Smokings, robes de soirée, parures étincelantes et champagne qui coule à flots. Réception très attendue, le gala annuel du Lycée français de New York (LFNY), qui réunit les généreux donateurs de l’établissement, s’est tenu dans le hall bleu électrique du luxueux hôtel Park Avenue Armory, le 17 mars dernier. Jean Paul Gaultier s’y est vu remettre le prix Charles de Ferry de Fontnouvelle – du nom du comte et diplomate français qui fonda le lycée en 1935 – pour sa « contribution au rayonnement de la communauté franco-américaine ». Le couturier succédait à la journaliste Anne Sinclair, à Mme Christine Lagarde, directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), ou encore à M. Michel Pébereau, président du conseil d’administration de BNP Paribas. Cette année, les commensaux de la table « Picasso » (douze personnes) avaient déboursé 25 000 dollars, contre 20 000 pour ceux de « Hemingway » (dix convives). A chaque fois, naturellement, la prestation offre la possibilité de projeter un logo d’entreprise sur un écran géant. Les bourses les plus étriquées se sont rabattues sur la table « Cocteau », qui, pour 10 000 dollars, ne donnait droit qu’au programme broché du gala.
En 2011, la cérémonie avait permis de réunir près de 2 millions de dollars. La chanteuse Madonna, l’ex « chevalier d’industrie » M. Jean-Marie Messier, mais aussi Moët Hennessy — Louis Vuitton (LVMH), L’Oréal, Euro RSCG ou encore les banques Lazard et Société générale avaient versé jusqu’à 30 000 dollars. Cette année, 3,6 millions de dollars ont été récoltés au cours des réjouissances. Une question demeure néanmoins : pourquoi un lycée à but non lucratif, homologué par le ministère des affaires étrangères, et dont la mission consiste à assurer le « rayonnement de la France (1) » hors de ses frontières, doit-il avoir recours aux dons de millionnaires et de multinationales ? C’est, semble-t-il, le tribut à payer pour maintenir le niveau d’excellence de cet établissement privé bilingue dont le budget de fonctionnement annuel dépasse les 29 millions d’euros (2), et que la responsable des admissions, Mme Martine Lala, nous présente comme « très concurrentiel » et « de grand calibre ».
Palais de verre trônant sur la 75e rue du très opulent Upper East Side, blason unissant les drapeaux tricolore et étoilé au-dessus de la porte électronique, ascenseurs clinquants et agent de sécurité impeccable qui enregistre l’identité des visiteurs : on se croirait dans une organisation internationale ou une ambassade. Si ce n’est que le ballet des voitures de luxe ne déverse pas un flot de diplomates en costumes trois pièces, mais des enfants et des adolescents en uniforme, cartable sur le dos. Ici, les frais d’inscription s’élèvent à 26 000 dollars par an. « Auxquels il faut ajouter 3 000 dollars de frais de première inscription », nous précise Mme Lala (soit environ 20 000 euros) à la période des inscriptions scolaires. Jusqu’au mois de juin 2012, elle rassurait aussitôt les parents : « Si votre enfant est français et entre au lycée, l’Etat français prend en charge les droits de scolarité. » La philanthropie n’était en effet que l’une de ses sources de financement ; l’autre, plus discrète, puisait dans l’impôt versé par les contribuables français... Mais les ressortissants français qui comptaient inscrire leurs enfants au LFNY à titre gracieux ont eu une mauvaise surprise : le 4 juillet, la nouvelle équipe gouvernementale a décidé la suppression de la prise en charge (PEC) des frais de scolarité des lycéens français dès la rentrée 2012, pour revenir au système de bourses sous condition de ressources.
Le grand retour de l’« égalité républicaine » ?
La gratuité des frais de scolarité de tous les élèves français inscrits en classe de lycée scolarisés dans les établissements de l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger (AEFE) avait été décrétée par le président Nicolas Sarkozy en 2007 au lendemain de son élection. Premier réseau d’éducation international, doté d’un budget d’1 milliard d’euros, elle gère directement soixante quinze établissements (assimilés publics) et accorde l’homologation à quatre-cent-dix écoles de droit privé. Coût de la mesure : de 1 234 euros (à Pondichéry) à 20 000 euros (au LFNY) par élève, avec une moyenne de 3 500 euros par an pour les différentes institutions gérées par l’AEFE. Au total, l’aide versée aux familles, ou « prise en charge » (PEC), a coûté en 2011 33,7 millions d’euros pour 7 300 élèves. Objectif affiché de l’Elysée ? « Etendre les principes de l’école de la République, de l’égalité des chances sans barrière socio-éducative ou financière », selon le rapport de deux parlementaires en novembre 2010 (3). Ou, pour le dire autrement, le grand retour de l’« égalité républicaine » (lire l’encadré ci dessous) pour des familles expatriées qui, pourtant, ne paient généralement pas d’impôts en France – puisqu’elles sont imposées dans leur pays de résidence.
