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Dans le viseur des marchands d’armement

Le Salon de l’armement terrestre et aéroterrestre Eurosatory — organisé au nord de Paris comme tous les deux ans, en alternance avec le Salon aéronautique du Bourget — a accueilli du 11 au 15 juin 1 450 exposants, aux deux tiers internationaux, et plus de 50 000 visiteurs professionnels, dont plusieurs centaines de chefs d’état-major, venus de 130 pays. Pour la première fois, des ONG dénonçant l’opacité de l’industrie et du commerce de l’armement y ont été interdites d’accès.

par Philippe Leymarie, 15 juin 2012

En dépit de demandes répétées, Amnesty international France, le CCFD-Terre solidaire et Oxfam France n’ont pas obtenu les indispensables badges d’entrée, pourtant largement diffusés. En guise de protestation, leurs représentants s’étaient symboliquement bâillonnés lundi, jour de l’ouverture du salon, devant l’entrée du parc des expositions de Villepinte.  (1)

« Les industriels, s’est justifié Jean-Albert Epitalon, délégué général adjoint du Groupement des industries françaises de défense terrestre (GICAT), organisateur d’Eurosatory, ont estimé que ce salon, connu comme une référence mondiale, n’est ni le lieu ni le moment favorable pour recevoir des ONG, voire d’imposer leur présence aux très nombreux industriels ou délégations officielles étrangères ».

Pour les trois ONG qui se disent « soucieuses de la régulation des transferts d’armes pour protéger les populations civiles », c’est en revanche « un signal très préoccupant de la part des industriels et du gouvernement, quant à la volonté d’en finir avec l’opacité qui continue de caractériser ce commerce ». Et cela à trois semaines de la conférence de l’ONU pour l’adoption d’un traité international sur le commerce des armes (TCA).

Inimitables silhouettes

Le petit monde de l’armement terrestre a donc pu tranquillement mener son « business as usual », entre VRP en costards noirs à la recherche de clients, officiers généraux chamarrés en quête des meilleurs matériels, et la plèbe militaire, voire le gibier à commandos ou « mercenaires » de compagnies de sécurité, reconnaissables même en civil à leur inimitable silhouette, venus s’enquérir des nouveautés en matière d’armement ou d’équipement individuel du combattant.

Ils veulent tout savoir sur les derniers :

 fusils mitrailleurs (y compris maintenant à double canon, comme le Gilboa Snake de l’Israélien Silver Shadow), colts ou carabines de précision ;
 chargeurs de munitions, viseurs, baudriers ;
 outils d’effraction, de détection, de mise à feu ;
 chaussures d’assaut, casques « balistiques », gilets pare-balles ;
 lunettes, jumelles, montres, GPS, radios ;
 sacs, masques, kits de survie, couteaux (et notamment le grand classique de l’armée suisse fabriqué par Victorinox).

Mais aussi, en plus lourd :

 les drones et robots d’observation de toutes tailles et emplois ;
 les véhicules pour forces spéciales (dont le petit tout terrain chenillé « de sauvetage » T-ATV de Ruag, annoncé à 185 km/heure) ;
 les pneus, jantes, ou chenilles renforcées ;
 les systèmes radars ou vidéo mobiles (comme le Vigitower de GINT, pour « la protection de convois, la surveillance de zones à hauts risques, la surveillance d’agitation urbaine ») ;
 les tenues de combat ou scaphandres NRBC (nucléaire, radiologique, biologique et chimique), que le fabricant Paul Boyé annonce comme « le meilleur compromis entre confort et protection » ;
 les tentes, abris, renforts, murs démontables, etc.

Mortelle quincaillerie

Et, bien sûr, cette énorme (et mortelle) quincaillerie que sont les blindés de tous types — le « cœur de métier » des exposants d’Eurosatory — dont une partie se livrent, dans un secteur « tout-terrain » aménagé à la lisière du salon, à des « démonstrations dynamiques » biquotidiennes, conçues comme un show :

 les chars lourds, moyens, légers, produits notamment par BAE-Systems, Rheinmetall, Nexter, Renault-Truck ou Panhard ;
 les véhicules blindés « de l’avant », de transport de combattants (22 programmes concurrents dans l’Union européenne…) ;
 les véhicules de détection, déminage, ouverture de pistes ;
 les canons, batteries tractées ;
 les ponts mobiles, engins de franchissement, bulldozers ;
 les postes de commandement, véhicules de secours, etc.

Les industriels, avec l’appui des personnels de la Direction générale de l’armement (DGA), largement représentés sur le salon, ne manquent pas de faire référence aux utilisations récentes de leurs matériels en conditions réelles, comme en Libye ou en Afghanistan. Le label « Combat proven » est un puissant argument de vente. Il a servi ces derniers mois à Dassault pour tenter de placer son Rafale à l’export. Il est utilisé notamment par les ingénieurs d’ECA Robotics, Infotron et Sagem — trois firmes françaises auxquelles la DGA vient de commander, à destination des troupes françaises encore déployées en Afghanistan, des mini-robots pour l’ouverture d’itinéraires piégés et des drones de reconnaissance.

