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Le maquillage néolibéral de l’économie géorgienne

Alors que les élections législatives ont lieu ce lundi 1er octobre en Géorgie, après une campagne sous tensions, retour sur les réformes économiques menées par le président Saakachvili depuis « la révolution des roses », en 2003. Des réformes très influencées par les Etats-Unis…

par Philippe Rudaz, 28 septembre 2012

Sur la scène internationale, les relations tendues entre les grandes puissances entraînent certains petits pays à de périlleux numéros d’équilibriste. La Géorgie est contrainte, depuis quelques années, à un jonglage diplomatique qui complique sa politique étrangère et laisse également des traces dans sa politique économique. Le lien entre « position géopolitique » et « politique économique » est, dans ce pays, beaucoup plus visible qu’ailleurs.

L’attentat contre l’ambassade israélienne à Tbilissi, le 18 février 2012, a rappelé que le pays est à la croisée des chemins. Celui des Américains et des Européens qui cherchent à sécuriser leurs approvisionnements énergétiques et ont là un poste d’observation privilégié, entre autres pour l’Iran. Celui des Russes, qui entendent garder leur influence en soutenant les irrédentismes ossètes et abkhazes (ce qui leur permet d’ailleurs d’envoyer tous les ans des centaines de milliers de touristes en Abkhazie) et en faisant de temps en temps pression (embargo viticole de 2006 par exemple) pour rappeler à son « irascible » petit voisin son réel niveau de dépendance...

Les relations russo-géorgiennes sont turbulentes, mais l’accession de la Russie à l’OMC en 2012 va finalement contraindre les deux pays à s’ouvrir à certaines formes de coopération.

PIB comparés des pays du Caucase Sud
Esquisse : Philippe Rekacewicz ; 2012.

En 2004, juste après la « révolution des roses », le président Saakachvili a mis en œuvre une série de réformes qui ont été considérées comme un tournant néolibéral, symbole d’une politique très pro-américaine. Cette inféodation de Tbilissi à Washington se décline sur plusieurs niveaux.

Au premier regard, on aurait pu penser que les réformes économiques méritaient une petite courbette. Mais ces réformes ne s’avèrent être qu’un « déguisement libéral ». Le gouvernement a bien soigné et rénové sa devanture pour attirer les investisseurs étrangers, lesquels ne savent pas que la moitié au moins de la force de travail dans ce pays est dite « indépendante »... Les autorités chargées de mettre en place les politiques économiques avouent elle-mêmes ne pas tenir compte de cette partie « informelle » de l’emploi.

La révolution des roses s’est par ailleurs accompagnée de réformes institutionnelles radicales, a commencer par la lutte contre la corruption, aujourd’hui bien moins importante que dans n’importe quelle autre ex-république soviétique. Saakachvili a si bien respecté le mode d’emploi de l’économie de marché qu’il est, selon la Banque mondiale, plus facile d’entreprendre en Géorgie qu’en France, en Suisse ou au Luxembourg (1) : elle se base sur une panoplie d’indicateurs qui mesurent la protection des droits des investisseurs, les interactions avec l’administration et la qualité des infrastructures. De nombreuses procédures administratives ainsi que le système fiscal ont été spectaculairement simplifiés et rendus disponibles sur Internet. L’administration géorgienne est à l’ère du « e-gouvernement » et de l’ « e-gouvernance ».

Ces efforts ont payé, puisque en moins de six ans, la Géorgie est passée de la 112e à la 16e place du « Ease of Doing Business Indicators (EDBI) », et du statut d’Etat défaillant (failed state) à celui d’un Etat d’avant-garde. La première émission de dette publique en 2008 marque ce passage, le pays décrochant un taux de 7,5 % fixe et l’approbation de l’agence de notation Standard and Poor’s avec un B+… La Géorgie devint ainsi la vitrine de l’avancée des marchés de capitaux « en périphérie ». Elle est maintenant un « marché-frontière » ; c’est le nom que donnent les financiers aux marchés qui ne sont pas encore émergents.

