheur est bon et, au milieu de si nombreux motifs d’accablement, le spectacle de la volaille éditocratique courant en tous sens dans un nuage de plumes pourrait presque être divertissant — s’il n’était destiné à finir aussi brutalement, et inutilement, qu’il a commencé : passé le second tour des législatives, « l’électorat » retournera aussitôt au néant dont, idéalement, il n’aurait jamais dû sortir.
Vaticinations ordinaires
Dans cette agitation intellectuelle sans lendemain où la sociologie spontanée le dispute à la prophétie historique, on est à peu près sûr d’engranger quelques perles, à l’image d’une longue tradition de vaticinations post-électorales dont il est tout de même utile de rappeler quelques-uns des plus remarquables accomplissements (à l’usage d’une corporation qui aurait sans doute élu le signe zodiacal du poisson rouge s’il avait existé). En 1988, persuadés d’avoir enfin rencontré la fin de l’histoire conforme à leur vœu, François Furet, Jacques Julliard, et Pierre Rosanvallon nous annoncent l’avènement définitif de la « République du centre » (1), entendre de la raison gestionnaire, celle dont on fait les cercles, nécessairement centriste car enfin débarrassée des embardées intempestives de l’« idéologie ». En tout cas la chose est certaine : l’affrontement bipolaire est mort et bien mort.
En 2002, avec un Front national (FN) au second tour de la présidentielle, la république du centre, légèrement sonnée, n’a pas trop compris ce qui lui est arrivé. Comme en 1995 (15 % déjà tout de même), mais en plus appuyé, l’extrême droite impose son irréductible mystère puisqu’elle a la propriété, dans le même mouvement, et de plonger le commentariat dans une insondable perplexité et de se poser (à chaque fois !) comme une aberration impossible à rattacher à l’ordre des causes ordinaires. Que la république du centre et ses puissants effets d’indifférenciation politique aient pu en être l’origine ne traverse évidemment pas un instant l’esprit des vaticinateurs. Les percées successives de l’extrême droite sont donc vouées à prendre l’étrange statut oxymorique d’une « exception récurrente » : à chaque fois uniques et incompréhensibles dans leur singularité même… mais faisant régulièrement retour ! Le commentaire autorisé à tendances prophétiques reprend heureusement tous ses droits, et surtout ses aises, lorsque le FN se fait oublier et avec lui l’encombrante « exception » sur laquelle on renâclait tout de même à prononcer la fin de l’histoire. Sous ce rapport, la présidentielle de 2007 est un millésime de première qualité puisque on nous y annonce simultanément et la résolution définitive du problème de l’extrême droite en France (« siphonnée ») et – « république du centre » RIP – l’avènement d’un sain bipartisme à l’anglo-saxonne (probablement « sain » parce qu’à l’anglo-saxonne) ne laissant plus face à face que les deux partis de gouvernement sérieux (à quelques pulvérisations latérales près ; quant aux 18,5% (!) de François Bayrou ils sont déclarés quantité négligeable, preuve supplémentaire que la république du centre mange pour de bon les pissenlits par la racine).
2012, patatras ! FN à 18% et solide quadripartisme : tout est par terre…
Le paradoxe de 2007 tient sans doute au fait qu’on n’aura rarement tiré conclusions si définitives à l’occasion d’un scrutin pour le coup si peu ordinaire — et alors même que (à moins que ce ne soit parce que) il a été lu, après celui de 2002, comme faisant heureusement retour à « l’ordre des choses ». En vérité 2007 et 2012 ne peuvent être analysés séparément, et le second est comme le reflet monstrueux du premier. Car on peut au moins mettre au compte du Sarkozy de 2007 d’avoir compris qu’il y avait matière à attraper l’électorat du FN aussi par la question sociale et d’avoir délibérément monté une stratégie électorale en conséquence, notamment : revalorisation salariale (« le président du pouvoir d’achat », sans doute accommodé à la manière de droite dans les escroqueries du « travailler plus pour gagner plus » — il est en effet d’une logique élémentaire de gagner plus si l’on travaille plus… — mais peu importe, c’est « pouvoir d’achat » qui, comme prévu, a été entendu) ; et puis, déjà, prise de distance d’avec l’Europe de la concurrence et déclarations d’empathie pour la France du « non » au Traité constitutionnel européen (TCE) de 2005.
