La Cour des comptes a rendu le 9 octobre un rapport accablant à propos de Sciences Po. Bien qu’il ne soit pas encore complètement connu, il dépasse largement le cadre légal d’un contrôle financier. Comme s’il s’agissait de corriger une vieille carence. Il était temps en effet que la dérive financière de cette école soit relevée officiellement. Je l’avais signalée dans un livre publié en 2001 (1) où j’évoquais notamment la « croissance anormale des dépenses » de missions, de repas et de réceptions. Un mémoire avait été envoyé au président de la Cour des comptes par un imprécateur travaillant dans l’établissement. Sans suite. Il a fallu les révélations de Mediapart (2) sur les émoluments des dirigeants pour que l’affaire prenne toute sa dimension. Le directeur Richard Descoings était précisément payé 537 246,75 euros en 2010, et 505 806,29 euros en 2011, avec une augmentation de 60,4 % sur la seule période 2005—2011 (3). Un salaire qui représentait plusieurs fois le salaire des présidents des universités françaises et rivalisait avec celui des présidents d’université américaines (4), comme il s’en justifia en omettant par ailleurs de préciser que ces établissements étaient privés et non financés par l’argent de l’Etat.
Ses proches collaborateurs bénéficiaient de revenus inhabituels : en 2011, les membres du Comex (comité exécutif composé des différents directeurs de Sciences Po) percevaient chacun une rémunération brute annuelle (salaires plus primes) de 142 391 euros, soit en moyenne entre 11 000 et 12 000 euros par mois. Soit le double du traitement d’un président d’université en fin de carrière. Avec des primes en sus (5) et divers avantages, à l’instar de ce collaborateur qui bénéficiait d’un appartement d’une valeur locative de plus de 3 000 euros. Cette dérive générale des finances ne faisait qu’amplifier le mouvement amorcé depuis l’arrivée de Richard Descoings à Sciences Po, en tant que directeur adjoint en 1989, puis comme directeur en 1996. Douze ans et quatre mandats plus tard, le contrôle de la Cour des comptes montrait une évolution sidérante mais prévisible : une transformation de Sciences Po en business school qui impliquait une forte augmentation des dépenses... mais également de leurs dérives (6).
Il faut ici mettre en cause un système autocratique que des enseignants ont assimilé au sultanat et qui renvoie à un système de pouvoir discrétionnaire. Il faut dire que les rétributions, primes et le recrutement même étaient de manière arbitraire l’affaire du directeur. En 2000, 101 départs pour 550 employés sont recensés. Une partie de l’embauche, comme du licenciement, était du seul ressort du directeur. Richard Descoings avait, à titre d’exemple, recruté un chargé de communication, un ancien étudiant qui s’était particulièrement mis en évidence dans le mouvement de 1995 contre l’augmentation des frais de scolarité. Quelques années plus tard, sans conflit manifeste, mais par lassitude du directeur, le chargé de communication était licencié. Au travers d’une longue lettre de gratitude à son directeur qui lui avait tant appris, il en informait ses relations professionnelles. Preuve, s’il en est, d’une gestion personnalisée qui s’étendait au recrutement des enseignants.
Confronté à Richard Descoings dans un débat médiatique, j’ai été le témoin d’un entretien d’embauche. Le meneur de jeu de cette émission prévint le directeur de Sciences Po qu’il était un ancien étudiant. Je rencontrais ce journaliste peu de temps après. Il m’annonçait que Richard Descoings lui avait proposé un poste d’enseignant, qu’il avait accepté. Sans doute, un directeur ne peut-il choisir tous les membres du corps professoral, notamment dans certaines matières, mais le caractère discrétionnaire de l’autorité, renouvelant ou non les contrats, a suscité des manifestations diverses de mécontentement. Souvent discrètes elles-mêmes. Pendant mon enquête d’il y a dix ans, plusieurs de mes interlocuteurs n’acceptaient de me rencontrer que sous la condition de garder leur anonymat.
