Lire aussi Joëlle Fontaine, « Churchill contre la Grèce », Le Monde diplomatique, juillet 2012.
Un roman — ou plus précisément une trilogie — publié à Athènes entre 1960 et 1965 met en scène des personnages confrontés à la réalité historique de 1942-1944, quand Allemands et Italiens menaient contre les Alliés la bataille du désert, pendant que l’URSS demandait l’ouverture d’un second front. Des Grecs — de Grèce, d’Egypte, de Palestine, de Turquie — choisissaient de reprendre la lutte aux côtés de l’Alliance, tandis que des militants d’extrême-droite cherchaient à exploiter les circonstances. Des agents secrets alliés s’en mêlaient, et des militants communistes de toutes nationalités préparaient eux aussi et la victoire et l’après-guerre. C’est ce que met en scène admirablement Cités à la dérive, du Grec cairote Stratis Tsirkas (Le Seuil, Paris, 1971 ; réédition en Points-Seuil, 1993 et 2000), vaste polyphonie où l’épopée se conjugue avec un réalisme nerveux (1).
Pour comprendre les ambiguïtés de la situation, il importe de rappeler les bouleversements politiques qui ont secoué le pays. En 1936, le roi Georges II donne les pleins pouvoirs au général Metaxás, notamment pour freiner l’expansion du Parti communiste grec (KKE). Metaxás, figure de l’extrême-droite, interdit les partis et la grève, fait arrêter, torturer, déporter les opposants, mais, malgré sa sympathie pour le fascisme, il choisit pour la Grèce la neutralité dans la guerre qui commence. En octobre 1940, les Italiens attaquent la Grèce via l’Albanie ; les Grecs ne sont battus l’année suivante que grâce aux renforts allemands. Metaxás meurt, le gouvernement part pour un exil mouvementé qui le mènera à Alexandrie, à Londres et au Caire, pendant lequel le roi rétablira le régime constitutionnel pour marquer son accord idéologique avec les Alliés. Néanmoins, les métaxistes et autres tenants d’une droite dure sont toujours en place : dans l’armée, dans les ministères… Les Allemands et les Italiens occupent la Grèce : 300 000 Grecs meurent de faim pendant l’hiver 1941-42. Les déportations continuent. Des groupes syndicalistes et politiques de gauche fondent le Front national de libération (EAM), qui sera le noyau de l’Armée populaire grecque de libération (ELAS), en activité dès février 1942. Les dirigeants en sont majoritairement communistes. Ce qui inquiète et le gouvernement en exil et les Britanniques. D’où l’apparition, pour faire pièce à l’EAM, d’autres mouvements de résistance, moins « dangereux » pour l’avenir : l’Armée grecque démocratique nationale, la Ligue nationale de libération…
Au Proche-Orient aussi, Grecs communistes et démocrates s’organisent clandestinement. Les Britanniques sont de plus en plus préoccupés, surtout qu’en mars 1944, l’EAM a fondé le Comité de libération nationale (PEEA), qui s’assigne notamment pour but le maintien de la souveraineté du peuple après la Libération. En Egypte, où des éléments de la communauté grecque et des forces armées mutinées demandent la dissolution du gouvernement et la constitution d’un gouvernement d’union nationale avec la participation des résistants, les Britanniques, appuyés par le pouvoir grec officiel, s’engagent dans une répression marquante : en mai 1944, dix mille combattants grecs sont internés dans des camps en Libye et en Erythrée, sous garde anglaise.
Parallèlement, les délégués de la résistance intérieure signent, avec les émissaires du gouvernement en exil, un accord pour la formation d’un gouvernement d’union nationale, et désavouent la mutinerie. La gauche est trahie. En décembre 1944, l’EAM compte un million de membres, Winston Churchill envoie des chars à Athènes : les barricades tiennent trente-trois jours. De 1947 à 1949, c’est la guerre civile — qui se conclue par la victoire de la droite, sous le parrainage des Etats-Unis, successeurs des Anglais en tant que « protecteurs ».
Cités à la dérive commence en 1942, quand le général Rommel menace Le Caire et Alexandrie, et se termine en mai 1944, lorsqu’est écrasée la mutinerie au Moyen-Orient.
« Dès son arrivée à Londres, Georges II avait publié un rescrit ; le lendemain, Vénizelos prêtait serment comme Premier ministre. Et c’est alors que lui et les siens, qui avaient amené la situation au point où elle en était, menacèrent les révolutionnaires de les écraser avec l’aide des forces étrangères s’ils ne se livraient pas sur le champ. (…) Désormais, il ne restait qu’une seule voie : tenir. En grignotant des heures, des jours, des semaines, éviter l’humiliation du désarmement, résister, réduits une fois encore à n’être qu’une poignée face à un Empire entier jusqu’au moment où arriveraient de Grèce les vrais représentants du peuple et agir, alors, comme eux le décideraient. Churchill, naturellement, le roi, Vénizélos et d’autres membres de leur entourage voudraient désarmer la Brigade et la Flotte et ne faire venir qu’ensuite les représentants pour négocier. A l’observateur attentif, la situation se présentait ainsi : d’un côté la volonté du peuple exprimée par la bouche de ceux qui se battaient contre l’envahisseur en Grèce, sur mer, dans les déserts d’Afrique, et de l’autre, soutenue par Churchill, même si ses actes et ses buts ne coïncidaient pas avec la cause alliée, la Grèce officielle. Le rapport de forces déterminerait bien sûr le résultat des négociations. A Alexandrie, un immeuble administratif que défendaient les marins, cernés par les bérets rouges, enfermés dans un nid de barbelés, fut baptisé Missolonghi (2). Churchill oserait-il frapper un petit peuple qui avait donné aux Alliés la première victoire sur l’Axe ? C’est ce que demandait Nan dans la conclusion d’un billet d’Hermès qu’elle intitulait : Avec qui Byron se battrait-il ? » (3)