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L’infographie dans la production du savoir

par Giulio Frigieri, 23 août 2012

En lisant un journal ou un magazine, peut-être avez-vous déjà eu l’impression que cartes et graphiques illustraient profusément les informations ? Sur Internet, peut-être avez-vous remarqué que diagrammes et animations – nouveaux outils incontournables pour présenter des données – surgissaient un peu partout sur l’écran ? Peut-être avez-vous lu dans le dernier manuel de journalisme que la recherche, « l’extraction de données » et leur visualisation, étaient les armes les plus affûtées du kit du journaliste post-moderne ?

Illustration : © James Sillavan, 2012.

Si tel est le cas, ou encore si vous avez ressenti, ne serait-ce qu’une fois dans votre vie, un attrait particulier pour des données présentées dans un graphique, c’est que vous êtes d’ores et déjà engagé dans la course frénétique à la production et à la consommation de ces nouveaux envahisseurs du monde de l’information : les infographies.

Le terme composé « infographie » désigne une famille de dispositifs servant au traitement graphique d’une information quantitative ou qualitative : une carte, un graphique, une illustration technique, une matrice, un organigramme et dont la création peut relever de différents contextes éditoriaux, et qui poursuivent de multiples objectifs de communication, traitent une infinité de sujets, utilisent des technologies très variées et conduisent à des résultats d’excellente comme de très médiocre qualité. En somme, une sorte de fourre-tout…

Alors, comment s’y retrouver dans ce labyrinthe ?

On serait tentés de répondre : « mais à l’aide d’une carte, pardi ! ». Une carte constituée d’itinéraires propices à l’interprétation (et non de règles normatives), exprimant une réflexion et suggérant des routes à emprunter pour s’aventurer dans un univers multidisciplinaire fascinant, riche d’implications et d’évolutions spectaculaires.

Mais ce n’est pas tout.

L’infographie est chargée d’une mission : soulever des questions complexes pour les présenter de manière compréhensible à un public qui n’est pas forcément familier avec les données et les sujets. Elle doit simplifier sans banaliser, éveiller des interrogations et offrir des réponses, mais aussi informer de façon claire, captivante et synthétique. L’infographiste essaye « d’apprivoiser » l’information et utilise des stratégies d’analyse et de communication pour changer la façon dont nous la consommons.

Un changement radical

Le processus de « rédaction infographique » commence à apparaître au début des années soixante, grâce à la naissance des systèmes graphico-informatiques, mais se diffuse surtout à partir des années 1980 et l’arrivée de la publication assistée par ordinateur (PAO). On passe alors de l’utilisation de la plume, du pochoir, des calques, des encres et des crayons au graphisme vectoriel informatisé. Maintenant, Internet ainsi que les logiciels de visualisation de données constituent un véritable catalyseur, accélérant et facilitant la création et la publication des images infographiques.

On fait face aujourd’hui à un changement radical grâce à au moins deux facteurs. D’une part, Internet permet une diffusion mondiale instantanée et massive ; on consomme de l’infographie sans limite. D’autre part, les moyens de production (logiciels et ordinateurs) se sont démocratisés, de sorte qu’à peu près n’importe qui peut désormais produire des cartes et des graphiques avec un minimum de compétences.

L’infographie a quitté la sphère fermée du milieu professionnel : les techniques et les instruments servant à sa production sont disponibles pour tout le monde. Cette véritable « révolution » a entraîné l’apparition de nouvelles pratiques jusqu’ici impossibles à mettre en œuvre (telles que la « cartographie participative » – crowd sourcing mapping) dont se sont emparés quelques communautés d’utilisateurs particulièrement actives. Comment et pourquoi ce changement s’est-il opéré ? Quelles sont les conséquences de la disparition progressive de la barrière entre utilisateurs et auteurs d’infographies ?

Illustration : © James Sillavan, 2012.

La réflexion sur ce phénomène soulève des interrogations et ouvre des pistes de recherches jusqu’ici restées inexplorées.

De nouveaux « héros de la communication » montent sur le devant de la scène pour diffuser, à tort ou à raison, leurs recettes pour obtenir la meilleure visualisation possible. Il est très rare qu’ils dépassent l’autoréférence, qu’ils réussissent à mener une réflexion théorique et à utiliser leurs techniques virtuoses pour que les néophytes s’y retrouvent.

A y regarder de plus près, les « infographies fétiches » – privilégiant l’aspect esthétique au détriment de l’intelligibilité – foisonnent dans tous les recoins du web sans toutefois réellement participer à la diffusion du savoir. Combien de fois notre œil s’est-il laissé séduire par une image à couper le souffle, qui retient toute notre attention sans pour autant nous permettre de transformer ce coup d’œil admiratif en analyse intelligente du contenu ? On en trouve également certaines autres dont la valeur informative est plus que douteuse, et dont l’efficacité graphique n’a rien d’exceptionnel. L’ensemble forme un « écosystème numérique » déséquilibré, qui a du mal à trouver une respiration dans cet environnement étouffé par un trop plein d’images sans signification évidente. Il semble donc nécessaire de mener une réflexion sur les critères de qualité, d’utilité et d’utilisation de l’infographie.

Théorie et pratique

Utiliser un crayon tous les jours ne suffit pas à faire de nous de bons illustrateurs. Avoir accès à un ordinateur connecté à Internet et à des logiciels de visualisation ne « fait » pas l’infographiste talentueux. Il faut également que les utilisateurs de ces outils assimilent des principes et des méthodes valides quel que soit le contexte technologique ou le logiciel utilisé.

