Pour ce qui est du 14 juillet, pas question d’y aller au bémol, quand on évoque avec des professionnels le bastringue militaro-patriotique de la « fête nationale » : les défilés, c’est sacré ! C’est le « grrrrand rendez-vous de l’armée avec la nation, du peuple avec son armée », c’est important pour les militaires « qui peuvent montrer ce dont ils sont capables », pour la population « qui se presse pour voir les soldats désormais quasi invisibles », dans ce pays où s’étendent — à force de dissolution de régiments et de fermetures de casernes — de véritables « déserts militaires », etc.
Et, si on fait mine simplement, non pas de penser à supprimer les défilés — façon Eva Joly — mais de préconiser un petit rajeunissement du rituel, on peut s’attirer la réplique qui tue : « C’est la cérémonie d’allégeance de la communauté militaire à la classe politique, le salut des armées à leur patron… ». Bref, anarchistes et autres rigolos, voyez la gravité et la fonction rédemptrice de ces martiales démonstrations, qui n’ont d’autre fonction que de prémunir la République contre les putsch et autres chienlits. Et laissez donc s’accomplir ce beau moment où — pour un jour seulement — la marée des oriflammes tricolores ne sera pas annexée par un quelconque FN, ou une UMP qui chercherait à en endosser la furia nationaliste.
Sous contrainte
Pour le reste, la hantise du moment — chez les militaires — ce sont les coupes budgétaires. Le général Ract-Madoux, chef d’état-major de l’armée de terre, le rappelait devant les membres de l’Association des journalistes de défense, le 11 juillet dernier : « Nous agissons sous contrainte budgétaire depuis des années… La “variable d’ajustement”, on ne fait que ça… Nous sommes arrivés à un plancher : après, on supprime du physique, des jours d’activité… »
Une crainte d’autant plus partagée que, partout en Europe, les dépenses de défense sont à la baisse, ainsi que le constate le site B2, à Bruxelles, pour qui « l’effet des restrictions budgétaires se fait pleinement sentir en 2011 ». Peu d’Etats semblent épargnés, sauf les minuscules Luxembourg, Estonie ou Lettonie, ou la Roumanie — mais c’est du rattrapage : ils avaient subi des reculs importants les années précédentes. Grande-Bretagne (- 0,7 %), Belgique (- 0,9 %), Pologne, Croatie restent à peu près stables en 2011.
Mais si quelques pays limitent la baisse des dépenses — l’Allemagne avec - 1,5% ; et plus bas, la France, la Hongrie et l’Italie (- 3,2%) — ailleurs c’est la dégringolade : le Portugal (-7,7%), le Danemark (-7,6 %), les Pays-Bas (-4,9%). Une demi-douzaine de pays franchit la barre des dix points de baisse, illustrant une situation économique plus que difficile : - 11 % en Espagne, - 12 % en Slovaquie, - 15 % en République Tchèque, - 17 % en Bulgarie, - 18 % en Slovénie, - 24 % en Grèce — « La Grèce qui a “perdu” en trois ans un tiers de son budget, passant de 7,3 milliards d’euros en 2009 à presque 6 milliards en 2010 et 4,6 milliards en 2011 », relève Nicolas Gros-Verheyde.
Contre-feu
Selon notre confrère de B2, « le volume des troupes européennes fond également à vue d’oeil » : de presque 2,1 millions de militaires en 2000, il chute à environ 1,5 millions en 2011, soit une baisse de 70 000 personnes en une année. Cette décrue — alimentée notamment par l’abandon de la conscription d’abord en France et en Italie, puis en Allemagne et en Pologne — devrait se poursuivre dans les années prochaines, « ces sureffectifs ne se justifiant à la fois plus sur le terrain, mais surtout ne permettant pas automatiquement une efficacité importante ».