Au nom de cette philosophie, l’Etat a remis en 2011 un chèque de 1,93 million d’euros pour les cent trente-cinq lycéens français du LFNY, une école privée américaine indépendante logée en plein cœur de Manhattan.
Dans un contexte de crise économique, la PEC pouvait surprendre. Une mission parlementaire menée en 2010 par le député socialiste Hervé Féron en soulignait « les inéquités » et « coûts juridique et financier (4) » supportés par L’Etat : si la gratuité s’était étendue aux classes de collège et de primaire, comme l’avait annoncé M. Sarkozy, la facture s’élèverait à 700 millions d’euros par an, situation « peu compatible (…) avec l’équilibre global des finances publiques ». D’autant que la générosité de l’Etat et l’afflux d’élèves dans les lycées français à l’étranger (en hausse de 20 % en 2011 par rapport à 2010) ont aiguisé les appétits de certains établissements, qui se sont empressés d’augmenter les droits de scolarité, portant la facture à 118 millions d’euros par an si l’on ajoute les bourses (5).
Un second rapport, commandité par le gouvernement de M. François Fillon et plus indulgent, avait convaincu le gouvernement de suspendre l’extension progressive de la prise en charge aux collèges et écoles primaires et de limiter son montant au niveau de 2008 (6). Dès lors, la hausse des frais de scolarité se trouvait à la charge des familles… ce qui a eu pour effet d’exclure davantage les plus modestes. C’est à Madagascar, qui compte 2800 boursiers, et à Pondichéry (7), qui en compte 550 (soit 70 % de ses effectifs), que les frais d’écolage ont le plus augmenté en quatre ans. Or la gratuité pour tous coûte deux fois plus cher à l’Etat que les bourses (60 millions d’euros pour vingt mille bénéficiaires), qui sont attribuées sur critères sociaux.
Heureuse coïncidence
L’onéreux cadeau concédé aux expatriés était-il totalement désintéressé ? Les esprits malveillants noteront que le plus jeune fils de M. Sarkozy était justement scolarisé au LFNY jusqu’à cette année. Outre son frère Olivier Sarkozy, co-directeur des services financiers internationaux du groupe d’investissement Carlyle, l’ancien chef d’Etat français compte dans la communauté française de New York un précieux entourage. L’idée d’étendre la solidarité républicaine au-delà des frontières à la scolarité des élèves de familles expatriées, lui a d’ailleurs été inspirée par son « ami Guy » (8) Wildenstein, ancien élève du LFNY, héritier d’une famille de collectionneurs d’art, et membre et donateur du Premier Cercle — une structure discrète qui a rassemblé de nombreuses grandes fortunes pour la campagne du candidat de l’UMP. En juillet 2011, M. Wildenstein a été mis en examen pour un délit d’évasion fiscale et condamné à verser 250 millions d’euros au fisc français.
En ouvrant onze circonscriptions à l’étranger aux élections législatives, le parti de l’ex-président comptait récolter les fruits de ses investissements. Son succès semblait d’autant plus assuré au vu des résultats de l’élection présidentielle de 2007. Mais la gratuité n’aura pas suffi : l’Union pour un mouvement populaire (UMP) n’a remporté que trois sièges hors de France, et seuls 20 % des électeurs se sont déplacés.
Suite à l’annonce de la suppression de la PEC, M. Frédéric Lefebvre, candidat UMP perdant dans la première circonscription d’Amérique du Nord, a adressé une lettre au nouveau président dans laquelle il déplore une mesure qui « constitue une discrimination entre jeunes Français suivant leur lieu de vie (9) », et revient à « pousser à l’extrême la logique du droit du sol contre le droit du sang ». Guy, un Français installé à Mexico, témoigne également de son indignation devant la suppression d’une mesure qui permettait d’« aider les Francais de l’étranger à maintenir leur culture et continuer à être des ambassadeurs de leur pays un peu partout dans le monde ». « D’autant, ajoute-t-il, que la France éduque assez d’étrangers gratuitement sur son sol et qui ne payent pas forcément beaucoup d’impôts et reçoivent beaucoup d’allocations (10) ». D’autres voix de l’étranger, plus modérées, soulignent la soudaineté de la suppression, qui pousse de nombreuses familles éligibles à demander en urgence des bourses auprès de leur consulat.
