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IVe édition de la « Semaine de la Pop Philosophie » à Marseille (22-27 octobre)

Le bon filon de la philo

La « Semaine de la Pop Philosophie » se veut l’un des moments forts de la pensée contemporaine en France. Mais la grande absente de ce rendez-vous intellectuel et culturel pourrait bien être la philosophie elle-même.

par Olivier Pironet, 23 octobre 2012

Décloisonner les champs du savoir, détricoter les frontières entre la sphère des idées, la science, la culture, l’art et la société, convier la philosophie à se confronter aux objets du quotidien, à parler du monde, de la vie, de l’amour, du sexe, en faisant usage de références culturelles insolites… Telle est la tâche que s’assignent désormais un certain nombre de philosophes, penseurs et intellectuels désireux de répondre à une « demande de sens » formulée par une part croissante du grand public. Se réclamant en particulier de Gilles Deleuze, ils entendent poursuivre le travail qu’il mena sur la « pop’philosophie », une expression forgée à l’origine pour désigner la démarche consistant à investir la culture populaire pour en proposer une approche philosophique.

Or, loin de former un champ de recherche et encore moins une discipline constituée — ce que revendiquent d’ailleurs ses tenants (1) —, celle-ci s’avère plutôt un concept fourre-tout associé à une mode intellectuelle. Et représente un filon éditorial, dans lequel se sont engouffrés des auteurs habitués des ondes radiophoniques et des plateaux de télévision, sollicités à l’envi par les médias pour commenter l’actualité ou débattre de sujets de société (2) — comme si le fait de posséder un diplôme de philosophie légitimait ce genre de prestations.

Située au croisement de la réflexion théorique, de l’analyse esthétique et peut-être surtout du marketing publicitaire, la « Semaine de la Pop Philosophie » qui s’est ouverte hier à Marseille en est pour ainsi dire la grand-messe. Son credo : « Il faut absolument être pop » (3)

Passé notamment par le film publicitaire avant d’officier comme « concepteur d’événements intellectuels », Jacques Serrano, le grand manitou du festival, a lancé cette opération annuelle à Marseille en 2009 afin de « réuni[r] des philosophes, des écrivains et des sociologues autour d’objets de la pop culture et de la culture médiatique. » Il espère drainer plusieurs milliers de personnes (4) dans des endroits aussi divers qu’improbables — ici, le Théâtre national de Marseille (un haut lieu de la haute culture), là, l’Espace Pernod (un club associatif dédié à la célèbre boisson alcoolisée), la boîte de nuit Le Trolleybus (antre de l’hédonisme et du divertissement), le pub-restaurant La Maison Hantée (un bar rock et gothique), l’Hôtel de ville (un symbole du pouvoir), etc. Le public est invité à méditer sur la pop fiction, la littérature jeunesse, la pornographie, les schtroumpfs, la drogue, la carte de fidélité, la corrida, la célébrité, le monde de l’entreprise, l’iPhilosophie, le football, le rap, le rétro-futurisme et les médias, à l’occasion de conférences-débats et de tables rondes menées par une trentaine d’intervenants. Lesquels pourront faire l’article pour leurs ouvrages respectifs, puisqu’un « travail de promotion du livre est engagé en amont et au cours de cette semaine de rencontres-débats, en partenariats avec des éditeurs, des librairies et des bibliothèques ».

Au menu des réjouissances, on retiendra (5) :

 « Politiquement schtroumpf ! Le village des schtroumpfs, un archétype d’utopie totalitaire empreinte de stalinisme et de nazisme » : une conférence d’Antoine Buéno, sur un thème déjà largement traité. Ecrivain « prospectiviste », proche de François Bayrou (dont il a été la plume politique lors des présidentielles de 2007), mais aussi enseignant à Sciences Po Paris, chroniqueur télé, fondateur du Prix du Style (un prix littéraire remis chaque année au Park Hyatt, un palace parisien de la place Vendôme), Antoine Buéno a publié plusieurs ouvrages, parmi lesquels Je suis de droite... et je vous emmerde ! (L’Hebe, 2007) et Le Petit livre bleu. Analyse critique et politique de la société des Schtroumpfs (Editions Hors Collection, 2011). A l’occasion d’une intervention « schtroumpfement déjantée », il examine la place des petits êtres bleus dans notre imagerie collective.

 « Philosophie en entreprise. L’agilité ou la puissance du stratagème » : un débat avec Gabriel Dorthe et Philippe Clark, respectivement assistant diplômé doctorant à l’IPTEH (Institut de politiques territoriales et d’environnement humain) de Lausanne et expert-conseil chez Orange Business Service. Ils exposeront les grandes lignes du projet Socrate, une structure qu’ils ont fondée pour « adresse[r] les problématiques [sic] du monde du travail à l’aide de la philosophie afin de lui permettre d’élargir ses capacités prospectives, relationnelles et productives ». Leur idée centrale : l’« agilité », définie comme la capacité, pour une entreprise ou une administration, « de coller au réel, de percevoir les signes de changement, de reconfigurer rapidement les différents appareils productifs et humains » dans des environnements « instables et imprévisibles ». Leurs clients : « ceux qui sont appelés à collaborer dans des projets complexes et à prendre des décisions ». Placer la pensée « philosophique » au service des décideurs, la transformer en outil de « gestion des risques » constitue l’objectif affiché de ces deux licenciés en philosophie.