L’ambition de Richard Descoings a obtenu une large approbation des pouvoirs publics de gauche (le gouvernement Jospin) et de droite (tous les autres). Un tel programme allait coûter cher. Alain Lancelot, secondé par Richard Descoings, avait ainsi lancé la réforme des droits de scolarité amenant la grève de 1995. Comme pour rassurer, repousser les critiques, voire le contrôle, Richard Descoings répétait son objectif d’un financement privé. Celui-ci n’a jamais été atteint. Et la progression du financement privé a même cessé. L’Etat est donc le principal bailleur de fonds : « En 2010, 57 % de son budget provenait de subventions publiques (contre 58 % en 2009 et 59 % en 2008) » (Mediapart, 13 décembre 2011). Nadia Marik, épouse de Richard Descoings, directrice adjointe et directrice de la stratégie et du développement, rendait toutefois compte d’un chiffre plus élevé, prenant en compte l’ensemble des financements publics : « On est en gros financé entre 70 et 75 % par des fonds publics » (Mediapart, 14 octobre 2009). La perspective du recours à un financement privé revenait, par anticipation, à une revendication d’autonomie absolue par rapport à tout droit de regard de l’Etat. Autrement dit, Sciences Po, nationalisé en 1945, est redevenu l’Ecole libre des sciences politiques, cette école privée créée par Boutmy en 1872 pour former les élites après le désastre de Sedan.
Comme son ancêtre critiquée pour la sélection sociale de ses élèves, la nouvelle Ecole libre de sciences politiques semble, à en croire la Cour des comptes, avoir elle aussi renforcé cette sélection sociale. L’initiative de discrimination positive par le recrutement volontariste dans les Zones d’éducation prioritaire (ZEP), en février 2001, n’a pas suffi à corriger l’aggravation de la sélection sociale qu’impliquait forcément l’allongement de la scolarité de trois à cinq ans. Il serait malveillant de suggérer que cette promesse de démocratisation amplement médiatisée était seulement un leurre. Elle a pourtant bien joué ce rôle. Le retour aux origines n’est pas dépourvu d’une ironie que peu de monde semble avoir perçue.
Comment cela a-t-il été possible ? Peut-on dénationaliser sans privatiser, du moins légalement, tout en continuant à bénéficier des subsides publics sans contrôle si ce n’est tardivement ? La nationalisation de 1945 ne fut pas ordinaire et on peut se demander si elle fut complète voire réelle. A la Libération, l’Ecole libre des sciences politiques bénéficiait des sympathies d’anciens élèves qui, comme Michel Debré et Jean-Marcel Jeanneney, en avaient gardé un bon souvenir. Le premier, conseiller d’Etat, fut le principal artisan de cette nationalisation. Son souci fut de mener l’affaire en ménageant les actionnaires privés et en éliminant le ministère de l’éducation nationale jugé proche du Parti communisme. Il approuva même un montage suggéré par le directeur de l’école qui maintenait le patrimoine de l’école à ses anciens propriétaires. Les immeubles et la bibliothèque furent, quant à eux, confiés à la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP), une organisation de droit privé bénéficiant de financements publics. Le Conseil d’Etat réprouva cette aberration juridique. En vain. Les justifications de Michel Debré sont risibles. Ce dernier laissait un pouvoir de contrôle aux « auteurs de libéralités », c’est-à-dire aux actionnaires. Depuis lors, la FNSP exerce le contrôle formel de l’Institut d’études politiques de Paris, resté Sciences Po dans l’usage commun, avant que les démêlés juridiques n’amènent les dirigeants à englober l’IEP et la FNSP dans une appellation unifiante : Sciences Po.
Le fonctionnement réel de la tutelle de la FNSP est fort éloigné des textes. Les directeurs sont cooptés par leurs prédécesseurs, comme le fut Richard Descoings par Alain Lancelot. Il va de soi que les avis du président de la FNSP et du comité de direction de l’Institut d’études politiques importent. Dans ce monde oligarchique feutré, tout se résout en petit comité. Le directeur de Sciences Po étant administrateur de la FNSP, il en est le véritable chef exécutif. Les président successifs de la FNSP jouent plutôt le rôle de sages, comme le furent successivement André Siegfried, François Goguel, René Rémond et enfin Jean-Claude Casanova. La relation quasi paternelle de René Rémond à l’égard de « Richard » donnait une idée approximative de ces relations entre cadet et aîné. Le duumvirat aujourd’hui à la tête de Sciences Po, composé du banquier Michel Pébereau et de l’économiste Jean-Claude Casanova, a la particularité d’être fortement engagé idéologiquement dans la promotion du néolibéralisme. Le processus de transformation de Sciences Po en business school a logiquement bénéficié de tout leur appui. Le laxisme dont ont fait preuve ces grands notables a provoqué l’étonnement du ministère de tutelle : non seulement un banquier et un économiste n’ont pas contrôlé la dérive des dépenses, ni la hausse des rémunérations, mais ils ont approuvé des emprunts risqués.