Reste que la PEC a avant tout profité aux grandes entreprises : des sociétés comme Areva, Pernod Ricard, Darty ou Auchan se sont désengagées de la scolarité des enfants de leurs expatriés. Au LFNY, la mesure a stimulé en retour la générosité des parents ou des entreprises, également encouragée par les exonérations fiscales et par l’indulgence qu’elle ne manque pas d’inspirer à l’égard des candidats lors des tests d’admission. Un numerus clausus limite en effet l’entrée au lycée, qui recrute ses élèves sur dossier en fonction « de critères stricts » précise la chargée des admissions. Lesquels ? Un ancien professeur (11), quelque peu troublé par ce qu’il a observé durant les trois ans de son contrat, nous éclaire sur ce point. « Si la sélection était rigoureuse, beaucoup d’enfants de riches ne seraient pas pris. Ceux de certains cadres d’entreprise rentrent de toute façon », affirme-t-il, citant le géant des cosmétiques L’Oréal, « qui fait un chèque tous les ans, en échange de quoi le lycée ne fait aucune difficulté pour placer les enfants de ses employés ».
Etablissement le plus cher de l’AEFE, que l’ancien proviseur parti cette année se flattait de gérer « comme une entreprise (12) », le LFNY n’est pas représentatif de l’ensemble du réseau. Mais il est caractéristique d’une profonde restructuration de l’enseignement français – à l’étranger comme dans l’hexagone. L’ancien premier ministre, M. Jean-Pierre Raffarin, en visite amicale en février 2010, s’en extasiait : « L’excellence académique de cet établissement à but non lucratif doit faire réfléchir nos professionnels de l’éducation. (13) » Prise entre massification et élitisme, l’éducation française, selon un rapport de l’OCDE, est devenue l’une des plus inégalitaires et impuissantes à lutter contre l’échec scolaire (14). « Et si notre mission était de former l’élite économique de demain, loin des yeux des citoyens moyens, dont les enfants s’entassent à trente-cinq par classe ? », s’interroge le professeur.
C’est en effet bien loin de la vague d’austérité qu’a subie l’école française depuis une décennie que le LFNY a donné cette année son treizième gala, sur le thème finement trouvé des « années folles »...
Une vocation ambiguë
Les écoles et lycées français sont des établissements autonomes fondés soit par des associations de parents d’élève, soit sous l’impulsion des affaires culturelles et étrangères françaises, comme c’est le cas du Lycée français de New York. Dans les colonies françaises (l’Algérie, notamment), à la fin du XIXe siècle, les écoles républicaines laïques, sous l’influence – bien distincte – de Jules Ferry et de Jean Macé, supplantent les écoles missionnaires et coraniques, avec un idéal militant et paternaliste conforme à l’esprit de l’époque.
C’est à la décolonisation que la priorité devient la formation des élites en langue française (la « formation linguistique des cadres »). En 1957, les personnels français d’enseignement scolaire et universitaire qui travaillent au Maroc, en Tunisie, au Laos, au Cambodge et au Vietnam sont placés sous la tutelle d’un service de la coopération technique. Leurs collègues en poste en Algérie les rejoignent en 1966 dans ce service qui prend le nom de Direction de la coopération technique et gère plus de vingt-deux mille personnes. Depuis la création de l’Agence de l’enseignement français à l’étranger (AEFE), en 1990, le réseau des écoles s’est élargi (il compte aujourd’hui 485 établissements) et a redéfini son rôle, qui est d’accueillir les élèves français, de diffuser la langue française ainsi que de nouer des relations culturelles, et donc diplomatiques et commerciales, entre les élites nationales et celles du pays d’accueil.
Le réseau connaît un tournant au milieu des années 1990, quand le président Jacques Chirac réunit l’AEFE et le ministère de la coopération sous la tutelle du ministère des affaires étrangères. Confrontés à une baisse de leurs moyens, les établissements sont invités à s’autofinancer, à faire reposer le coût de la scolarité sur les usagers et à nouer des partenariats avec le secteur privé. Pour Mme Maryse Bossière, directrice de l’AEFE jusqu’en 2008, l’instauration de la « prise en charge » (PEC) par l’Etat français des frais de scolarité aux seins des établissements de l’AEFE ne constitue toutefois pas un retour à la situation d’avant le milieu des années 1990. Avec la PEC, explique-t-elle, « on ne finance plus l’institution scolaire, on finance les familles ». La mission de service public se transforme en organisation d’un marché de services éducatifs dans lequel les parents sont incités à faire leur choix. En fonction de leurs moyens…