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Elections : faut-il réformer ?

par Alain Garrigou, 17 mai 2012

«J’organise une soirée électorale avec des amis », dit-elle à l’assesseur qui lui proposait de participer au dépouillement du scrutin du 6 mai dernier. Cette électrice avait-elle conscience de présenter un nouvel alibi ? Elle n’aurait pu invoquer cette raison quand les soirées électorales étaient complètement accaparées par les tâches de dépouillement. Surtout pas en 1848, quand le vote au chef lieu de canton supposait de transporter les urnes fermées au chef-lieu pour y mener le dépouillement. Le vote ensuite installé à la commune, ces opérations se tenaient dans chaque bureau de vote et occupaient toute la soirée. Il fallait alors de la patience pour connaître les résultats locaux. En attendant plusieurs jours pour connaître les résultats nationaux que les journaux livraient à mesure qu’ils les obtenaient par le ministère de l’intérieur. Jusqu’au début des années 1960, les dépouillements donnaient aux bureaux de vote un air de fête... ou de dispute.

La télévision déplaça la scène. Dorénavant, les soirées électorales devenaient un suspense où, devant leurs écrans, les citoyens regardaient les résultats s’égrener pour dessiner progressivement les vainqueurs. L’élection présidentielle au suffrage universel écourta ce suspense en permettant de donner le nom de l’élu dès la clôture du scrutin, grâce aux estimations. « La soirée entre amis » invoquée avec un sourire, cela signifiait, comme l’assesseur ne s’y trompa pas, que l’électrice avait organisé une sauterie devant un écran de télévision pour fêter la victoire de son candidat. Depuis plusieurs jours probablement. Il fallait être sûr du résultat pour ne pas prendre le risque d’une fête gâchée. Fini le suspense de la soirée électorale. On sait le résultat avant d’aller voter. Entre temps, les sondages et internet sont passés par là.

L’élection présidentielle de 2012 a accentué une évolution amorcée dans les scrutins précédents. En application du principe du secret du vote, la loi du 19 juillet 1977, modifiée en 2002, interdit de publier les résultats des sondages et estimations entre le vendredi minuit et la clôture des derniers bureaux de vote, le dimanche à 20 heures pour les communes urbaines. Or, les premiers bureaux ferment à 18 heures et les dépouillements commencent au même moment, permettant des opérations rapides d’estimation avec des observateurs dans des bureaux de vote témoins, qui permettent, à partir de projections, d’approcher le résultat définitif. Une demi heure plus tard, les premières estimations peuvent tomber. Singulière accélération de la procédure.

Ce décalage fut d’abord une bonne occasion pour les instituts de sondage de mettre en valeur leur technologie, en organisant des soirées de promotion où d’heureux élus étaient invités dans un huis clos avec une spectaculaire interdiction d’en sortir pour bénéficier avant le grand public des résultats. Rien qu’une heure, une heure seulement, mais si excitante et suivie par un cocktail. Aujourd’hui, tout le monde le peut savoir en consultant les sites étrangers.

L’infraction à la loi est devenue si massive que les autorités ne pouvaient plus l’ignorer. La commission des sondages a donc rappelé le droit et annoncé des poursuites aux contrevenants éventuels (communiqué du 20 avril 2012). Certains journalistes, qui avaient défié publiquement les autorités en annonçant qu’ils allaient passer outre, restèrent cois. L’amende annoncée (75 000 euros) était dissuasive : un procès pour l’exemple risquait d’être coûteux. Les instituts de sondages passèrent un accord de fait pour ne pas diffuser leurs estimations avant l’heure. Le 22 avril 2012, jour du premier tour, il suffisait d’aller sur les sites de médias belges pour connaître dès 18 heures 30 les premières estimations. Conforme à son style très feutré, la commission des sondages exprima sa satisfaction et... annonça avoir saisi le procureur de la République de Paris (communiqué du 27 avril 2012). Manifestement, des instituts n’avaient pas gardé le secret des estimations pour leurs correspondants étrangers et des médias français n’avaient pas su tenir leur langue jusqu’au bout. S’agissant « notamment » de la RTBF et surtout de l’Agence France Presse qui diffuse ses dépêches à tous les médias, on s’interroge sur le « bilan satisfaisant ». La commission des sondages renouvela donc son rappel à la loi avant le deuxième tour. En vain, une fois encore.