En France, le Sénat, qui a lancé une série de réflexions sur les enjeux du futur Livre blanc (1), estime dans un rapport sur les « capacités industrielles critiques », que « l’Etat doit déduire les capacités industrielles militaires critiques de la forme qu’il souhaite donner à son outil de défense et non l’inverse : tout ajustement budgétaire, à la hausse comme à la baisse, ne doit intervenir qu’après une révision de l’analyse stratégique et non pas avant ». Il n’est pas dit, prévient-il aussi en forme de « contre-feu », que « toute diminution de dépenses de défense doive se traduire par une réduction du format des armées ».
Généraux en stock
Cela au moment où Didier Migaud, le président de la Cour des comptes, met les pieds dans le plat. Présentant mercredi 11 juillet son Bilan à la mi-parcours de la loi de programmation militaire (LPM), il relève un écart de près de 2 milliards d’euros à la fin de l’exercice 2011, par rapport à la trajectoire de la LPM, et pronostique un retard de plus de 4 milliards à la fin 2013, sur la base des seuls arbitrages rendus avant la mi-2012.
Et le magistrat, par exemple, de « s’interroger sur le nombre d’officiers généraux, qui est resté à peu près constant en dépit de la réduction du format des armées. L’armée de terre compte ainsi 176 généraux pour seulement 15 brigades à commander : plus de cent généraux de l’armée de terre servent en dehors de celle-ci. Pour les 3 468 officiers ayant un grade équivalent à celui de colonel, les commandements disponibles de régiments, de bâtiments de la marine et de bases aériennes sont au nombre de 150 ».
Ce renforcement du taux d’encadrement, passé de 14,6 % à 15,9 % entre 2008 et 2009, présente — outre son coût intrinsèque — « plus d’inconvénients que d’avantages, y compris pour les personnels eux-mêmes », selon le président de la Cour : « Il peut conduire à l’engorgement et à la bureaucratisation des administrations centrales, à la multiplication des structures de soutien et de contrôle, et à des durées de commandement trop courtes ». Du coup, Didier Migaud préconise un « repyramidage » des grilles d’avancement, et une « réduction volontariste de l’encadrement supérieur du ministère ».
Contrats non tenus
Dans son rapport, la Cour des comptes affirme que :
— les contrats opérationnels (prévus notamment par le Livre blanc de 2008, sur la base duquel l’actuelle LPM a été établie) ne pourront être entièrement tenus ;
— que d’importants retards ont été pris sur certains matériels (drones, transport et ravitaillement en vol) ;
— que la disponibilité du matériel — 2 sous-marins d’attaque sur 3 sont disponibles, 2 frégates sur 3, 15 % des chars Leclerc, etc. — est insuffisante ;
— de même que l’entraînement des forces (117 jours d’activité pour l’armée de terre en 2011, au lieu des 150 initialement prévus ; 287 heures de vol pour les pilotes de transport, contre un objectif de 400...)
La Cour propose d’abord des économies ne touchant pas au format des armées, mais qui ont trop longtemps été différées, et « devraient sans attendre être mises en œuvre », de l’ordre d’un milliard d’euros :
— diminution de la masse salariale (qui devrait être effective, dans le cadre d’un programme de déflation des effectifs qui prévoit la suppression de 54 000 emplois entre 2009 et 2015) ;
— ralentissement du rythme des mutations ;
— suppression des « état-majors de soutien de la défense » ;
— réduction des dépenses immobilières ;
— retour à l’équilibre du service de santé, etc.
Ensuite, explique la Cour, la mise à jour du Livre blanc — début 2013 — permettra de réajuster le cas échéant le format et les besoins d’équipement des armées, dans un cadre cohérent défini par une nouvelle loi de programmation militaire.