Le pays est montré en exemple car l’histoire est très belle. Tellement belle que le gouvernement a lancé une campagne publicitaire pour informer les investisseurs étrangers de des opportunités géorgiennes. Le slogan : « La Géorgie, championne de la réforme entre 2005 et 2010 ! ». Les affiches annonçant ces scores mirifiques furent placardées à l’aéroport de Tbilissi : campagne marketing qui semble avoir porté ses fruits malgré la guerre avec la Russie et la crise, puisque les investissements étrangers continuent à augmenter.

Il faut toutefois modérer cet enthousiasme. La course aux « bons points » de la Banque mondiale est une stratégie de développement économique principalement financée par USaid, l’agence d’aide au développement américaine qui a imaginé - avec le soutien du publicitaire MC & Saatchi – l’initiative « Georgian Business Climate Reform » pour compléter les indicateurs EDBI et pour promouvoir la marque « Géorgie »... Le choix pro-américain de la Géorgie se diffuse dans la sphère économique à travers cette myriade d’acteurs influencés par les mêmes paradigmes libéraux.

L’EDBI a été utilisé comme leurre institutionnel pour attirer l’investissement étranger et déclencher un cercle vertueux, c’est-à-dire tenter de lancer le pays sur la route du développement économique. En somme, il fût utilisé par les géorgiens comme un tremplin pour sauter les étapes de ce développement (2). Ce pays, stratégiquement important pour les Etats-Unis et l’Europe est en fait sous perfusion : il ne vit que d’aide internationale et d’envois de fonds des travailleurs géorgiens à l’étranger.

Pour attirer les investissements étrangers, il fallait au moins une campagne promotionnelle qui dépasse « l’intérêt national ». Il serait surprenant qu’aucune pression politique ne fut exercée pour qu’un pays aussi fragile obtienne des notes aussi peu méritées. Cette « mascarade » des indicateurs semble pourtant avoir été efficace – en 2012, elle n’est toujours pas dénoncée dans les rapports des organisations internationales. La presse économique internationale s’est aussi laissée séduire. The Economist se réjouissait en août 2010 que la Géorgie soit devenue « l’étoile du Caucase », citait les indicateurs en questions et concluait qu’il s’agissait d’une transformation culturelle et mentale (3).

Investissements étrangers directs en Géorgie
Esquisse : Ph. Re. 2012.

La notion d’indice de développement économique, instrumentalisée, est dès lors vidée de son sens. Personne n’a eu l’idée de comparer les indicateurs EDBI avec le l’indice global de compétitivité (GCI) du Forum économique mondial (WEF), où la Géorgie est reléguée… à la 88e place (4). Un tel écart entre deux indices censés représenter une même réalité est troublant, d’autant plus que le GCI se concentre aussi sur le développement des institutions formelles et ne prend pas en compte l’héritage de l’histoire ou le cadre social. Le problème n’est pas tellement que la Géorgie semble abuser d’un indicateur de gouvernance, mais qu’elle a remplacé sa politique classique de développement économique par cette « tactique ».

Une couche de vernis sur de la rouille

La propriété privée n’est pas respectée et le système judiciaire fonctionne encore très mal (5).

La Géorgie est encore assez loin de représenter un Etat de droit qui pourrait prétendre être la base d’une économie de marché. Sans un socle institutionnel digne de ce nom, inutile de numériser et de rendre disponible sur Internet le système de déclaration fiscale. La reconnaissance et le respect de la propriété privée sont encore un problème majeur dans le pays, la loi sur la faillite est encore très embryonnaire, l’arbitrage commercial n’existe pas légalement et les différents codes juridiques ne sont pas harmonisés, ils regorgent de contradictions. Tbilissi développe tous azimuths une politique économique libérale, mais le fait de manière cynique puisque aucun des outils qui pourraient la servir n’est au point.

Le gouvernement est visiblement pressé de faire aboutir deux projets de loi donnant un pouvoir sans précédent à la Banque centrale et au fisc pour la saisie d’information confidentielles sur les entreprises, de préférence avant les élections parlementaires d’octobre 2012 (6).