On se souviendra pourtant surtout de la désinvolture rigolarde avec laquelle la « présidence du pouvoir d’achat » a été liquidée au détour d’une conférence de presse en 2008 ; quant à la « confrontation » avec l’Europe, l’alignement sans discussion sur le modèle allemand de l’austérité généralisée, la célébration du triple-A, le sacrifice des retraites en son nom, et la déclaration de mobilisation nationale pour le conserver (avant de le perdre) la font entrer sans coup férir dans les annales des reniements « fondateurs », à l’image du « tournant » de 1983 ou de l’enterrement de la « fracture sociale » d’octobre 1995.
Il faut avoir peu de sens commun pour s’étonner qu’à ce degré de trahison, l’électorat frontiste, un instant attiré par une offre politique mainstream qui semblait prêter attention à ses revendications sociales ait si violemment fait retour à ses positions de départ, avec en prime l’intention écumante de faire la peau au menteur. Et il en faut encore moins pour ne pas remettre l’événement dans la série longue qui lui donne toute sa signification politique — au prix, il est vrai, d’attenter aux vérités que la « république du centre » (électoralement morte mais encore bien vivante dans les têtes de l’oligarchie politique-éditocratique) avait en son temps rêvé de figer pour l’éternité : la mondialisation et l’Europe libérales.
Portant à toutes les erreurs d’analyse ceux qui étaient trop disposés à prendre leur désir pour la réalité, l’« anomalie » du scrutin de 2007 demande donc bien plutôt à être reconsidérée comme une occurrence de plus d’une régularité politique de longue période — mais celle-là même qu’aucune des certifiées élites ne voudra admettre, ni seulement voir. Car sans discontinuer depuis 1995, le corps social, quoique se dispersant entre des offres politiques variées, n’a pas cessé de manifester son désaccord profond avec le néolibéralisme de la mondialisation et de l’Europe Maastricht-Lisbonne ; et avec la même constance, le duopole de gouvernement, solidement d’accord, par delà ses différences secondes, sur le maintien de ce parti fondamental, n’a pas cessé d’opposer une fin de non-recevoir à ce dissentiment populaire. La montée du FN n’est pas autre chose que le cumul en longue période de ces échecs répétés de la représentation, le produit endogène des alternances sans alternative qui pousse, assez logiquement, les électeurs à aller chercher autre chose, et même quoi que ce soit, au risque que ce soit n’importe quoi.
Granitique continuité de la vie politique française
La séquence historique devrait pourtant être suffisamment éloquente pour qu’on y prête attention. 1993 et l’élection d’Edouard Balladur seront le chant du cygne du néolibéralisme période « comme dans du beurre ». Jacques Chirac ne gagne en 1995 que d’avoir, ou de feindre avoir compris et les dégâts de cette politique et le désaveu où elle est tombée — mais d’une compréhension manifestement insuffisante pour joindre le geste à la parole. La « fracture sociale » est la première réponse politique à cette colère sociale et significativement elle rafle la mise, quoique avec déjà Le Pen père à 15 %… avant d’être abandonnée en rase campagne sous la pression, non pas des « événements » ou des « contraintes extérieures », mais de l’obstination de la classe préceptrice, technocrates de cabinets indifférenciés, éditorialistes commis et experts de service, qui, confits dans leur propre satisfaction matérielle, sont à cent lieues de concevoir qu’une partie croissante de la population ne partage pas leur félicité, et plaident sans relâche pour la perpétuation de ce monde qui leur va si bien — c’est-à-dire pour l’adaptation au cadre des contraintes, plutôt qu’à sa transformation. Le retour de manivelle ne se fera pas attendre bien longtemps. La « fracture sociale » classée sans suite fin octobre, le plus grand mouvement social depuis 1968 commence fin novembre. Et le faux rebouteux est renvoyé à l’inauguration des chrysantèmes en 1997.
