Ceux qui croiraient que la crise de Sciences Po n’est qu’un événement secondaire impliquant une école parmi d’autres se tromperaient lourdement. La coïncidence de la mort mystérieuse de son directeur et de la publication progressive du rapport de la Cour des comptes nous permet de mieux mesurer la place de cette école dans la politique française. De ce rapport d’ores et déjà accablant, on attend la totalité des conclusions le 22 novembre prochain. Point d’interrogation : des poursuites judiciaires seront-elles demandées contre des personnes de l’institution ? Dans ces conditions, le ministère de l’enseignement supérieur a demandé le report de l’élection du directeur après la publication. Croit-on que le duumvirat Jean-Claude Casanova et Michel Pébereau placé à la tête de Sciences Po obtempère dans une situation aussi délicate pour eux ? Pas du tout. Reçus par Mme Geneviève Fioraso, ils ont affiché une arrogance inhabituelle face à une ministre, fut-elle seulement celle de l’enseignement supérieur. Depuis longtemps, les questions concernant Sciences Po ne se décident pas à ce médiocre niveau ministériel. Du temps de Nicolas Sarkozy, vient-on d’apprendre encore, le montant des subventions publiques était indiqué au ministère par le secrétaire général de l’Elysée. Le duumvirat a donc persisté dans son intention d’élire le directeur avant la date demandée par la ministre. Ils sont allés jusqu’au bout du défi en procédant à l’élection d’Hervé Crès, directeur des études et directeur par intérim. Selon les règles coutumières de Sciences Po, l’élu est coopté par un triumvirat rassemblant le directeur de l’Institut d’études politiques (IEP) et administrateur de la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP), le président de cette dernière et le président du comité de direction de l’IEP. En l’absence du premier, le directeur fut nommé après une première sélection entre une vingtaine de candidats (sur des critères inconnus), puis entre quatre candidats. Le dauphin officieux du directeur défunt a donc été confirmé par les deux instances, dont on ne peut ignorer qu’elle sont plutôt obéissantes. Pas tout à fait cependant puisque, cette fois, des personnalités ont manifesté leur désaccord. Comme on le fait à Sciences Po : en s’abstenant. Ainsi, le directeur a-t-il été élu avec 20 voix sur 30 (le minimum requis) et 10 abstentions, le 29 octobre, par le conseil d’administration de la FNSP, puis par 13 voix sur 29, avec 14 bulletins blancs ou nuls et un vote contre au Conseil de direction de l’IEP. Dans des instances dont les scores sont habituellement « soviétiques », le coup de force du duumvirat a manifestement soulevé des « réserves », selon la plaisante litote du journal Le Monde (1er novembre 2012).
L’épisode est en effet un coup de force si l’on considère que les tireurs de ficelles ont joué le fait accompli — il faut encore un décret du président de la République — et un poker menteur. Le président de la FNSP, l’économiste Jean-Claude Casanova, a annoncé avoir reçu les accords de la ministre, de l’Elysée et de Matignon ainsi que l’assurance de la Cour des comptes qu’il n’y aurait pas de poursuites judiciaires (lexpress.fr, 29 octobre 2012). Le ministère a démenti, Matignon et l’Elysée n’ont rien dit. Quant à la Cour des comptes, on imagine mal qu’elle puisse donner de telles assurances avant la publication de son rapport. Dans cette affaire, le duumvirat — dont on sait qu’il siège aussi à la commission de moralisation de la politique présidée par Lionel Jospin — donne une belle leçon de politique concrète aux jeunes élèves de Sciences Po. Ils montrent aussi combien l’accès aux sommets de l’Etat leur semble facile.
Depuis sa vraie fausse nationalisation, les faveurs du pouvoir politique n’ont jamais été comptées. La situation de l’Ecole libre des sciences politiques était pourtant délicate quand il s’est agi de négocier sa nationalisation. Il fallait alors de l’aplomb ou peu de mémoire pour faire valoir une activité résistante. Roger Seydoux qui mena ces négociations pour l’Ecole avait oublié qu’il avait contacté Karl Epting, le responsable de l’ambassade d’Allemagne, et congédié les enseignants juifs à sa demande (1). En 1945, Michel Debré, ancien élève et proche du général de Gaulle, avait réussi à enlever l’affaire au ministère. Les élites conserveraient donc cette école parisienne, dorénavant financée par l’argent public, tout en gardant à ses actionnaires le patrimoine. Depuis lors, les relations de Sciences Po empruntent des voies directes comme au temps de Lionel Jospin avec son directeur de cabinet Olivier Schrameck (un autre membre de la commission Jospin). Bel exemple de l’entregent du directeur de l’école parisienne, la relation fut encore plus étroite avec Nicolas Sarkozy qui voulut en faire son ministre et lui commanda un rapport sur l’enseignement secondaire payé par Sciences Po. Et la presse de s’émerveiller sur le dynamisme nouveau de l’institution dont on apprenait qu’elle avait été une belle endormie dans un temps pas si lointain où la même presse disait le contraire. La communication du directeur ne lésinait pas sur les relations publiques mais le succès devait plus encore à l’institution, dont beaucoup de journalistes sont d’anciens élèves et qui avait encore accru l’intégration des élites en élargissant son spectre de compétence à la préparation de tous les métiers de pouvoir. Cette puissance s’est fortement accrue pendant l’ère Descoings. Dans un pays mal en point, l’intégration et le conformisme des élites expliquent largement la résurgence d’une « société bloquée » (2), comme on a pu la voir dans les années 1930.
La Cour des comptes a offert une occasion inestimable d’entreprendre une vraie réforme. Sans coût financier. Et même économe des deniers publics si on considère la gabegie antérieure. Le rapport ne se contente pas en effet de recommandations financières, mais tire les conséquences des dérives observées. Sciences Po n’a pu en arriver là — autocratisme, infractions aux règles légales, gaspillages — que par son statut hybride négocié en 1945. Qu’une fondation de droit privée soit financée par des fonds publics avait déjà été sanctionné par le Conseil d’Etat en 1945. Le pouvoir politique était alors passé outre. Le régime dérogatoire de Sciences Po explique bien évidemment ses dérives. La Cour des comptes a manifestement affolé les garants d’une institution élitiste puisque le président de la FNSP s’est empressé de déclarer que son statut n’était pas mis en cause. De qui avait-il obtenu l’assurance ? Ou bien jouait-il encore au poker menteur ? Toujours est-il que l’information a été confirmée par la presse : « Quant à l’avenir de Sciences Po, l’Etat ne souhaite pas suivre la Cour dans sa demande de revenir sur le statut de l’institution » (Le Monde, 1er novembre 2012). Une telle occasion de changer un système de formation des élites aussi concentré et aussi nuisible serait-elle donc manquée par un gouvernement de gauche ? Si on se demandait quelle imagination et volonté réformatrice ont les dirigeants actuels de la France, à commencer par François Hollande, on serait donc renseigné. Il est vrai que beaucoup d’entre eux ont, comme le disait Jean-Marcel Jeanneney — acteur de la vraie-fausse nationalisation avec Michel Debré —, gardé « un bon souvenir de Sciences Po ».