Jeudi 15 novembre, 9:30
Hier, les forces armées israéliennes ont lancé une nouvelle vague de bombardements aériens et maritimes sur la bande de Gaza. Cela signifie qu’une population de 1,8 million de personnes, prisonnière — au sens plein du terme — dans une étroite bande de terre entre une « frontière » à la technologie hyper-sophistiquée et une mer patrouillée sans interruption par la marine de guerre, va subir aléatoirement la mort venue du ciel.
Combien ? Le grand hôpital de la ville de Gaza, Shifa, a accueilli toute la nuit la ronde des ambulances. Les informations circulent, essentiellement par Facebook, mais je ne peux vous faire un point maintenant : le quartier où je vis, et probablement une grande partie de la bande de Gaza, est sans électricité — donc sans routeur. Concernant les morts de l’après-midi d’hier et de la première partie de la nuit, on en compte une dizaine, ainsi qu’une centaine de blessés. Très mauvais signe, Israël a baptisé l’opération en cours « Pilier de défense » (« Pillar of Defence »). Veut-elle rééditer « Cast Lead » (« Plomb durci ») ? Souvenez-vous : 1 400 morts en quelques trois semaines, fin 2008-début 2009…
Devant la disproportion effarante des forces, une population civile, coincée entre barbelés et mer, littéralement écrabouillée par une très puissante armée, la « communauté internationale » va-t-elle réagir ? Nullement — en tout cas pas sans y être contrainte par l’opinion publique. Le Conseil de sécurité de l’ONU s’est réuni cette nuit et a décidé de ne rien dire. Cela donne dans les dépêches d’agence des titres quasi anodins (comme : « UN takes no action on Israel strikes »). Un des participants aurait déclaré que le fait que cette réunion ait eu lieu était déjà un signe positif. Merci pour les familles qui mourraient sous les bombes des F16 israéliens au même moment.
Comment peut-on en arriver là ? Que les puissants qui nous gouvernent aient leur propre vision du partage du monde et de ses richesses, et que dans cette vision les populations soient une simple variable d’ajustement, soit. Mais la presse ? Les organisations populaires ? On arrive à ce déni de toute justice, ce déni du droit de vivre pour les Gazaouis, par une longue série de mensonges et de désinformation.
Cela commence et finit par le renvoi dos à dos, au mieux, des « protagonistes ». A titre d’exemple, le secrétaire général des Nations unies, M. Ban Ki-moon, lequel exprime au premier ministre israélien Benjamin Netanyahou ses « préoccupations devant la détérioration de la situation dans le sud d’Israël et dans la bande de Gaza, ce qui inclut (which includes) l’escalade alarmante des tirs indiscriminés de missiles et les assassinats ciblés par Israël de responsables militaires du Hamas » (1).
Ainsi, d’un côté, les terroristes palestiniens lancent des roquettes sur des objectifs « indiscriminés » — donc la population civile —, et de l’autre Israël, qui tue « proprement » un important chef militaire du Hamas. Au regard de la réalité du terrain, des bombes qui explosent autour de nous, des images affreuses d’enfants brûlés, c’est simplement ignoble — mais inattaquable en droit, grâce à l’astucieux « qui inclut ».
Alors, ne pas perdre de vue d’autres éléments, autrement importants, dont l’absence rend ce tableau parfaitement mensonger.
Non, Gaza n’est pas un endroit qui pourrait être calme et vivable si des fous furieux ne s’acharnaient pas à lancer des roquettes sur le paisible Israël. Gaza suffoque avec un nœud coulant au cou. Aucune décision sur sa vie ne lui appartient. Toute la vie économique a été tuée par l’interdiction d’exporter. Gaza est une cage où une puissance étrangère décide de tout, la quantité des denrées qui entrent ou n’entrent pas, les lieux où les gens pourront rester en vie et ceux où ils seront abattus, le moment où ses chars entreront arroser quelques kilomètres carrés de leurs engins explosifs et les moments où on pourra avoir l’impression de vivre. Je suis à Gaza depuis treize jours, mes notes quotidiennes sont faites de corps déchiquetés, de parents à bout de pleurs et du silence des comas. La mort à Gaza est comme la colonisation en Cisjordanie : quel que soit l’état des négociations de paix, la colonisation avance au même rythme en Cisjordanie, et quel que soit l’état de la résistance, l’armée israélienne tue quotidiennement à Gaza. Cette phrase n’est pas une envolée rhétorique mais un constat statistique.