Intrat Lionel Jospin, élu non seulement par la disgrâce de Chirac (Alain Juppé) mais aussi pour avoir tenu le discours susceptible de rencontrer les attentes populaires, à savoir : arrêt des privatisations, notamment celle de France Télécom, et engagement solennel à ne valider le Traité d’Amsterdam qu’à satisfaction de trois conditions catégoriques (l’instauration d’un gouvernement économique pour contrebalancer le pouvoir de la BCE, une orientation de politique monétaire qui écarte les aberrations de « l’euro fort », et une réorientation des traités économiques dans le sens de la croissance). Comme on sait France Télécom finira privatisée — le bilan du gouvernement Jospin en cette matière surpassant même celui de son prédécesseur Balladur. Quant aux trois conditions sine qua non, il ne faudra pas quinze jours pour qu’elles soient abandonnées à quelques oblats rhétoriques qui n’engagent à rien, le « pacte de stabilité » devenant « pacte de stabilité et de croissance », avec les mirifiques effets que l’on sait. Ajoutons pour la route le refus de s’opposer à la fermeture de Vilvoorde, l’aveu déconfit de ce que « l’Etat ne peut pas tout », en particulier pas sauver les LU, le grassouillet régime fiscal des stock-options (Strauss-Kahn), la conversion de la gauche-de-gouvernement au reaganisme de la baisse des impôts (Laurent Fabius), la signature (quinze jours avant le premier tour de 2002 — quel talent !) des accords européens de Barcelone ouvrant à la concurrence les services publics de l’énergie, des transports et du courrier, et il s’en trouve encore pour s’étonner rétrospectivement que Jospin se soit fait sortir, et surtout de s’être retrouvés avec le FN au second tour…
Et revoilà Chirac ! Mais assisté de tous les bien-placés qui, FN oublié depuis le lendemain de sa réélection, font bloc pour défendre le TCE en 2005. Trois fois déjà le corps social a protesté contre la continuité du duopole néolibéral, mais c’est probablement qu’il n’a pas bien compris. On va donc lui réexpliquer. Par chance la ratification du TCE offre une occasion sans équivalent de pédagogie à l’usage du peuple enfant, PS et UMP unis pour la défense des choses vraiment importantes — on se souvient de cette fameuse « une » de Paris Match conjoignant… François Hollande et Nicolas Sarkozy, en un raccourci politique saisissant de toute l’époque. Le succès est total. Expérience de pensée : soit une hypothétique élection présidentielle en décembre 2005, quel aurait pu être le score du Front national ? Vous direz quels arguments permettent de prévoir ou non sa présence au second tour et tenterez d’évaluer le nombre de manifestants lycéens et le format de titraille des « unes » antifascistes de Libération propres à éviter l’élection pour de bon de son candidat.
Arrive Sarkozy 2007… On connaît la suite : simulacre de compréhension du rejet de la population à l’endroit du néolibéralisme européen, construction d’une position politique syncrétique en campagne mais contradictoire (et intenable) en régime, résolution violente de la contradiction par reniement express, à la fois par la force des inclinations de classe — le président des riches peut à la rigueur dire certaines choses... mais certainement pas les faire — et par l’obstination de l’oligarchie dirigeante, élites économiques, administratives et médiatiques confondues. 2012, sanction, celle de Sarkozy en particulier, mais plus généralement — la cinquième d’affilée tout de même ! — d’une « démocratie représentative » qui ne représente plus rien.
Le FN, produit endogène des alternances sans alternative
On ne reconnaît pourtant jamais si bien la surdité politique qu’à son empressement à certifier qu’elle a « bien entendu le message » et que « les Français ont envoyé un signal fort ». Il faut croire que la force adéquate du « signal », désormais, ne devrait pas viser en dessous du coup de fourche pour que « le message soit entendu » pour de bon. En attendant, de secousse en secousse, le FN fait sa pelote, et toujours pour les mêmes raisons, celles de la protestation antilibérale constamment réaffirmée, et du déni qui lui est constamment opposé. Il faut donc vraiment des œillères pour ne pas voir, ou ne pas vouloir voir, la régularité granitique qui conduit la vie électorale française : quand l’orthodoxie néolibérale pressure les salaires, dégrade les conditions de travail, précarise à mort ou jette au chômage, quand elle détruit les services publics, abandonne les territoires par restriction financière, menace la sécu et ampute les retraites, toute proposition de rupture reçoit l’assentiment, toute trahison grossit le ressentiment, tout abandon du terrain nourrit le Front national (2).