Le soir du 6 mai, sur les écrans de télévision, s’affichait le compte à rebours à l’approche de l’heure fatidique de 20 heures que les directions des chaînes avaient promis de ne pas anticiper. Les images des foules rassemblées prenaient un tour ubuesque. En principe, les gens ne savaient rien. Et l’on voyait pourtant bien la joie encore mais difficilement retenue de la foule réunie devant le siège du PS rue Solferino, la gravité de la foule réunie à la Mutualité où allait arriver le président sortant, les préparatifs à la Bastille pour la victoire de François Hollande et le calme à la Concorde pour la fête prévue en cas de victoire. A Tulle, la foule réunie sur la place centrale était la plus expressivement heureuse. Il était si difficile d’ignorer que les gens savaient que le spectacle avait un air comique. Quand le compte fut bon, les partisans du vainqueur laissèrent aller leur joie un peu sur commande, les partisans du vaincu laissèrent percer leurs larmes après l’attente déçue du miracle.

La loi aussi manifestement violée, un changement avait été demandé pour unifier les heures de fermeture des bureaux. Difficile à faire en cours de scrutin, mais apparemment facile à changer dans un avenir proche. Cela réglerait-il facilement la question comme on semble l’avoir cru ? S’il fallait fermer à 20 heures, la prolongation du scrutin dans les bureaux ruraux paraîtrait bien inutilement lourde aux scrutateurs qui reçoivent la plupart des électeurs le matin. Et cette mesure ne répond qu’à la publication des estimations. Or, commencées à 18 heures à la fermeture des premiers bureaux de vote, elles permettent de donner les premières estimations une demi heure plus tard. Elles n’ont pas été d’une qualité uniforme lors du premier tour. Une fermeture de tous les bureaux à 20 heures aurait l’avantage d’allonger le suspense. Mais le problème n’est déjà plus là alors que le 6 mai, les premiers chiffres provenaient non point des estimations mais des « sondages sortie des urnes » ou « jour du vote ». Or, ils étaient diffusés après 14 heures. L’uniformisation de l’heure de clôture ne peut en aucun cas empêcher la divulgation d’estimations fondées sur des sondages et non sur des dépouillements. La généralisation des sondages en ligne permet en outre des totalisations partielles quasiment instantanées. Le procédé se développera encore.

Or, l’obsolescence spectaculairement manifestée d’une disposition légale ne peut perdurer sauf à faire perdre son autorité à la loi. Le 6 mai 2012, les téléspectateurs ont ri devant un secret officiel mais de polichinelle.

Le délitement d’une disposition légale n’est en outre pas isolé et doit ainsi être relié à d’autres problèmes apparus pendant cette campagne électorale ? Ainsi de la « révolte » des éditorialistes devant le principe d’égalité des temps de parole des candidats pendant la campagne officielle. On avait critiqué dès sa première édition, en 1965, les critères de sélection des candidats à l’élection présidentielle qui avaient permis à Marcel Barbu, un Français parfaitement inconnu, de disputer les suffrages au général de Gaulle. Dans une télévision complètement dévouée au pouvoir, c’était pourtant ouvrir le petit écran à des têtes nouvelles.