Il faut donc se concentrer sur la sémantique (soigner le contenu du graphique), sur la syntaxe (le choix et l’articulation des formes graphiques de représentation), et sur la pratique (traduction du contenu en formes graphiques qui ont un sens). C’est-à-dire sur les parties de cette grammaire générative qui envisage la discipline infographique comme un langage.

L’idée d’un ensemble de règles élémentaires dont émergeraient une multitude de combinaisons efficaces peut, à première vue, sembler abstraite. Il s’agit simplement de dire que, dans le domaine de l’infographie, la théorie et la pratique sont très intimement liées.

Le passage des données à l’information graphique visuelle (le processus de rédaction infographique) devrait respecter un mode opératoire qui se décomposerait en une phase de recherche, d’analyse, de planification, de mise en place (du design), de réalisation et enfin de validation.

L’apparence et la substance se confondent, l’esthétique et le contenu sont en pleine synergie. Les formes choisies pour représenter les données dépendront de leur type et de la nécessité de restituer graphiquement un ou plusieurs aspects de ce qu’elles signifient. Les contenus seront analysés, sélectionnés et distillés en éléments graphiques pour lesquels on s’assurera que chaque symbole aura une signification et une raison d’être, ceci pour éviter le superflu. L’idée, c’est que dans cette dimension monosémique du langage graphique, la « beauté » puisse devenir synonyme de clarté et d’efficacité.

C’est principalement l’utilisateur qui juge la qualité de la représentation : raconte-elle une histoire intéressante ? Transmet-elle un message clair ? Participe-t-elle à la « production du savoir » ?

Le résultat d’une intention

L’infographie a une qualité intrinsèque, indépendante du résultat : c’est son utilité en tant qu’accélérateur du mouvement cognitif. Elle est utile à celui qui la « lit », mais aussi à celui qui la crée. A vrai dire, sa réalisation est peut–être la dimension la plus importante et la plus puissante de son utilisation. Au cours de son élaboration, avant même de mettre en relation le rédacteur et l’utilisateur, elle permet de structurer « les savoirs » de son auteur.

L’infographie fonctionne comme un instrument de communication « à deux lames » : elle permet à l’auteur de mieux comprendre les questions sur lesquelles il travaille, d’aiguiser ses connaissances, et aux utilisateurs de recevoir des informations visualisées qui leur apportent quelque chose. Elle sert autant l’auteur que le lecteur.

Elle est une image (une vision) ambivalente et multiple de la réalité : elle transmet des informations et structure les connaissances, elle décrit et prescrit, elle est formative et informative. C’est une écriture géométrique et numérique et en même temps une image subjective et partiale.

L’infographie est le résultat d’une intention.

Chacune est construite pas à pas, d’observation en observation, et c’est en greffant cette recherche à une matrice subjective, dans le cadre d’un travail purement scientifique, que se forme le point de vue.

C’est à la lumière d’une inépuisable mine de fragments d’informations (les données) – que le lecteur n’a plus le temps d’extraire et de recomposer – que l’auteur interprète des phénomènes simples ou complexes. L’interprétation et le point de vue, l’analyse et la synthèse sont les véritables valeurs ajoutées de l’infographie.

C’est dans ce contexte que s’est développé le projet participatif « Civic Infographics » dont l’ambition est de contribuer au développement d’un point de vue critique sur des sujets d’actualité. Amener le lecteur à avoir un tel regard sur les images qu’on lui propose, c’est fonder un autre critère de qualité pour l’infographie.

L’infographe met en avant des questions urgentes et pertinentes, les interprète et les décrit grâce au pouvoir de l’artifice graphique, dans l’intention de démontrer que les problèmes ne sont pas sans liens, et donc distants les uns des autres, mais plutôt en constante corrélation – tout comme nous leur sommes liés dans un réseau de relations complexes.

« Civic Infographics » utilise le langage graphique pour « scandaliser », c’est-à-dire – si l’on considère le terme dans son sens premier – pour réveiller les consciences critiques des civitas. L’infographie est donc devenue le Skándalon, c’est-à-dire le lieu où la solidité des données et la clarté de la forme se rencontrent, lieu qui nous rappelle que la réalité n’est pas un plan monolithique, mais qu’elle demeure, aujourd’hui plus que jamais, le royaume de la récursivité.

L’infographie est une juxtaposition de symboles, de plans, de textes qui s’organisent en plusieurs dimensions : l’image originale que ce processus fait émerger représente un morceau du monde. Elle mérite beaucoup plus que l’habituel coup d’œil rapide qu’on lui réserve. Ralentissons un peu notre rythme et arrêtons nous sur cette image afin d’en déguster toute la richesse.

Crédits

James Austin Sillavan est dessinateur de presse. Il collabore régulièrement au Guardian, ainsi qu’à The Tablet, The Economist, The Financial Times, Punch et de nombreuses autres publications.

Ahref est une fondation dont l’objectif est de réfléchir et débattre de la qualité et la pertinence des informations qui proviennent des médias sociaux et des journaux en ligne. Ahref est aussi une plateforme de recherche pour le développement des projets participatifs (ou collaboratifs) impliquant principalement les citoyens.

Cet article est une adaptation d’un texte publié en anglais sur le site de cette fondation sous le titre « The scandal of clarity ».

Traduction : Isabelle Boski.

Giulio Frigieri

Giulio Frigieri est géographe et cartographe. Après avoir enseigné à l’Université de Bologne (Italie), il est aujourd’hui journaliste et infographiste au Guardian et à l’Observer, à Londres. Il contribue aussi régulièrement aux publications de l’organisation Human rights watch. Il est l’un des éditeurs de l’initiative « Civic Infographics ».

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