La vie politique française est donc bien moins compliquée que ne voudraient le faire croire les experts à tirer dans les coins qui se sont fait une spécialité de l’évitement des questions de fond, et notamment de celle qui (les) fâche : la question de la mondialisation, et de son incarnation européenne — à l’image de l’inénarrable Bernard Guetta qui, après les baffes successives du TCE, des scrutins désastreux et de la crise européenne sans fond en est toujours à trouver insensé qu’on puisse faire « de l’Union européenne le cheval de Troie de la mondialisation (3) ». Aussi vont-ils répétant que tout projet de transformation de cet ordre social n’est que « repli sur soi »... Le libre-échange et la finance déréglementée nous détruisent, mais toute tentative d’échapper à la destruction commet la faute morale du « repli sur soi ». Le corps social devrait donc avoir l’heur de se laisser détruire avec grâce — et l’on s’étonne qu’une part croissante de l’électorat prenne le mors aux dents ! Conformément en effet à un enchaînement très semblable à celui que Karl Polanyi avait décrit à propos des années 1920-1940, le (néo)libéralisme, entre inégalités, relégation des pauvres et déréliction individualiste, détruit la société (4). Très logiquement, et de la même manière qu’alors, le corps social lutte pour résister à sa propre destruction, quitte à s’emparer des pires moyens, parce que toutes autres solutions épuisées, ce sont les seuls, et qu’aux désespérés quelque chose vaut toujours mieux que rien.
On dira cependant que, cette année, un autre moyen il y en avait un, puisqu’il y avait un Front de gauche (FdG), et qu’il n’a pas empêché les 18 % de Le Pen. Mais c’est que le FN est dans le paysage depuis trente ans, et le FdG depuis trois ! — encore n’a-t-il eu probablement pour bon nombre d’électeurs d’existence réelle pour la première fois que cette année. Or la présence pérenne du FN a eu le temps de produire ces pires effets d’incrustation, aussi bien, dans les classes populaires, la conversion partielle des colères sociales en haines xénophobes, que, dans les classes bourgeoises (petites, et parfois grandes), la libération d’un racisme longtemps tenu à l’isolement par les conventions sociales et la menace de l’indignité, mais jouissant de nouvelles licences quand 15 % à 20 % de la population rejoignent ouvertement l’extrême droite — et qu’il est désormais permis de vivre sa « foi » à l’air libre. C’est tout cela qu’il appartient à un Front de gauche de défaire, et d’en venir à bout dès son premier scrutin présidentiel était à l’évidence trop demander. Ceux qui voyaient Jean-Luc Mélenchon au second tour se sont enivrés tout seuls, aidés le cas échéant de quelques liqueurs sondagières — mais ceci n’était pas raisonnable. Le FdG a fait 6,5 % pour sa première sortie électorale nationale (les européennes de 2009), il fait 11 % à sa deuxième, ce sont des résultats plus qu’encourageants. Mais qui ne doivent pas faire oublier que la construction d’une position électorale est une longue patience.