Statistiques de l’emploi en Géorgie
Source : Statistic Georgia, 2012.

Le tableau ci-dessus montre bien la distance qui sépare l’orientation politique de la réalité économique. L’emploi généré par le secteur privé ne couvre seulement que 19 % de la force de travail. L’alibi néoliberal du gouvernement justifie l’absence de politiques de développement économique cohérentes vis-à-vis des petites et moyennes entreprises (PME). Le ministère de l’économie ne pense pas utile de développer des stratégies particulières pour les PME et les entrepreneurs indépendants. Or, ces secteurs représentent la moitié de la force de travail en Géorgie, soit plus d’un million de personnes ignorées par l’Etat, lesquelles génèrent tout de même 18 % du PIB géorgien…

Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que les PME et indépendants se soient sentis exclus et oubliés des « réformes » dont s’enorgueillit le gouvernement. Les grandes entreprises sont bien mieux placées pour en tirer profit, ne serait-ce que parce que leurs réseaux sont plus solides, atout qui compte encore beaucoup dans ces pays en transition.

L’argument du ministère de l’économie est époustouflant : ils s’interdisent de soutenir les PME de peur que ce soutien ne soit un frein à « l’efficacité naturelle du marché ». Il prétend que le plus important est d’améliorer l’environnement institutionnel et de pousser à la compétition... Leçon de néolibéralisme mal digérée ?

Le gouvernement a donc, pour gagner sa course aux indicateurs, conçu une série de réformes de cadre général, mais superficielles, et qui renforcent la position des grandes entreprises (employant 11% seulement de la force de travail). Cette stratégie ne répond à aucune logique, pas même celle du libéralisme économique. Le principal effort de réforme économique de la Géorgie libérale n’est en réalité qu’une campagne de publicité… L’investissement étranger, attiré par des indicateurs en toc, fera-t-il le reste ? Le pari est risqué et l’enjeu crucial pour la population géorgienne : au delà des politiques économiques, le pays joue aussi ses politiques sociales. La « face cachée de l’économie géorgienne » ne montre pas « le réveil d’une formidable dynamique entrepreneuriale », mais plutôt une adaptation à un environnement économique impitoyable. Les politiques économiques ont officialisé l’informel en le déclarant « non observé ». En 2004, le gouvernement a réduit artificiellement le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté en changeant la méthodologie mesurant le minimum vital (7).

La Géorgie s’est donc engagée dans des réformes mal conçues, en se basant sur des indicateurs qui masquent sa réalité socio-économique. Saakachvili est bien loin de se conformer au paradigme libéral dont il se réclame pour faire briller sa vitrine. Grand admirateur du modèle américain, il a cédé à la tentation de penser la transition économique en terme de réformes, au lieu de la concevoir en terme de souveraineté. Or, ce qui se joue aujourd’hui dans la plupart des pays de l’ex-union soviétique, c’est moins le succès d’une série de réformes trop vite ficelées qui ne peuvent que « maquiller » la réalité, que la refonte profonde et la solidification de la souveraineté de l’Etat.

Philippe Rudaz

Doctorant à l’université de Fribourg (Suisse).

(1Banque Mondiale, Ease of Doing Business Indicators (EDBI).

(2Voir Samuel Schueth, Assembling International Competitiveness : The Republic of Georgia, USAID, and the Doing Business Project. Economic Geography, 87, pages 51-77, 2011.

(3Georgia’s mental revolution. The Economist, August 19th 2010

(4« Global Competitiveness, sur le site du Forum économique mondial.

(5Même les rapports de USaid le mentionnent (Georgia : opened for business. United States Agency for International Development (USaid) 2009).

(6Nino Pastura, « Tight supervision undermines Georgian Financial market » in Weekly Georgian Journal, 9-15 ferbruary 2012 and « Easier access to tax information affects business environment » in Weekly Georgian Journal, 23-29 February 2012.

(7Alexi Gugushvili, « Understanding Poverty in Georgia », The Caucasus Analytical Digest, n°34, 2011.

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