La gabegie financière ne leur ayant que modestement profité personnellement (la prime de Jean Claude Casanova, président de la FNSP, étant passée de 16 500 euros en 2007 à 69 000 en 2009, puis à 36 000 euros en 2010 et 2011), on ne peut voir là une réelle motivation. Il suffit qu’ils aient vu en Sciences Po un instrument pour servir leur cause d’idéologues du néolibéralisme. Au moment de la chute du mur de Berlin, Jean-Claude Casanova croyait pouvoir annoncer un autre triomphe intellectuel : « nous avons gagné » (Le Point, 26 juin 1989). Le directeur de la revue Commentaire invite d’ailleurs son ami Michel Pébereau dans ses colonnes (7).
La mort inopinée de Richard Descoings ayant laissé Sciences Po sans héritier, la fondation s’est lancée dans la sélection du futur directeur. Une vingtaine de candidats se sont manifestés. Quatre ont été discrétionnairement retenus pour une audition. Dans ces circonstances difficiles, le choix sera donc celui de juges pas du tout irréprochables qui doivent composer avec l’accord nécessaire de la ministre des universités.
La refonte à la Libération a montré sa perversité. Il faut reconnaître à la Cour des comptes que, après avoir tant tardé, elle a pris la mesure du problème en proposant de remettre en question l’invraisemblable statut de Sciences Po. Il faut bien sûr soit nationaliser cette école, soit la privatiser, en tout cas abandonner cette gestion privée avec de l’argent public. Le statu quo est d’autant plus impossible que l’affaire a pris un tour dramatique avec la mort mystérieuse de son directeur dans un hôtel de New York. La réponse tient moins du polar que de Suétone. Là encore, il faut en effet se rendre à l’évidence concernant les effets moraux d’un délire de puissance, cette démesure que les grecs anciens appelaient l’hubris. La révélation de l’homosexualité de Richard Descoings, déclarait-il cette année (Le Monde, 12 janvier 2012), lui imposait un coming out malgré lui (Libération, 31 janvier 2012), où il oubliait seulement qu’il avait assumé dans son école une sorte de semi-publicité. La protection de la vie privée peut avoir des limites. La difficulté d’en traiter est grande. Ainsi, avais-je choisi l’autocensure en écrivant il y a plus de dix ans. Mes sources ministérielles m’avaient expliqué la puissance de Richard Descoings issue du « réseau homosexuel énarchique ». On conçoit qu’il était difficile de le vérifier, même si je disposais de quelques indices. En l’occurrence, la croyance était aussi importante que la vérité factuelle, puisqu’elle avait son efficacité propre. Un scientifique pourrait démontrer cela. Je n’ai pas cru devoir le faire. Il n’est pas de solution satisfaisante en la matière. J’ai donc procédé par allusion, comme à propos de la soirée du 12 juillet 2001 à Berlin. Richard Descoings mêlait donc une liberté de conduite, que l’on peut trouver sympathique, à un défi au conformisme ou au « qu’en dira-t-on ». Ce jeu avec les règles était un trait du personnage qui, puissant et hors de tout contrôle réel, le rendait séduisant. On ne peut s’empêcher de penser que ce jeu était aussi dangereux. Loin d’être indiscrète, cette évocation, mesurée et partielle, souligne seulement la nécessité d’une rupture avec les conditions qui permettent les dérives proconsulaires. Dans un régime d’impunité, on peut faire confiance à ceux qui ont failli à contrôler la dérive pour dénier et s’indigner.