Une patience d’autant plus longue en l’occurrence qu’à propos des électeurs FN qu’il lui incombe de reconquérir, même la gauche (la vraie gauche) commence à donner des signes de fatigue intellectuelle. En témoignent les refus exaspérés d’entendre seulement dire « la France qui souffre ». Assez de la souffrance sociale ! et retour aux explications simples et vraies : ce sont des salauds de racistes. Dans une parfaite symétrie formelle avec la droite qui, en matière de délinquance, refuse les « excuses sociologiques », d’ailleurs tristement suivie par la (fausse) gauche depuis un sombre colloque de Villepinte en 1997 (à chaque terme socialiste ses abandons…), voilà qu’une partie de la (vraie) gauche, en matière de vote FN, ne veut plus de « l’alibi » de la souffrance sociale. Cette commune erreur, qui consiste à ne pas faire la différence entre deux opérations intellectuelles aussi hétérogènes que expliquer et justifier (et par suite « excuser »), finit inévitablement en le même catastrophique lieu de l’imputation d’essence, seul énoncé demeurant disponible quand on s’est privé de toute analyse par les causes. Les délinquants seront alors la simple figure du mal, n’appelant par conséquent d’autre réponse que la répression. Quant aux électeurs de l’extrême droite, ils sont donc « des salauds », appelant… quoi d’ailleurs ? La colonie lunaire ? Au déplaisir général sans doute, il faudra pourtant faire avec eux.
Le déplaisir, voilà précisément l’affect à laisser à sa place autant que possible quand il est tant soit peu question d’analyse politique. Et jamais peut-être la dégrisante maxime spinoziste n’aura été plus nécessaire, qui appelle à « ne pas rire, ne pas déplorer, non plus détester, mais comprendre ». Sinon la suspension complète du jugement, du moins sa trempe est en l’occurrence d’autant plus requise que, d’un racisme l’autre, la démission à comprendre le racisme tout court a le plus souvent pour terminus le racisme social : affreux, sales et méchants — on imagine sans peine les effets politiques qu’il est permis d’attendre d’un viatique intellectuel de pareille minceur, et l’on notera au passage la symétrie tropologique de ces deux cousins opposés, l’un comme l’autre démarrant du même pas : « à la fin, ça suffit, il faut bien appeler un chat un chat », soit : « les électeurs du FN sont des gros cons » exactement comme « les arabes sont trop nombreux ».
Sauf à des esprits un peu épais et par trop portés aux visions du monde par antinomies, vouloir sortir les électeurs FN de la catégorie « gros cons » n’équivaut donc en rien à les verser dans celle des « gens aimables ». Il s’agit bien plutôt de les soustraire à toutes les catégories (morales) du jugement par sympathie ou par empathie (ou bien antipathie) pour les restituer à la seule compréhension causale — dénuée de toute participation. Il n’y a rien à « admettre », encore moins à « partager » du racisme des racistes, mais tout à comprendre, à plus forte raison pour tous ces cas de racisme qui, ne s’expliquant pas directement par les causes matérielles (retraités niçois ou toulonnais très convenablement argentés par exemple), n’en sont par là que des défis plus urgents à l’analyse.
Hollande, ultime recours ??
Dans l’intervalle, on accordera sans peine qu’il faut de l’estomac pour avaler les « France qui souffre » débitées ad nauseam par Nicolas Sarkozy, Jean-François Copé et leur clique. Mais d’une part il n’y a aucune raison de céder à une sorte de loi de Gresham par laquelle, de même que la mauvaise monnaie chasse la bonne, les usages hypocrites chasseraient les usages pertinents. Et d’autre part, la question de la sincérité pourrait bien être finalement secondaire — étrange et anachronique reliquat du débat théologique de l’attrition et de la contrition — : si la « démocratie » électorale a un seul avantage c’est peut-être, dans certaines conditions (rares), de forcer les gouvernants à au moins dire des choses que jamais ils ne diraient spontanément, et même, encore au-delà (bien au-delà), de les forcer parfois à les faire. La seule question intéressante est donc moins celle de la sincérité que celle de la jonction du geste à la parole, qui n’est pas une affaire de disposition intérieure mais de rapport de force extérieur !
Il est bien certain, pour l’heure, qu’entre le FN qui rafle la mise, Sarkozy qui court derrière, et le Front de Gauche encore à sa maturation, l’état du rapport de force en question n’est pas exactement un motif de réjouissance. C’est donc le PS de Hollande qui est l’ultime recours — nous voilà propres… Car « l’ultime recours », devenu depuis vingt ans étranger à la souffrance sociale et aux classes qui l’expriment, dénégateur des destructions de la mondialisation et de l’Europe libérale, liquidateur répété de ses propres embryons de promesses progressistes, incarnation jusqu’à la caricature sociologique de l’isolement des gouvernants, ignorant tout des conditions de vie des gouvernés, ce « recours »-là porte à part égale la coresponsabilité historique du désastre politique présent.
