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Egypte, les Frères musulmans contre l’armée ? Retour sur l’histoire (1954)

par Alain Gresh, 13 juillet 2012

Le bras de fer qui oppose le président élu Mohammed Morsi, issu des Frères musulmans, et le Conseil supérieur des forces armées (CSFA) rappelle aux Egyptiens les plus âgés la confrontation entre la confrérie et le colonel Gamal Abdel Nasser durant l’année 1954. Au départ alliés, les « officiers libres » qui renversent le roi Farouk le 23 juillet 1952, avant d’établir la République, et les Frères musulmans vont s’opposer. Il s’agit moins d’une confrontation politique que d’une lutte pour le pouvoir : les officiers autour de Nasser veulent régner sans partage et n’admettent pas de partis politiques ; les Frères, par leur caractère même d’organisation « globale » (choumouli), n’imaginent pas ne pas exercer de fonction dirigeante.

Une bataille complexe va s’engager : la plupart des forces politiques, dont le grand parti nationaliste Wafd, mais aussi les divers groupes communistes s’allient contre Nasser, dénoncé par certains comme un dictateur, par d’autres comme un agent des Occidentaux — Nasser a signé avec le Royaume-Uni un accord d’évacuation du canal de Suez par les troupes britanniques (une vieille revendication du peuple égyptien), mais une clause prévoit la réoccupation de la zone en cas de conflit international. Les Frères et l’opposition sortiront perdants, d’autant que le pouvoir ne reculera devant aucun moyen, favorisant le rôle grandissant des moukhabarat (les services de renseignement) dans la vie du pays.

Je publie ci-dessous un texte paru dans Le Monde diplomatique de novembre 1954 sur cet affrontement entre les Frères et le colonel Nasser. Il est tiré du DVD-rom des archives du Monde diplomatique, qui met à la disposition de tous l’ensemble des articles publiés par le mensuel, de sa création, en mai 1954, à décembre 2011.

De nombreuses différences existent entre le contexte de 1952-1954 et celui d’aujourd’hui. J’en soulignerai deux :

— les officiers qui s’emparent du pouvoir le 23 juillet 1952 sont jeunes, dynamiques, en partie idéalistes, porteurs d’un projet nationaliste de développement : faire de l’Egypte un Etat moderne. Les membres du CSFA appartiennent à l’élite qui a pillé le pays depuis des décennies, accumulé de fantastiques fortunes, n’ayant d’autre but que de préserver leurs privilèges ;

— la démocratie et le multipartisme sont largement discrédités dans les années 1950, les années de parlementarisme royal ayant contribué à réduire le rôle des élections et des partis.

Réformes et terrorisme en Egypte

La guerre est déclarée entre le colonel Nasser et les Frères musulmans

Par Robert Vaucher

Avec l’attentat contre le président du Conseil Abdel Nasser la lutte entre les Frères musulmans et le gouvernement égyptien est entrée dans une phase décisive.

Pourtant, quand on compare l’action du Conseil de la révolution et le programme de la vaste confrérie des Frères musulmans on y constate beaucoup plus de points de contact que de divergences de vues. Mais là aussi, comme souvent en Orient, les questions de personnes jouent un rôle primordial, et le cheik Hassan El Hodeiby, guide suprême à vie des Frères musulmans, était en opposition ouverte contre le colonel Abdel Nasser, président du conseil, chef de la Junte militaire qui fomenta la révolution, celui qui, avec une énergie exceptionnelle, cherche, maintenant que l’accord anglo-égyptien a résolu la lancinante question du canal de Suez, à faire de l’Égypte un État moderne.

Chaque jour les journaux du Caire publient la liste des Frères musulmans qui rendent hommage au colonel Abdel Nasser et démissionnent de l’Ikhwan Al Mouslimin (Organisation des Frères musulmans). Il est donc impossible de savoir combien cette dernière compte de membres (on a avancé le chiffre de deux millions, qui paraît exagéré) et quelle est réellement sa puissance.

À vrai dire cette lutte entre le gouvernement et l’organisation n’est pas un fait nouveau. Dès le début de 1949 le gouvernement égyptien entra en guerre contre les groupements clandestins de Frères musulmans, et dans sa lutte contre le terrorisme décréta la peine de mort pour les auteurs de crimes politiques et d’attentats. La détention illégale d’armes et de munitions fut punie de peines d’une extrême sévérité, allant jusqu’aux travaux forcés à perpétuité. Il n’arriva toutefois pas à se rendre maître des cellules clandestines.

Quand, au printemps 1951, l’association des Frères musulmans fut autorisée à reprendre ses activités elle reforma sans difficultés toutes les mailles de son réseau égyptien avec l’aide de ses sections étrangères, qui, elles, avaient subsisté au grand jour. Des commandos furent créés pour la lutte contre les Anglais dans la région du canal de Suez, de nombreuses affaires commerciales, de presse et d’édition, gérées par la confrérie, rapportèrent des centaines de milliers de livres à la trésorerie du mouvement. Le cheik Hassan El Hodeiby, un ancien magistrat, qui succéda, après un interrègne de plus d’un an, au cheik El Banna, insuffla à la direction de l’organisation un esprit plus moderne. Il était au début en parfait accord avec les jeunes officiers qui se groupèrent pour lutter contre la corruption politique et administrative du pays.