Innovations en série

Ce salon a été l’occasion, pour la DGA, de faire la réclame pour de nombreux produits de l’industrie, en service dans les armées ou susceptibles de le devenir :

 le nouveau véhicule blindé de combat d’infanterie (VBCI) ;
 la tenue du fantassin à équipements et liaison intégrés (FELIN), dite du « soldat du futur », mais qui commence à équiper les forces françaises, régiment après régiment (actuellement, six ; à terme, tous les régiments d’infanterie) ;
 l’hélicoptère lourd de manœuvre et d’assaut baptisé « Caïman » (qui succède au Frelon) ;
 le robot MINIROGEN de reconnaissance des objets ou dessous de véhicules suspects ;
 le système de caméra Millicam qui « voit à travers les murs » ;
 le plasma liophilisé de traitement d’urgence hémorragique grave préparé par le centre de transfusion sanguine des armées (qui permet de s’affranchir de la chaîne du froid, problématique notamment en opérations) ;
 ou encore « l’exosquelette » Hercule — un robot « collaboratif » qui seconde l’homme dans le port de charges lourdes, actuellement en cours de test dans les armées (mais qui peut également avoir des applications civiles, dans le bâtiment, la logistique ou les hôpitaux).

Eurosatory a regroupé certains des exposants dans une série de pôles technologiques, en fonction des dernières évolutions des marchés de la défense et de la sécurité : drones et robots, vision jour-nuit, équipement individuel opérationnel, médecine opérationnelle, électronique embarquée, NRBC, et simulation – un secteur en expansion, à la fois aux fins d’entraînement et de conduite des opérations. (2)

Un séminaire interarmées de simulation a été organisé sur le salon, de même qu’un forum de retour d’expérience sur les opérations terrestres, des débats organisés par les « think tanks » sur les politiques de défense, une conférence internationale sur la cyberdéfense, un forum sur la vidéo protection, un symposium sur les compensations et offsets, des conférences de l’Agence européenne de défense, de la NAMSA (centrale d’achat de l’OTAN), etc.

Montée des émergents

De l’aveu même du commissaire d’Eurosatory, le général Patrick Colas des Francs, cette manifestation a été marquée par une forte ouverture en direction de la sécurité, de nombreuses technologies, explique-t-il, étant communes aux militaires et aux policiers, « les armées étant de plus en plus remplacées par des unités ou sociétés de sécurité ». Le même ex-officier supérieur rappelle que, « sauf en Europe, la crise économique ne touche pas l’armement, les pays émergents atteignant aujourd’hui un très bon niveau technologique, ce qui rend la concurrence de plus en plus rude ». On pense notamment au Brésil, mais également à la Turquie ou à l’Indonésie…

De fait, le commerce des armes ne connaît pas la crise, et la France, avec 8 % du marché, reste le quatrième exportateur mondial (6,5 milliards d’euros de contrats signés en 2011), même si la rétraction des budgets de défense dans la quasi-totalité des pays européens (3) les contraint à étaler les séries et à réduire la voilure industrielle (quand ils en ont une), à décaler les commandes, à renoncer à certaines capacités, ou à les mutualiser avec des voisins ou partenaires immédiats, voire à l’échelle européenne.

Schizophrénie française

Le gouvernement français, par la voix de Jean-Yves Le Drian, son ministre de la défense, a laissé entendre, dans Le Monde du 7 juin, que ce commerce n’est pas comme les autres. « Nous avons un très grand savoir-faire industriel qui est respecté par tous, en termes d’armement comme de capacités d’innovation. Nous ne sommes pas des marchands, mais des partenaires. Ce n’est pas une figure de style ».

Son secrétaire d’Etat aux anciens combattants, Kader Arif, qui inaugurait le salon (en l’absence du ministre Le Drian, retenu en Afghanistan à la suite de la mort de quatre soldats français), a précisé quelque peu les intentions de la nouvelle équipe :

 l’armement est un secteur de pointe, important pour l’autonomie politique de la France et sa politique extérieure, la crédibilité de ses armées, l’avenir de sa recherche technologique ;
 c’est un secteur économique majeur : 15 milliards de chiffre d’affaire, dont un tiers à l’export, 165 000 emplois directs ;
 en raison de sa nature, l’armement est un produit à part ;
 une vente d’armement français à un Etat étranger n’est jamais neutre, c’est aussi un acte politique ;
 la politique d’exportation se doit d’être rigoureuse et transparente, et de disposer des instruments de vérification, quelle que soit la destination finale de ces armes ;
 il faudra que le traité bientôt discuté à l’ONU apporte des assurances dans ce domaine, etc.

Patrice Bouveret, directeur de l’Observatoire des armements, a profité de la tenue de ce salon pour appeler le gouvernement français à soumettre la politique d’exportation et de partenariats en matière militaire et sécuritaires à un débat démocratique et à un véritable contrôle parlementaire. Mais, ajoute-t-il, « en organisant la promotion de systèmes d’armements — notamment pour des Etats connus pour leur violation des normes internationales — tout en manifestant par ailleurs sa volonté d’empêcher les désastres que ces armes provoquent, le gouvernement français adopte un comportement schizophrène dont il serait temps de sortir ! ».

Philippe Leymarie

(1Par ailleurs, des militants de l’opposition syrienne, soutenus par le mouvement Avaaz, ont tenté d’installer un « cimetière » de jouets ensanglantés, au Louvre, où se tenait mardi 12 juin le dîner de gala d’Eurosatory. Ils entendaient dénoncer les massacres d’enfants syriens, dans le cadre de la campagne visant à mettre fin aux contrats de vente d’armes au régime de Bachar Al-Assad. Ils appelaient également à boycotter le géant de l’armement russe Rosoboronexport. Sur l’ONG controversée Avaaz, lire « Avaaz, le trublion de l’humanitaire, passe à l’offensive contre le régime syrien », Le Monde, 11 mars 2012.

(2Il y a 350 outils de simulation dans les armées et la DGA, et plus de 400 activités opérationnelles sont soutenues par la simulation.

(3Cf Pierre Tran, « An Austere Landscape », Defense News, 4 juin 2012.

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