Chaque fois que la population de Gaza tente de relever la tête, le nœud coulant se serre un peu davantage (2). A titre d’exemple : les accords d’Oslo, marché de dupes s’il en fut, dessinent une zone accessible à la pêche pour les bateaux de Gaza d’une largeur de 20 miles nautiques (37 kilomètres). Pour punir les Gazaouis, après le déclenchement de la seconde Intifada, cette zone est ramenée arbitrairement, et du seul droit du plus fort, à 12 miles en 2000, puis à 6 miles en 2003. Depuis 2006, elle a est restreinte à 3 miles, limite imposée par des navires de guerre omniprésents. De ce minuscule espace de pêche, les bateaux ne peuvent ramener qu’une misère et l’ensemble de l’activité est sinistrée (3). Si on oublie cet aspect du constat, le mépris, la brutalité, le traitement de cette population comme étant privée de tous droits, ne survivant que selon le bon plaisir de son vainqueur, on ne peut rien comprendre à l’existence d’une résistance.
C’est la même logique qui préside aux bombardements d’aujourd’hui : se venger sur la population civile des actions de résistance. Ceci a un nom : punition collective. Et appartient, en droit international, à la catégorie crime de guerre.
Nous savons bien tous, ou croyons savoir, que résister est non seulement un droit, mais un devoir. Ici la résistance est petite et morcelée, décimée par les assassinats dits « ciblés », confrontée à une terrible machine de guerre, mais elle existe. Et comme toute résistance, c’est à elle qu’on impute les malheurs de la population. Relisez le texte de l’Affiche rouge et ce que les nazis avaient écrit sur cette affiche placardée dans tout Paris : « Des libérateurs ? La libération par l’armée du crime ! ». Ceux dont nous nous rappelons avec affection et respect les actions, les résistants sur le sol français, étaient désignés alors comme terroristes, responsables de la « malheureuse » nécessité, pour l’armée d’occupation allemande, de procéder en représailles à des prises d’otages et à des exécutions sommaires.
17:00
Ce qui a commencé hier, ce qui se poursuit aujourd’hui, c’est le bombardement de la population civile. Ce qu’écrit Le Monde dans son édition du jour, et accessible sur la Toile — « Israël menait jeudi 15 novembre un deuxième jour d’offensive contre les groupes armés dans la bande de Gaza. Une frappe aérienne a provoqué la mort de trois militants palestiniens, a-t-on appris de sources médicales » (4) —, est de la pure désinformation. Le responsable de l’hôpital Shifa, le docteur Medhat Abbas, a compté pour nous, en milieu de journée, 90 frappes, visant les lieux les plus variés : maisons, routes, terrain vagues, fermes. On déplore 13 morts (pour une moitié des combattants, pour l’autre des civils, dont le plus jeune avait 11 mois et le plus âgé 65 ans) et 147 blessés — dont une partie ne survivra pas. Ce genre de bilan signe une stratégie : terroriser la population.
Peu ou prou, la résistance riposte. Avec plus de force que lors de l’opération « Plomb durci ». Une coordination de l’ensemble des mouvements semble se mettre en place. La population en soutient le but. Dans les pleurs et des cris de rage, même au chevet des enfants mourants, c’est incontestablement le refus de plier qui se fait entendre.
Plutôt que de s’aventurer dans de savantes discussions sur les appartenance partisanes de tel ou tel groupe de résistants, les analystes politique devront compter avec la population de Gaza.