Historiquement bas
Le petit lobby de la « communauté de défense » ne l’entend pas ainsi. « En 30 ans, estime Henri Pinard Legry, le président de l’Association de soutien à l’armée française (ASAF), l’armée n’a cessé de se réorganiser sous la pression de coupes budgétaires systématiques, au point que la part du PIB consacrée à la défense a été divisée par deux. Aujourd’hui notre armée est en limite de rupture et au bord de l’implosion. » Il est illusoire, selon lui, de réduire encore les effectifs des armées, « alors qu’au terme de la déflation en cours depuis 2009, l’armée française (terre, mer, air et services communs) atteindra avec 225 000 hommes un niveau historiquement bas. Ses effectifs seront alors inférieurs à ceux des forces de sécurité intérieure ou de la sécurité civile ».
« Passer en dessous signifiera ne plus disposer de l’éventail complet et au meilleur niveau des compétences indispensables, faute d’une ressource militaire suffisante (…),alors que — pour 15 000 hommes déployés, commandés et soutenus — il en faut 6 fois plus en cours de recrutement, de formation individuelle et collective, d’aguerrissement, d’entraînement spécifique à la zone d’engagement ou encore, après le retour d’opération, au repos et en remise en condition, voire en reconversion pour les plus anciens », écrit l’ASAF dans sa lettre mensuelle intitulée « 14 juillet : ne pas désarmer ».
Sans dogmatisme
Le Sénat, de son côté, a tenté d’évaluer la portée du redéploiement territorial des armées et de la création depuis deux ans d’une soixantaine de bases interarmées de soutien, destinées à mutualiser les services aux armées à l’échelle d’une région, et en principe à en minorer les coûts. Dans leur rapport sur « Les bases de défense, une réforme à conforter », Gilbert Roger (PS, Seine-Saint-Denis) et André Dulait (UMP, Deux-Sèvres) relèvent que les bases de défense auront à elles seules permis, par la mutualisation du soutien, 10 000 réductions de postes (sur les 54 000 attendues au total pour le ministère de la défense), et permis une économie de 6,6 milliards d’euros sur huit ans, tout en ne dégradant pas le soutien d’une opération comme Harmattan en Libye. Un bilan cependant atténué, notent les sénateurs, par le coût des dispositifs d’accompagnement : 1,1 milliard pour reconvertir le personnel, 1,4 milliard pour les travaux immobiliers, etc.
Les rapporteurs affirment que les externalisations du soutien « devront être examinées sans dogmatisme » (décisions attendues à l’automne sur l’habillement, la restauration, les infrastructures), mais « n’amèneront pas de miracle financier : bien souvent, une régie rationalisée permettra d’atteindre les mêmes résultats économiques ». Le rapport identifie plusieurs leviers pour approfondir la réforme sans en « casser » le modèle, en posant la question :
— de l’existence des échelons intermédiaires (les états-majors de soutien défense), pour éviter tout risque de sur-administration ;
— et celle l’éclatement des systèmes d’information, « talon d’Achille de la réforme » : « Il faut 45 jours pour compter les effectifs du ministère, là où il en faudrait 45 secondes avec un système unifié », déplorent les sénateurs (2).
Système régimentaire
Des bases de défense qui sont critiquées, mezzo vocce, par le chef d’état-major de l’armée de terre, pour qui il conviendrait de « clarifier les chaînes de responsabilité, et faire converger le tactique et le soutien ». Le général relève que la création de ces bases interarmées, et leur resserrement, est « un bouleversement pour une armée de terre habituée depuis des siècles au système régimentaire », avec répartition territoriale. Et que, pour la première fois aussi depuis très longtemps, l’armée de terre française va passer sous la barre des cent mille hommes (soit un ratio de 2 pour 1000 par rapport à la population).
Pour autant, le général Ract-Madoux ne pense pas que la fin de la présence en Afghanistan marque ce que certains appellent la « betteravisation » d’une armée de terre française retournant dans la monotonie des casernes et la glèbe des camps d’exercices, dans les fin-fonds des départements de l’Hexagone. Il affirme que ses forces, qui risquaient d’être « déformées » par ce type d’engagement en Asie centrale, étaient « un peu sur-entraînées » ces dernières années, le danger étant, comme toujours dans les armées, de « préparer la guerre précédente », alors que l’avenir en réserve de différentes.