A ma gauche, Art Spiegelman, né en 1948 à Stockholm, émigré à New York en 1951. Rendu célèbre par Maus (1) – qui retrace l’histoire de ses parents, juifs rescapés des camps nazis, et dessine ses rapports compliqués avec son père –, l’artiste endosse également les fonctions d’illustrateur, de graphiste et d’éditeur des revues Arcade et RAW.
A ma droite, Robert Crumb, né en 1943 à Philadelphie, découvert par un large public dans un portrait documentaire de son ami Terry Zwigoff montrant une famille américaine moyenne quelque peu disjonctée et un jeune homme qui parvient à lui échapper par le biais de la bande dessinée. Bien qu’il demeure trop souvent réduit à l’icône de « pape de l’underground sixties amateur de LSD », Robert Crumb n’en est pas moins admiré pour son époustouflante virtuosité graphique doublée d’un talent d’autobiographe décomplexé et de satiriste des mœurs contemporaines. Comme Spiegelman, il marque également le 9e art par son activité d’éditeur et de facilitateur d’autres talents.
Ces deux auteurs, par ailleurs amis, ont des parcours et des caractères différents qui s’expriment jusque dans les lignes éditoriales des revues RAW et Weirdo qu’ils ont respectivement fondées. Selon l’historien Jean-Paul Gabilliet, « alors que Weirdo est réalisé au fin fond de la campagne californienne, RAW est conçu à Greenwich Village. Le premier est à la fois clin d’œil et pied de nez à la culture de masse américaine dans ses incarnations les moins nobles alors que le second est une vitrine de la bande dessinée expérimentale et/ou européenne. Culturellement, Weirdo se pose en objet collé au fond d’une poubelle, RAW en objet posé sous verre dans une galerie d’art (2). » Malgré cette distinction, les deux artistes, qui ont abattu nombre de cloisons formelles et thématiques de l’art séquentiel et, dans le même temps, participé à sa légitimation, partagent de nombreux points communs : outre le fait d’être des Américains de la même génération, marqués par l’influence décisive de Harvey Kurtzman (3), Art Spiegelman et Robert Crumb montrent une foi profonde, quoique non dénuée de distance voire d’autodérision, dans les spécificités esthétiques de leur domaine – leur réflexion et leur attachement au livre ou aux journaux ne constituant pas la moindre de ses manifestations.
Deux expositions parisiennes d’envergure (4) consacrées aux travaux de ces deux colosses de la bande dessinée viennent dorénavant s’ajouter à la liste de leurs similitudes. Leurs liens avec la France ne sont d’ailleurs probablement pas étrangers à la reconnaissance institutionnelle hexagonale que symbolisent aujourd’hui ces deux événements : Crumb habite le pays depuis 20 ans, Spiegelman, dont le Maus est évidemment historiquement rattaché à l’Europe, est marié à la française Françoise Mouly, coéditrice de RAW ; tous deux comptent également – comme leur compatriote Will Eisner avant eux – parmi les rares lauréats du Grand Prix du festival d’Angoulême à n’être pas francophones de naissance.
Sous-titrée « Une rétrospective de bandes dessinées, graphisme et débris divers », « Art Spiegelman, Co-mix », close il y a peu, comportait une grande diversité de documents et d’originaux (dessins préparatoires, couvertures, planches...). Réalisée en partenariat avec le festival d’Angoulême et sous la houlette de Rina Zavagli-Mattotti et Jean-Marie Derscheid (5), chevronnés dans l’exercice de l’exposition de bande dessinée, elle assumait une ligne didactique et sobre, sans exclure pour autant la dimension sensible de l’œuvre de Spiegelman. Sa tonalité fut aussi conditionnée par la nature des missions de la Bibliothèque publique d’information (6) ; nécessairement du côté du livre, « Art Spiegelman, Co-mix » trouvait un équilibre malgré la variété des travaux présentés.
Comme pour « Crumb, de l’Underground à la Genèse », elle montrait des images (couvertures, affiches, illustrations) fonctionnant d’abord par leur impact visuel immédiat. Elle donnait par ailleurs à voir, dans une pièce dédiée, sous une forme fac-similée et accrochée de manière linéaire, l’intégralité des pages de Maus complétée ici et là des ébauches et découpages qui les précédèrent. De nombreux documents d’archives, personnels ou historiques, s’ajoutaient à cette déconstruction de l’œuvre du New-yorkais — en écho à sa réflexion incessante sur le médium et au militantisme pédagogique en faveur du neuvième art dont il fait lui-même souvent preuve (7). Sans prétendre produire un nouvel objet artistique, mais sans sombrer non plus dans des travers explicatifs austères ou rédhibitoires, cette rétrospective multipliait intelligemment les portes d’entrée vers l’œuvre concernée.
