Emad Burnat est un fellah (« paysan ») palestinien de Bil’in, un village de 1 800 âmes sur les hauteurs de la région de Ramallah, en Cisjordanie, voisin de l’imposante colonie juive de Moddin Illit (environ 50 000 habitants) située en territoires occupés. Un matin de février 2005, les villageois assistent, impuissants, à la ronde de bulldozers blindés s’activant dans leurs oliveraies pour abattre les arbres et aplanir le sol, afin de préparer le terrain à l’édification d’un « mur de séparation ». Les Israéliens invoquent des raisons sécuritaires. En réalité, ces travaux sont destinés à permettre l’extension de Moddin Illit, dont doit sortir de terre le nouveau quartier de Mattityahou-Est. Au total, près de deux cents hectares de champs cultivables appartenant aux habitants de Bil’in – soit la moitié de la superficie de la commune – sont concernés par le tracé de la clôture, qui s’enfonce sur plusieurs kilomètres du côté palestinien. Les villageois décident de se mobiliser en s’engageant dans une lutte non-violente pour faire valoir leurs droits et protéger cette terre ancestrale avec laquelle ils « ne [font] qu’un ».
L’irruption des bulldozers coïncide avec la naissance de Jibril, le quatrième fils d’Emad. Equipé du caméscope qu’il vient de s’acheter pour l’occasion, il entreprend de consigner par l’image, jour après jour, le combat de la population afin de donner à voir, de son point de vue, le rapport inégal entre une armée d’occupation et une poignée de villageois. Il suit également à travers l’œil de la caméra son dernier-né, sa famille et ses proches, pris dans le tourbillon des événements. Emad concentre en particulier son objectif sur son fils, dont les premiers mots prononcés sont « armée », « mur », « douille ». Le temps passant, il constate avec chagrin que celui-ci « a perdu de son innocence », comme si Jibril « avait grandi trop vite » et emmagasiné déjà trop de colère contre les soldats — la scène où l’enfant, du haut de ses quatre ans, interroge son père à leur sujet est à cet égard très éloquente.
Le mouvement de résistance populaire lancé par les habitants de Bil’in — bientôt imité par d’autres villages privés eux aussi d’une partie de leurs terres, comme Nil’in, Nabi Saleh, Beit Jala, etc. — prend rapidement de l’ampleur (1). Chaque vendredi, après la prière, des manifestations sont organisées près du site de la colonie, où les travaux progressent à grand train. Y participent également des pacifistes israéliens et des militants internationaux. L’armée israélienne répond systématiquement par des coups de matraques ou par des grenades lacrymogènes et des tirs de balles en caoutchouc, qui peuvent être mortels, du moins provoquer de graves blessures. L’un des meilleurs amis d’Emad, Bassam Abou Rahmah, dit « Phil », figure emblématique du mouvement, perdra la vie en avril 2009 après avoir été frappé de plein fouet dans la poitrine par une cartouche de gaz lacrymogène tirée par un soldat (2). Son cousin, Adib Abou Rahmah, mettra, lui, un an à guérir d’une balle reçue dans la jambe, avant d’être arrêté lors d’une manifestation et de passer dix-huit mois en prison.
Emad se fait le témoin des affrontements mais plus encore le chroniqueur intime de cette vie quotidienne sous occupation que les journalistes étrangers, friands de spectaculaire et présents uniquement lors des heurts, ne peuvent saisir. Il paie parfois de sa personne, comme lorsqu’il est arrêté par l’armée, en pleine nuit, à son domicile — décrété « zone militaire » —, placé en détention, puis assigné temporairement à résidence dans une maison isolée, à l’extérieur du village. Pendant cinq ans, il accumulera près de sept cents heures d’images et perdra cinq caméras, toutes détruites au cours de différents incidents avec les soldats ou les colons. L’une d’elles lui sauvera même la vie en le protégeant d’un tir qui aurait pu l’atteindre à la tête. Elles servent de fil conducteur au documentaire. Celui-ci n’aurait pu voir le jour sans l’aide du vidéaste Guy Davidi, un militant israélien actif depuis le début à Bil’in. Il permettra à Emad de faire le tri parmi le volume de rushes pour construire le film et narrer les événements.
La lutte portera en partie ses fruits. En septembre 2007, la Cour suprême d’Israël, saisie deux ans plus tôt par les villageois, sous la houlette de l’avocat israélien Michaël Sfard, ordonne la modification du tracé et le démantèlement d’une portion du mur à Bil’in, dont l’appropriation des terres est jugée illégale. La décision est finalement appliquée en février 2010 et la clôture déplacée de cinq cents mètres. Sur les deux cents hectares de champs annexés, quatre-vingts hectares sont restitués aux habitants, les colons de Moddin Illit conservant la surface restante. Les terres récupérées portent encore les stigmates du travail de sape effectué par les bulldozers : beaucoup d’oliviers ont été arrachés ou brûlés, ce qui contraint certains paysans à trouver un autre travail pour nourrir leur famille, en attendant de pouvoir à nouveau planter, cultiver et récolter. « On peut enlever les murs, mais la terre aura toujours des cicatrices », déplore Emad.
La population de Bil’in entend poursuivre la mobilisation pour retrouver la totalité de ses terres. Au printemps 2010, alors qu’il filmait la destruction du mur, Emad a été blessé par un tir de grenade lacrymogène. Sa sixième caméra a cette fois été épargnée. Il tient toujours l’objectif.
Cinq caméras brisées. Une histoire palestinienne, d’Emad Burnat et de Guy Davidi, Alegria Production/Burnat Films Palestine/Guy DVD Films, 2011, 52 minutes. Diffusé sur France 5 le mardi 9 octobre, à 20h35. Accessible en ligne sur Francetvpluzz.fr.