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Festival

La Voix est (encore) libre

par Jacques Denis, 9 mai 2012

Depuis 2002, le festival La Voix est (encore) libre invite à faire se croiser sur scène des personnalités dans une joyeuse ambiance (ré)créative. On y a vu Bernard Lubat en de biens beaux ébats, Edouard Glissant donner le diapason des débats, Josef Nadj avec Joëlle Léandre, Archie Shepp avec les Last Poets Jazz, les soirées Jazz Nomades, refusant de se plier à la loi des genres, briser les œillères stylistiques — comme pour montrer que d’autres mondes sont encore possibles. Tels sont les enjeux de cet événement pas tout à fait comme les autres, qui peut compter sur le soutien des collectivités (40 000 euros de la Région et de la Mairie de Paris) et des sociétés civiles (passé de 24 000 euros en 2010 à 18 000 euros cette année en raison de la baisse de la subvention attribuée par l’Adami [Société civile pour l’administration des droits des artistes et musiciens interprètes], qui s’était retirée momentanément en 2011). Pas un euro, en revanche, de la DRAC (Direction régionale des affaires culturelles), mais plus de cinq cents heureux spectateurs chaque soir (le taux de remplissage avoisine les 100 %, et la billetterie représente 20 % du financement global). Pour autant, ce festival produit par l’association L’Onde et Cybèle (qui embauche quatre personnes dont deux temps pleins à l’année) est en déficit depuis 2011.

Toujours est-il que « la voix est encore libre ». Pour preuve, ce rendez-vous parisien — qui prévoit d’ores et déjà de s’exporter sur les scènes provinciales — fête ses dix ans de doux délires sous les auspices de l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan, parrain de l’édition. Au vu des intitulés et déroulés des trois soirées (1), pas de doute, cela promet des lendemains qui dézinguent. Rencontre avec son initiateur, le bien-nommé Blaise Merlin.

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— Dix ans, un premier bilan ?

Passé du rôle de « repaire oblique » à celui de « repère public », le festival traverse une situation paradoxale : alors que ses soirées se jouent à guichets fermés, que le public, les professionnels et la presse plébiscitent son caractère « unique » ou « exemplaire », que des scènes nationales se joignent à son cortège, que ses créations sont programmées dans des institutions telles que les festivals d’Avignon, d’Aurillac, Sons d’Hiver ou Banlieues Bleues, nous traversons la période la plus précaire que nous ayons connue jusqu’ici. Il faut se lever tôt et se coucher tard, très tard, pour arriver à poursuivre ce combat sans y laisser son âme et sa joie initiales. Les pouvoirs publics ne semblent pas encore prêts à laisser le champ libre à des formes de création et de diffusion innovantes, sensibles aux surgissements et aux tremblements d’un paysage culturel en pleine mutation. Face aux critères esthétiques et économiques abscons de systèmes à bout de souffle, nous opposons la joie, l’invention et la vitalité vécues depuis dix ans dans notre festival, où la prise de risque est pourtant totale !

— Jazz nomade, rock transgressif, musique du sixième continent, danse poétique, poésie enchantée... La voix pour être libre doit-elle se jouer des querelles de chapelles ?

J’ai grandi sans querelles dans le quartier de La Chapelle à Paris, au son des langues et rythmes venus du monde entier. Un « théâtre du monde » où partout, nous faisions jeu de toutes voix : dans la cour de récré, au marché Dejean et aux Bouffes du Nord où je m’émerveillais devant les artistes indiens, asiatiques et sud-africains conviés par Peter Brook. Le nom de « jazz nomade » m’est apparu sur ces trottoirs où la vie se réinvente à chaque coin de rue, où les idées fusent, les rythmes se créolisent, les accents valsent et se culbutent. En programmant des lieux qu’on nomme « intermédiaires » ou « parallèles », j’ai découvert que des artistes de tous horizons pouvaient partager ces richesses par l’invention de langages et de formes en prise directe avec la cité. Entre une uniformisation à marche forcée et les replis identitaires qu’elle provoque en retour, il existe une zone de « libre-étrange », une infinité de trajectoires et de rencontres qu’il est urgent de laisser s’épanouir, sans quoi la notion même de « libre expression » se verrait peu à peu vidée de sens... et d’expressivité !