C’est bien pourquoi les maigrelets engagements du candidat « socialiste » ne peuvent jouir que d’un crédit très limité, particulièrement sur les questions qui décident de tout : la finance et l’Europe. Confirmant que le socialisme de gouvernement a été historiquement le meilleur ami de la déréglementation financière, François Hollande, sitôt dénoncé « l’ennemi sans visage », s’est empressé d’aller à Londres rassurer la City quant à l’innocuité de ses intentions véritables. On ne s’étonnera donc pas de trouver dans son programme sous le titre ronflant de « Dominer la finance » des propositions à l’état de simples songes, ou d’inoffensives bluettes, à l’image d’une agence de notation publique — problème dont il faut rappeler sans cesse qu’il est totalement périphérique —, ou d’un projet de contrôle des produits dérivés, pourtant crucial mais laissé à l’état de pure évocation, toutes choses d’ailleurs renvoyées à d’improbables initiatives de l’Europe — dont la passivité et l’incapacité à avoir produit la moindre avancée régulatrice sérieuse, cinq ans après le déclenchement de la plus grande crise financière de l’histoire, en disent pourtant assez long sur le degré auquel elle est commise à la financiarisation.
Plus gros morceau encore, le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), dont le candidat Hollande a promis d’un ton martial mais pas trop tout de même qu’il demanderait la renégociation — et l’on pense inévitablement au sine qua non de Jospin à propos du Traité d’Amsterdam... A tous les niveaux décidément, les mêmes causes entraînent les mêmes effets, avec en plus une aisance croissante dans le reniement, devenu pratique habituelle. Michel Sapin, potentiel ministre de l’économie, s’en va ainsi rassurer le Financial Times et jurer que son candidat « ne dit pas que nous devons renégocier la discipline budgétaire » (5) — au moins c’est clair. Tout l’article du Monde qui relate ces savants ajustements anticipés est de la même édifiante farine : « il faut à ses [François Hollande] yeux compléter le traité en adjoignant à la “règle d’or” un volet “croissance” » — « compléter » qui ne signifie donc pas « retrancher », et « adjoindre » qui veut dire « conserver »... Mais le meilleur tient sans doute à l’énoncé à peine voilé des conditions auxquelles le président Hollande a d’ores et déjà prévu de rendre les armes de bonne grâce : « les socialistes font savoir qu’un pacte non modifié (c’est moi qui souligne), mais accompagné d’un protocole additionnel, et de conclusions du Conseil européen plus substantielles sur la croissance pourrait être acceptable par la France ». « Les socialistes font savoir » que la verroterie avec laquelle on les achète est toujours aussi modique : comme en 1997, des mots suffiront.
Se peut-il que la sortie de Mario Draghi, président de la BCE, appelant à sauver la croissance en train de périr pour de bon sous les plans d’austérité magnifiquement coordonnés, puisse modifier sensiblement la donne ? A l’évidence bon nombre de pays serrent les dents des absurdités de l’austérité en période de crise, et sont visiblement en attente d’une possible coalition (à laquelle la France apporterait une contribution importante) qui permettrait de desserrer la contrainte. Si la chose se produisait, elle devrait cependant moins au volontarisme transformateur de François Hollande qu’à la cristallisation fortuite d’une situation politique nouvelle après l’accumulation d’échecs (le dernier en date étant l’Espagne) et surtout l’ajout à la liste des Pays-Bas, jusqu’ici membre insoupçonnable du hard core triple-A, mais désormais lui aussi hors des clous et condamné à la rigueur.
