Dans la banlieue d’Alicante, chacun avait un dossier sous le bras, une douleur à exorciser. Certains cherchent depuis des années, en silence — un silence qui, aujourd’hui, fait de plus en plus de bruit. « Nous sommes victimes, nous expliqueront-ils, et pourtant coupables aux yeux de la justice, des hôpitaux, des Etats civils, des institutions... » Des victimes coupables de lèse-oubli, d’avoir douté des vérités officielles, d’être convaincues que « leur bébé » n’est pas mort, comme on le leur a toujours dit, mais qu’Eglise et franquisme leur ont arraché leur progéniture. La plupart du temps, on leur oppose encore porte close en expliquant qu’aucun document n’atteste ni de l’accouchement, ni de la naissance, ni de la mort du bébé.
Nous sommes là pourtant face à un crime contre l’humanité : le vol et la traite de nourrissons. Les chiffres : de 30 000, pour les estimations les plus basses, à 300 000 (ce qui nous paraît pour l’heure exagéré). Les familles qui nous entourent sont toutes composées de petites gens, humbles et modestes, qui veulent retrouver un fils, une fille, un frère... Ils n’ont aucune haine mais font montre d’une dignité à toute épreuve. On a du mal à imaginer les dimensions réelles de ce drame. « Ils disent que nous sommes folles », explique Eva, d’Alicante. Ceux qui ont assassiné les « rouges » sont ceux-là même qui ont volé leurs enfants pour les confier à des familles bien-pensantes, afin de les « purifier ». Nous nous sommes rendus à l’hôpital général d’Alicante, anciennement « Résidence 20 novembre », où les documents ont été, selon l’administration, emportés par différentes crues. Qui l’eût cru ?
Substitut du procureur ayant en charge les questions relatives aux mineurs, ainsi que ce dossier, don Carlos Ferreiros accepte de nous recevoir. Il nous invite à distinguer les cas d’enfants volés du franquisme et ceux, ultérieurs, qui relèvent de méthodes pour le moins particulières dans un pays qui, jusque dans les années 1980, n’avait aucun cadre légal sur l’adoption. Les enfants volés aux familles étaient déclarés morts, et enterrés par les bons soins des hôpitaux et autres cliniques, avant d’être vendus. C’est la version officielle dans l’Espagne du très conservateur Mariano Rajoy, mais chacun devine que les magistrats obéissent à des autorités gouvernementales qui les enjoignent de ne plus se consacrer à ces dossiers-là, « par manque de temps et de moyens ».
Un « trou noir » de plus en plus clair
Dans l’immédiate après-guerre d’Espagne, le vol des bébés aux mères prisonnières politiques relevait de la vengeance et de la répression idéologique. Il était théorisé par le psychiatre officiel du régime, Vallejo Nájera, qui considérait le marxisme comme une « maladie mentale » à éradiquer, et les « Républicains » comme émanant d’une race inférieure... Après les années 1940, la répression change de profil : de « politique », elle se fait plus morale et sociale, et son instrumentalisation vise surtout les mères célibataires (considérées comme d’horribles pécheresses), ou les familles nombreuses (qui ne peuvent offrir de bonnes conditions de vie à autant d’enfants). Cette répression fait toujours partie d’un projet de l’Etat franquiste et des classes dominantes pour réduire et/ou rééduquer les « déviances » politiques des exploités, telles que le communisme ou l’anarchisme, et créer une société idéale enfin débarrassée des idéologies subversives.
La réunion d’Alicante fait émerger de nouvelles histoires personnelles qui égrènent le même enchaînement : un enfant né en bonne santé, qui subitement devient violet et décède. Les autorités de l’hôpital ou de la clinique refusent cependant aux parents un droit humain élémentaire, celui de voir le corps de l’enfant, et d’en disposer afin de l’enterrer dans le caveau familial. Ces mêmes autorités disent se charger de tout, et les familles, en état de choc, parfois menacées, sont bien obligées d’accepter cette « vérité » officielle.