 « La chose porno ou le corps impropre » et « Les trois corps d’Anna Polina » : l’Espace Pernod s’ouvrira au porno, auquel s’intéressent les philosophes italiens Simone Regazzoni (auteur notamment de Pornosophie. Philosophie du pop porn [en italien, Ponte alle Grazie, 2010], qui explore les facettes du pop porn, la pornographie de masse favorisée par la diffusion des nouvelles technologies) et Francesco Meci. Selon Simone Regazzoni, il n’y a « pas d’écran aujourd’hui qui ne soit hanté par le fantasme du porno. La chose porno est ce fantasme qui hante l’espace de la visibilité télé-technologique comme exposition télé-technologique de l’ultramatérialité charnelle des corps, pour citer Lévinas, qui dépasse une ontologie du corps propre ». Comprenne qui pourra, et aura encore assez d’entrain pour aller écouter, dans l’ambiance tamisée de la boîte de nuit Le Trolleybus, Laurent de Sutter philosopher sur l’actrice de films pornographiques Anna Polina. La « nouvelle égérie des studios Marc Dorcel », figure emblématique de « la starlette de X qui constitue la vérité de toute actrice », honorera même le night-club de sa présence.

 La « Nuit de la Pop Philosophie » (« une première dans le monde de la philosophie »), sera le point d’orgue du festival. Modérée par la journaliste-philosophe Adèle Van Reeth, cette soirée verra notamment l’incontournable Raphaël Enthoven réfléchir à la carte de fidélité (« Le salaire du vice »), un système de fidélisation des clients proposé par les magasins et octroyant divers avantages en fonction des dépenses effectuées. Taraudé par la question « La fidélité est-elle encore fidélité quand elle est ainsi récompensée ? », le philosophe en chef de la chaîne Arte — qui déplorait, il y a peu, « qu’à force de répondre, le philosophe de service ne dise plus rien » et se contente de « sauver les apparences, de montrer qu’il pense tout ce qu’il dit » (6) —, tentera de décrypter le sens profond de cet outil marketing.

Aux côtés de partenaires familiers de ce genre d’événements dédiés à la pensée contemporaine, comme Libération ou Le Nouvel Observateur, on trouve des sponsors actifs, d’ordinaire, sur d’autres terrains que celui de la spéculation intellectuelle : citons, pêle-mêle, le magazine « branché-décalé » So Foot, consacré à l’univers du ballon rond, la société de production de films pornographiques Marc Dorcel, leader du marché du X dans l’Hexagone, la compagnie aérienne Air France, le site Busiboost.fr (« accélérateur de business »), une plateforme fédérant les « managers » des Bouches-du-Rhône, ou encore Love Dates, un média spécialisé dans la communication événementielle. Nul doute que la seule présence de ces soutiens commerciaux de haute volée contribuera à favoriser le rayonnement de la discipline de Socrate, jugée souvent austère et ésotérique, et à insuffler un peu de légèreté à la teneur des débats… A moins qu’il ne s’agisse, plus trivialement, de s’assurer une certaine visibilité sur les étals.

La grande absente de ce festival est peut-être la philosophie elle-même. Les problématiques essentielles qui la fondent — qu’est-ce que le sujet ? la vérité ? la justice ? l’égalité ? le pouvoir ? — sont écartées au profit d’un discours sur le temps présent, d’un « prêt-à-penser » destiné à offrir des réponses, des conseils et des recettes, plutôt qu’à mettre en question, à « créer des concepts » — selon la conception que se faisait Deleuze de la philosophie.

Ce dernier ne cessa de dénoncer la mise en scène de soi et le détournement de la discipline par quelques-uns de ses représentants médiatiques, voués au commentaire sans fin et à la discussion : « tous ces discuteurs, ces communicateurs », en somme, « ne parlent que d’eux-mêmes en faisant s’affronter des généralités creuses. La philosophie a horreur des discussions. Elle a toujours autre chose à faire. Le débat lui est insupportable, non pas parce qu’elle est trop sûre d’elle : au contraire, ce sont ses incertitudes qui l’entraînent dans d’autres voies plus solitaires. » (7).

Des propos qui sonnent comme un désaveu cinglant.

Olivier Pironet

(1« C’est que “pop’philosophie” est beaucoup moins une notion qu’un mot d’ordre, certainement pas une discipline constituée ou même un champ de recherche clairement délimité, mais plutôt une injonction et un étendard. » (Stéphane Legrand, « La Pop Philosophie », dossier de presse du festival). A l’exception de celles référencées en notes de bas de pages, toutes les citations sont extraites du dossier de presse (PDF).

(2« Nous appartenons à une génération qui a dévoré de la pub, ce qui nous a appris la vitesse et les codes pour savoir comment marquer des points à l’oral. » (Vincent Cespedes, cité par Claire Chartier, « La philo dans le micro », L’Express, 23 février 2011.) Sur ce sujet, lire Christophe Baconin, « Philosopher sans peine », Le Monde diplomatique, janvier 2012.

(3Stéphane Legrand, op. cit.

(4La dernière édition à rassemblé au total près de trois mille participants. De l’aveu même de son directeur, ce raout intellectuel et culturel ne vise pas tant à toucher un public populaire qu’à susciter l’intérêt d’une élite peu friande de culture de masse : « Le public dont je rêve (…), c’est celui qui méprise les séries », confiait-il à l’occasion de la saison 2010 (« La Pop Philo vous attend à Marseille », Nouvelobs.com, 17 octobre 2010.).

(5Le programme complet et détaillé ainsi que la liste des intervenants et leur profil sont accessibles sur le site du festival.

(6Cité par Philippe Petit, « Le philosophe de service, cette nouvelle icône », Marianne, 2-8 avril 2011.

(7Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1991. Lire également Michaël Fœssel, « La philosophie à l’épreuve de l’opinion et de l’expertise », in « Où en sont les philosophes ? (dossier), Esprit, mars-avril 2012.

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