Qu’allait donc, de son côté, faire Robert Crumb, si méfiant envers les symboles culturels dominants, au Musée d’art moderne de Paris ? Dans un entretien radiophonique avec Christian Rosset, l’intéressé semble étonné de voir ainsi rassemblés ses propres « traits sur du papier (8) » et sceptique quant aux raisons qui ont présidé à ce choix. Fabrice Hergott, directeur du musée, rappelle pour sa part que « c’est assez fréquent que les artistes qui ne se sentent pas en accord avec leur société soient les plus forts » et justifie donc cette invitation par la qualité et l’influence du personnage, notamment quand celle-ci s’exerce sur des artistes contemporains, plus familiers des musées. Il s’enthousiasme à propos du fait que si l’exposition « se tient dans le contexte de légitimation du “neuvième art”, elle va bien au-delà et s’inscrit dans le mouvement de fond qui fait évoluer le regard porté par les musées sur la création artistique (9) ».
Si on ne peut que partager le plaisir de voir la vision muséale évoluer et s’intéresser à des formes jusque-là négligées, on demeure cependant mitigé sur la façon dont le MAM – dont c’est effectivement la première exposition consacrée à la bande dessinée – accueille et montre ce travail. Un sentiment renforcé par les propos de Fabrice Hergott et Sébastien Gokalp, commissaires de l’événement, qui soulignent tous deux avec justesse que la bande dessinée revendiquée par Crumb est conçue et achevée sous une forme imprimée (10). Dès lors, une double question s’impose : pourquoi et comment transformer un objet d’édition en objet d’exposition ? La profusion et la diversité des pages, des dessins et des publications de Crumb, réjouissantes dans ce qu’elles révèlent d’une insatiabilité créatrice, mais aussi par le portrait esquissé en creux de la société qui l’a vue se développer, semble laisser les hôtes de l’auteur américain dans l’impossibilité d’un parti pris affirmé. L’accrochage, chronologique par souci de clarté, reste quelque peu coincé entre deux chaises selon la nature de ce qu’il entend montrer. Ainsi est-on frappé par le contraste entre les images conçues pour être vues et regardées (la formidable série de couvertures de Weirdo, les sublimes dessins réalisés d’après photographies) et les pages réalisées pour être lues (dans l’emblématique pièce consacrée à l’adaptation de la Genèse, on ne sait si les pages, présentées sur deux ou trois rangées, doivent créer un effet visuel de masse où être lisibles sur la paroi). Pour reprendre une expression de Christian Rosset, les premières « tiennent le mur » tandis que les autres renvoient surtout à la nécessité du support livre.
Si l’on porte attention aux antécédents strasbourgeois du directeur du MAM, qui rappelle lui-même son rôle dans les précédentes – et salutaires – présentations des travaux de Roland Topor et Tomi Ungerer, on peut peut-être y déceler l’écueil qui existe ici entre la volonté de promouvoir l’œuvre d’un dessinateur et celle d’un auteur de bande dessinée – fût-il, pour compliquer l’affaire, un navigateur génial entre les deux champs. Ajouté aux pages originales et aux imprimés, l’ensemble hétéroclite des éléments de l’exposition, parfois intéressants en eux-mêmes (carnets de croquis consultables sur tablettes, sculpture en résine d’une femme contorsionniste, film de Terry Zwigoff, objets dérivés...), semble flotter dans ce cadre approximatif et bancal. A l’image de l’installation vidéo interactive Chichi Biguine de Frédéric Durieu qui conclut le parcours – où le spectateur doit donner vie à une danseuse par la captation de ses propres mouvements –, on ne sait plus trop sur quel pied danser. Que veut-on à la fin avec cette rétrospective ? Nous édifier ? Nous émouvoir ? Nous expliquer ? Nous étonner ? Nous amuser ? Tout ça n’est-il pas trop demandé, hors de son milieu d’élection, pour le travail d’un seul homme ?
Au sortir du musée, on est donc plutôt tenté de se pencher sur l’imposant catalogue (éditions Paris Musées) qui, outre un bien dispensable texte du désormais incontournable Joann Sfar, regroupe un corpus intéressant de textes présentant l’homme et son œuvre et reproduit (très bien) une grande partie du contenu de l’exposition. On poursuivra opportunément cette lecture par celle de La Crème de Crumb, ouvrage publié par les éditions Cornélius qui, à l’occasion des vingt ans du travail le plus soigné qui soit entre l’auteur et un éditeur, démontre là encore la large palette du bonhomme, le tout agrémenté d’un long et passionnant entretien.