Les témoignages se succèdent. Comme celui de María Bonillo Navarro, dont le fils, né en 1963, dans un hôpital madrilène, a « disparu », jusqu’au cas de Juan Vicente, d’Alicante, a qui on a enlevé des jumeaux, en octobre 1991, nés en pleine santé à l’hôpital général d’Alicante, où il travaillait et travaille toujours. On l’avait menacé à l’époque de le renvoyer s’il cherchait à savoir ce qui s’était exactement passé. Celui de Victoria Utiel Arroyo, qui recherche un fils, né à la clinique La Almendra de Valence le 2 juillet 1971 ; elle s’étonne que tous les registres des années 1963 à 1973 de la « Casa cuna Santa Isabel » (centre de charité ouvert aux filles mères tenu par des religieuses) de Valence aient disparu. Elle est mariée avec Francisco Rocafull, né le 8 février 1961, qui recherche une sœur jumelle, disparue, non pas à la naissance, mais vers l’âge de 6 ou 7 mois, après un passage à l’hôpital pour une maladie bénigne. Les contradictions dans les documents sollicités auprès de l’hôpital en question sont légion : date de naissance avancée d’un an, attribution d’un emplacement dans un cimetière ne correspondant pas au lieu de naissance, documents signés par un médecin qui ne fera partie du personnel que quinze ans plus tard. Plus surprenant, l’un le porte, lui, décédé, et sa sœur vivante. De plus, des renseignements sur ces enfants ont été demandés en 1972 et contiennent déjà des incohérences. D’après Francisco Rocafull, il s’agirait d’un cas d’adoption (illégale), alimenté au moyen d’une filière hospitalière (de nombreux documents, délivrés à des années d’intervalle et manifestement falsifiés, sont signés par le même médecin, un certain Docteur Boix), par une famille riche qui aurait d’abord souhaité un garçon, puis aurait préféré la fille, et aurait eu besoin des documents pour l’adopter légalement quelque dix ans après.
Des parents déterminés
Face à l’absence de documents, les familles victimes de vol d’enfants tentent de retrouver leur trace par tous les moyens : certaines sont allées jusqu’à consulter les registres de l’Eglise, concernant ce qu’on dénommait « les eaux du bon secours », équivalent de l’extrême-onction pour les mourants baptisés. Mais là non plus, elles ne trouvent rien. C’est d’ailleurs l’un des paradoxes de ce scandaleux dossier : ne rien trouver est la preuve qu’elles ont raison, que l’Etat, et les relais institutionnels leur ont menti, que marchent dans les rues espagnoles des milliers de personnes auxquelles on a volé leur véritable identité.
Les familles de victimes ont obtenu quelques exhumations de fosses, qui tendent à démontrer que les restes retrouvés sont numériquement bien inférieurs à ceux annoncés par les documents : ce sont bien elles qui ont raison de se battre pour qu’éclate la vérité au grand jour, et que justice leur soit rendue. Difficulté ajoutée, ces inhumations massives, prises en charge par hôpitaux et cliniques, se faisaient dans des fosses communes (on ne pouvait tout de même pousser la farce trop avant, et proposer à chacun une tombe individuelle et vide). C’est même souvent un argument pour ne pas réaliser l’exhumation ; on dit aux familles que les restes de l’enfant qu’elles recherchent seraient au fond de la fosse, recouvert par quelque soixante-dix autres fœtus décomposés. Pour l’heure, en Espagne, seulement une quinzaine de bébés ont été exhumés, au coup par coup. Et l’une des dernières exhumations, réalisées à Alcoy, dans une tombe individuelle, n’a mis à jour qu’un amas de linges. « Ils ferment les dossiers, et refusent de faire les exhumations parce qu’ils savent qu’ils ne vont trouver aucun reste d’enfants, s’insurge Eva, d’Alicante. Ils les ont volés et vendus. »
Le plus grand espoir des familles tient à l’implication d’enfants « adoptés », comme José Andrés, de Santa Pola, ou Margarita, d’Alicante, qui cherchent leur vraie famille, et s’interrogent sur les conditions de leur adoption. Puisqu’on a fermé la porte aux mères et aux membres de la fratrie, toutes et tous comptent sur les enfants pour que s’ouvrent les registres et que l’on puisse, enfin, savoir ce qu’il est advenu.
Dans « Le Monde diplomatique » :
- « Bataille pour la mémoire républicaine », Jean Ortiz, février 2009.
En Espagne, simples citoyens et magistrats conjuguent leur action pour secouer le « pacte de l’oubli » qui recouvre toujours les atrocités commises sous le régime franquiste.
- « Guernica, un crime franquiste », Lionel Richardn, avril 2007.
Durant des décennies, l’historiographie franquiste a falsifié le récit du bombardement de la ville basque, le 26 avril 1937, qui fit un millier de morts. Aujourd’hui, à Guernica, on se bat contre l’amnésie.
- « Les charniers de Franco », José Maldavsky, janvier 2003.
Après de longues années de silence, des Espagnols cherchent les restes de quelque 30 000 républicains fusillés au bord des routes, « disparus » dans la terrible répression de la guerre civile.