Plusieurs des membres du Conseil de la révolution étaient en rapports étroits avec les dirigeants du mouvement. Dès son arrivée au pouvoir le général Neguib reçut les félicitations et les promesses d’appui de la confrérie. Mais au lendemain du coup d’État qui exila le roi Farouk Ier, les membres de la Junte des Douze refusèrent de faire à l’Ikhwan Al Mouslimin la place à laquelle celle-ci croyait avoir droit dans la direction des affaires publiques. Un seul des leurs, le cheik Hassan El Bakouri, fut chargé du ministère des Wakfs, mais à titre individuel, ayant d’ailleurs au préalable démissionné de la confrérie.

Quand le nouveau gouvernement, voulant mettre fin à la corruption fomentée par les différents partis politiques, demanda à ceux-ci de lui soumettre leurs statuts, les Frères musulmans présentèrent leur déclaration comme organisme politique, mais ils la retirèrent par la suite, étant probablement au courant du décret de dissolution des partis, qui ne tarda pas à paraître, et se proclamèrent mouvement apolitique, échappant ainsi de justesse à leur dissolution.

Abdel Nasser révéla certains aspects de l’activité des Frères musulmans et des relations que le Mouvement de la révolution avait eues avec eux à son début. Il affirma que dès les premiers jours du nouveau régime les Frères musulmans avaient été pressenti pour faire partie du gouvernement avec trois portefeuilles, mais l’accord ne put se faire sur le nom des ministrables.

En janvier 1954 le général Neguib ordonna la dissolution des Frères musulmans, constatant l’impossibilité, étant donné le fanatisme de certains, de composer avec eux. El Hodeiby fut arrêté, mais quatre mois plus tard il était libéré et autorisé à prendre de nouveau la direction de la confrérie. Il en profita pour aller en septembre présider un congrès réunissant ses disciples des divers pays arabes à Damas, d’où il s’éleva contre la signature préliminaire de l’accord avec l’Angleterre et invita les Frères musulmans à tout faire pour en empêcher la conclusion définitive.

Depuis lors la tension ne cessa de grandir entre Frères musulmans et Conseil de la révolution. Après les récents troubles, fomentés à Tantah par des prêches de religieux appartenant à la confrérie, qui soulevaient les fidèles contre le nouveau régime, par le biais d’une opposition à l’accord préliminaire sur Suez, le gouvernement voulut empêcher ceux qu’il appela les « trafiquants de religion » d’engager la lutte contre un pouvoir qui a souvent laïcisé l’administration de l’État, mais dont les chefs font pieusement le pèlerinage de La Mecque et dont la conduite est vraiment inspirée par les préceptes du Coran. Il décréta que le cheik El Bakoury rédigerait désormais des sermons officiels politiques, que devraient prononcer les imans dans les mosquées.

On avait annoncé au début d’octobre que le Mourcheid (guide suprême) avait à nouveau été arrêté, puis on démentit la nouvelle. Mais les accusations lancées par les chefs des Frères musulmans contre le colonel Abdel Nasser d’avoir traité en secret avec Israël, leur violente opposition à l’accord avec la Grande-Bretagne sur le canal de Suez, leurs tentatives de constituer des cellules dans l’armée et la police, donnèrent au chef du gouvernement et au ministre de l’orientation nationale, le major Salah Salem, l’occasion de répondre très vertement aux critiques formulées.

Le duel Abdel Nasser-Hassan El Hodeiby ne pouvait se terminer que par la mise hors de combat d’un des deux adversaires. La nomination du lieutenant-colonel Anwar Sadat comme ministre d’État chargé des affaires musulmanes, responsable de l’organisation au Caire d’un congrès panislamique, prouvait la volonté du gouvernement égyptien d’engager la lutte avec les Frères musulmans sur le terrain même de la propagation de l’Islam. En se posant en défenseur de la tradition islamique il enlevait au « guide suprême » une de ses principales armes.

Au lendemain de la signature de l’accord anglo-égyptien libérant le pays de toute occupation étrangère, et tandis que le peuple en liesse fête son indépendance, le bikbachi Abdel Nasser enregistre une victoire dans son conflit avec le « guide suprême ». L’assemblée générale de l’association a « mis en congé illimité » le cheik Hassan El Hodeiby. Le comité directeur « Hayat El Ershad » est dissous.

C’est par 73 voix sur 130 que la décision frappant le cheik El Hodeiby a été adoptée, dans le but, dit-on, de préserver l’unité de la confrérie et de faire la paix avec le gouvernement. Un comité exécutif provisoire a été constitué, qui comprenait entre autres le cheik Abdel Rahman El Banna, frère du fondateur de l’association. M. Khamis Hemeida fut chargé de remplir les fonctions de « guide suprême » par intérim. L’attentat manqué contre le colonel Abdel Nasser, suivi de l’arrestation des chefs de l’organisation, de l’incendie de son siège et de sa dissolution, devait quelques jours plus tard donner une tournure dramatique à l’épreuve de force, devenue désormais une lutte à vie et à mort.

(Novembre 1954.)

Alain Gresh

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