Que « la chose » se produise reste pourtant très improbable. Car dans un de ces faux-semblants rhétoriques qui est comme la marque de fabrique d’un néolibéralisme devenu illégitime, la « croissance » de Mario Draghi parle de tout ce qu’on veut sauf de ce dont il est vraiment question, à savoir : en finir avec l’aberrante obligation de réduire les déficits à toute force en période de récession, équivalent fonctionnel des contresens que furent les politiques de Hoover en 1929, de Laval en 1935… ou de Brüning en 1931. Bien plutôt il s’agira — il en est en fait déjà question depuis assez longtemps — de « politiques structurelles », c’est-à-dire de quelques pas de plus dans la déréglementation (des services, du marché du travail, etc.), contresens ajouté au contresens car ces politiques ne visent qu’à relancer la croissance par la compétitivité et les exports, ce qui signifie d’une part que leur généralisation les voue à l’inefficacité collective (la compétitivité par la déflation salariale n’est jamais qu’un avantage relatif… qui disparaît comme tel lorsque tout le monde la poursuit), et d’autre part, qu’à supposer même ces politiques efficaces, elles ne produiraient leurs effets au mieux qu’à horizon de plusieurs années — pas vraiment à la hauteur des urgences d’une relance réelle.
De « complément » en « adjonction » en tout cas, le candidat Hollande a déjà fait savoir que le dispositif central du TSCG, à savoir la règle d’or comme mécanisme aveugle de réduction des déficits, n’attirait pas de sa part la moindre critique de fond. Et on l’a moins encore entendu exprimer la moindre protestation à l’idée de l’empire des marchés financiers sur les politiques économiques, ni le premier projet d’y remédier sérieusement. Désormais accoutumé à la verroterie, on peut compter sur lui pour valider les prodigieuses avancées qui verront, à l’occasion de l’un de ces irréparables sommets dont l’Europe a pris l’habitude, « la-croissance » rejoindre en mots toutes les dispositions qui la tuent en fait.
***
On ne saurait que difficilement reprocher aux électeurs du FN d’être incapables de rapporter leurs misères sociales à l’article 63 (liberté de mouvements des capitaux) ou aux articles 123 (interdiction du financement des déficits par la Banque centrale européenne) et 126 (déficits excessifs) du Traité de Lisbonne, ou à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ou au comité de Bâle qui en sont pourtant les causes réelles mais abstraites, et surtout lointaines — à défaut de quoi, comme on sait, la déflection du mécontentement peut élire n’importe quel fait comme cause prochaine (et dernière) : par exemple des Arabes vus à la télé… C’est lorsque ceux à qui il appartiendrait d’établir les connexions réelles des causes et des effets commencent à manquer à leurs devoirs, par la dénégation, ou pire encore par la diversion, que le débat politique prend un mauvais tour. Or, tout autour du peuple abandonné il n’y a plus que cela : précepteurs de la raison social-libérale occupés à nier toute implication de leur monde rêvé dans les infortunes populaires et à exclure même que la question soit posée — des Bernard Guetta —, ou bien, forme évidemment plus pernicieuse, crapules politiques affairées à conforter ces électeurs dans l’idée qu’en effet les Arabes sont le problème et la police la solution. Spectacle à laisser la mâchoire pendante, voilà qu’au beau milieu de la plus grande crise du capitalisme le débat de second tour roule sur le vote des étrangers et la présomption de légitime défense des flics sans qu’aucun des interrogateurs du candidat de droite ne viennent dire le caractère éhonté de sa manœuvre — il est vrai que depuis des décennies les médias n’ont eu de cesse d’escamoter les vrais problèmes et de promouvoir les faux, et eux, ce qui est peut-être pire, sans la moindre intention manœuvrière…
Alors très bien, prolongeons les tendances : un FN resplendissant, une droite désormais accrochée à ses basques, un Front de gauche sans doute sorti des limbes mais au début seulement de son parcours, un PS frappé de stupeur à l’idée qu’on puisse objecter quoi que ce soit de sérieux à l’Europe libérale et à la mondialisation, un chœur de précepteurs éditocratiques-experts obstiné à le conforter dans cette sage restriction (comme en témoigne incidemment le délire haineux dont a fait l’objet la campagne de Mélenchon, engagé à poser les questions qui ne doivent pas être posées)… On cherche la maxime qui, toutes choses égales par ailleurs, permettrait d’éclairer par anticipation la situation politique de 2017. Et facilement on trouve : mêmes causes, mêmes effets.