Les neufs éditorialistes ayant protesté contre la durée de l’obligation d’égalité et demandé de la limiter à deux semaines n’ont sans doute pas été sensibles à la diversification de leurs invités. Ils n’avaient pourtant pas souvent rencontré Philippe Poutou, Nathalie Arthaud, Jacques Cheminade, Nicolas Dupont-Aignan et même pas voulu inviter la candidate écologiste Eva Joly sur le plateau de Des paroles et des actes (France 2). Sur quel critères ? Leur score électoral annoncé par les sondages. Les intentions de vote sont ainsi devenues l’étalon d’invitation dans les médias. Selon quelle conception du journalisme ? Cette conception semblait aller de soi pour les éditorialistes concernés qui eurent des propos violents et insultants (« inutile »), les élus locaux leur ayant donné leur parrainage étant englobés dans la forfaiture.

François Hollande, au temps où il n’était crédité que de 5 % des suffrages par les sondages, fut même houspillé par Jean-Michel Apathie sur le plateau de Canal Plus. Il ne semble pas que la présence sur les écrans de ces candidats « inutiles » ait gâché le spectacle. Au contraire, on les a vus moins commodes que les invités habituels (lire Pierre Rimbert, « Les médias contre l’égalité », Le Monde diplomatique, mai 2012). Peut-être d’ailleurs s’agissait-il seulement de préserver la connivence qui caractérise les émissions télévisées. En somme, un journalisme routinisé. Les éditorialistes devraient revenir à la charge si on en juge par leur passion anti-égalitaire. Dans ce cas, il faudrait revenir sur les dispositions officielles d’égalité instituées par la loi de 1881, loi fondatrice s’il en est de la compétition démocratique dans la République. N’oublions pas en effet que les fondateurs de la IIIème République avaient pourfendu la « candidature officielle » érigée par le Second Empire (1). Pourquoi un réexamen des lois électorales serait-il tabou ? Même à ne rien changer, on retrouverait un peu le sens inscrit dans les lois et oublié. En l’occurrence, il ne s’agirait point de réformer mais de rappeler pourquoi la démocratie impose aussi des contraintes aux éditorialistes

Un examen rationnel, cela peut conduire à changer, mais aussi à maintenir et peut-être aussi à prévenir. Ainsi, sans parler même de cette sempiternelle question des effets directs des sondages sur le vote, il est apparu que les élections et les sondages pouvaient se concurrencer même dans un pays à la vieille histoire électorale. Peut-on par exemple évaluer un résultat à l’aune des sondages qui annoncent plus un écart plus élevé que le résultat réel, et en conclure qu’il y a une surprise ou que la victoire a été étroite ? Pour en déduire souvent, de manière très intéressée, une sorte de légitimité plus ou moins grande pour le vainqueur. L’autorité politique se mesurerait-elle dorénavant au pourcentage de voix ? Un électeur s’interrogeait sur le faible écart de voix final pour l’opposer aux écarts des sondages : par exemple, en n’ayant obtenu la majorité que dans l’électorat de plus de 65 ans, bien moins que la moitié de la population, comment Nicolas Sarkozy pouvait-il être si peu distancé ? Et de s’interroger à la suite sur la possibilité de fraudes électorales. En évoquant l’exemple de l’élection américaine de 2000. On s’arrêtera d’autant moins à ces remarques que la France est un pays d’ancienne tradition électorale, de normes légales rigoureuses, comme les Etats-Unis cependant, et surtout parce que le favori a gagné. En serait-il de même dans le cas inverse ? On a récemment observé des troubles post-électoraux pour ces raisons mais il est vrai que ce n’était pas dans un pays aussi légaliste que la France ou... les Etats-Unis de George W. Bush, arrivé au pouvoir par la fraude en 2000. La fiction a peut-être des vertus d’avertissement et devrait amener à reconsidérer une législation qui pourrait jeter le doute si un candidat aussi largement annoncé comme battu que Nicolas Sarkozy l’emportait in extremis. En l’état des choses, on n’éviterait pas le soupçon ni peut-être la crise.

Alain Garrigou

(1Christophe Voilliot, La candidature officielle. Une pratique d’Etat de la Restauration à la Troisième République, Presses Universitaires de Rennes, 2005.

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