— Ce festival, c’est aussi des liens, des amitiés tissées au fil du temps... Une histoire de famille musicale ? Un état d’esprit ?

Comprendre l’autre c’est d’abord entendre son chant, pouvoir sentir son rythme. Chaque rencontre, chaque création qui émane du festival, est le fruit d’une maturation, d’une complicité, d’un voyage, d’une amitié, d’un échange ou d’une confrontation vécue et partagée avec chacun des participants. Tous ces artistes ont en commun un art consommé de la rencontre et une sincérité farouche : capables de rester eux-mêmes et de lâcher prise, ils savent se mettre à nu tout en échappant à tout contrôle quant à l’identité ou leur destination. Chaque idée, instinct ou désir qui surgit de ces rencontres nous amène à bâtir nos soirées, non comme des programmes scindés en deux ou trois parties, mais comme des cheminements, des jeux de hors-pistes, hors de tout cadre habituel de style et de durée. D’une « co-naissance » à une autre, le festival s’est peu à peu ouvert à tous les arts de la scène, et même à des scientifiques, penseurs et philosophes porteurs d’une lumière sensible sur un monde en pleine mutation.

— L’art de la rencontre, le goût pour la création, sont-ils des moteurs essentiels pour creuser son sillon original ?

Quand l’astrophysicien Trin Xuan Thuan, liant jazz et physique quantique, affirme que « l’ordre parfait est stérile, tandis que le désordre contrôlé est créatif », André Minvielle répond qu’« il faut savoir improviser sa vie en toute circonstance, car la vie est presque toujours une improvisation ». Quand Bernard Lubat se demande « jusqu’où ça commence la musique », le généticien Albert Jacquard réplique : « Je suis le fruit d’un brassage séculaire entre des millions de molécules, de gènes et de spermatozoïdes ». Autant de définitions essentielles du mot « jazz », non comme une esthétique figée à un instant donné, mais comme le souffle positif, puissant et imprévisible du choc des civilisations ! L’art de l’improvisation exige de pouvoir assumer ses racines pour les ouvrir aux autres : « Notre partition c’est l’individu en face de nous, notre partition c’est nous » (Joëlle Léandre). L’« uni-formé ment » : l’humanité sera « poly-gammes » ou ne sera pas !

— Pourquoi cette déclinaison thématique cette année ? Un mauvais souvenir de 2002 ?

Le festival est né entre les deux tours de la présidentielle de 2002, dans un climat où l’on a tous ressenti la nécessité de vivre des moments de joie et de liberté essentiels face aux limites, aux mensonges et aux catastrophes d’un système basé sur un modèle unique de production et de diffusion, qu’il soit culturel, « agriculturel », économique ou religieux. Cette ambiance d’insurrection joyeuse, aussi électrique qu’éclectique, a continué à enflammer nos soirées, côté scène et côté public (où il n’est pas rare de voir les spectateurs se lancer dans un concert de cris d’animaux). En 2007, nous avions organisé le festival la veille, le lendemain et le surlendemain du second tour de la présidentielle en invitant Edouard Glissant, qui, en plein débat sur l’identité nationale, résumait les choses ainsi : « Nous devons enfin comprendre que notre unité passe par une infinité de diversité, et il faut les assumer toutes. » Une chose est sûre : dans notre programme, les richesses produites sont immédiatement partagées !

Jeudi 10, vendredi 11 et samedi 12 mai 2012 à 20h30, aux Bouffes du Nord, 37 bis, boulevard de la Chapelle, 75010 Paris. Tél. : 01 46 07 34 50. Plus d’informations sur le site des Bouffes du Nord.

Jacques Denis

(1« Rencontres du troisième tour », avec le paléoanthropologue Pascal Picq en ouverture , mais aussi le verbe du Congolais Dieudonné Niangouna, la danse du Nigerian Qudus Onikeku, la contrebasse de Joëlle Léandre, des chants venus de Mongolie et le fantasque Fantazio , « Des Contes, des Voix », avec le cornettiste Mederic Collignon, le tromboniste Yves Robert (programme intitulé « L’Argent nous est cher »), ou encore le chorégraphe Boris Charmatz associé au poète Saul Williams ; « Le Corps Elect’Oral », avec l’électro Carawane (d’après Hugo Ball), le poète des maux chantés André Minvielle, ou encore le slameur Arthur Ribo

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