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Entendre enfin la langue de Saadallah Wannous

Le Livre de Damas et des prophéties

par Marina Da Silva, 29 novembre 2012

On peut enfin découvrir l’œuvre splendide du Syrien Saadallah Wannous sur les scènes françaises. Considéré par ses pairs comme un des plus grands dramaturges contemporains, Wannous, qui a écrit une dizaine de pièces (1), dirigé une revue de théâtre (Al-Hayât al-Masrahiyya, La vie du théâtre) et des ouvrages consacrés à la pensée arabe contemporaine, demeurait ici tristement méconnu. On trouvait tout juste la traduction de deux de ses pièces, Miniatures et Rituel pour une métamorphose, publiées par Actes Sud en 1996, et, après son décès, en 1997, son dernier livre testament, Une mort éphémère, traduit en 2001.

Avec Le Livre de Damas et des prophéties, créé au Théâtre Jean-Vilar de Vitry-sur-Seine et mis en scène par un de ses jeunes compatriotes, Fida Mohissen, qui a déjà monté en 2009, avec un talent remarqué, Rituels pour des signes et des métamorphoses (2), on accède à deux autres œuvres du répertoire de Wannous, Un jour de notre temps et Le Viol, écrites respectivement en 1995 et 1990. Habilement fusionnées, elles donnent à voir un état des lieux des sociétés syrienne et israélienne d’aujourd’hui, à travers l’histoire de multiples personnages, issus du peuple et du pouvoir et de situations familiales ou politiques, où dominent les intrigues, la violence et le mensonge.

Un jour de notre temps s’attache plus particulièrement à analyser les mécanismes de destruction et les méthodes que le pouvoir utilise pour assujettir l’individu dans la société syrienne, tandis que Le Viol aborde le conflit israélo-palestinien par la société israélienne en pariant sur ses lignes de faille et la rupture de quelques juifs courageux d’avec le sionisme.

Wannous fut un des tout premiers intellectuels arabes à dénoncer l’instrumentalisation du conflit israélo-arabe par les régimes et à appeler à une issue politique plutôt que militaire. Ce qui lui valut de solides inimitiés, alors que la question palestinienne a toujours été centrale dans sa pensée et qu’il a résolument combattu le sionisme. Dans le très beau documentaire de Omar Amiralay, Il y a tant de choses encore à raconter, réalisé quelques mois avant la mort de Wannous, les deux hommes ont des échanges lucides et bouleversants sur ce conflit qui fut au cœur de tous les rêves et de toutes les désillusions de leur génération.

Dans son théâtre, Wannous dénonce non seulement la domination de tous ceux qui détiennent le pouvoir, ici : maîtres d’école, cheikhs, préfets, militaires, gouvernants... mais aussi celle des hommes sur les femmes. Il a su peindre des personnages féminins magnifiques et transgressifs, en révolte contre l’oppression masculine et n’hésitant pas à assumer leur désir et leur sexualité.

La mise en scène de Fida Mohissen emprunte à la tragédie grecque l’épure et la rigueur. Sur le plateau, très profond, seulement quelques chaises, un lit-piège, qui se révèle être un bac rempli d’eau (seule fausse note de la scénographie et que l’on retrouve actuellement dans nombre de mises en scène avec fort peu d’à propos !) et un échafaudage métallique, font office de décor, le tout superbement rehaussé par des jeux de lumière composés comme une partition. Avec sa contrebasse, Michel Thouseau, à la fois hors jeu et totalement dedans, habite l’espace avec densité.

Sous forme d’une succession de tableaux sur la vie quotidienne dans différents espaces de la cité, les destins de Farouk, témoin et victime de la transformation et de la décomposition de la société syrienne, gangrenée par la corruption, et celui d’un jeune israélien, Isaac, membre du service de sécurité militaire, déstabilisé par le Docteur Menuhin dans sa représentation terroriste des Palestiniens, se font écho. Tous deux sont interprétés par Benoît Lahoz. Il en va de même pour les autres comédiens : Ramzi Choukair, Khadija el Mahdi (à la fois épouse de Farouk et d’Isaac), Malik Faraoun, Stéphane Godefroy, Corinne Jaber (parfaite en mère d’Isaac et en maquerelle) et Bruce Myers interprètent au moins deux rôles et traversent les deux histoires.

Farouk est au centre du Livre de Damas, tandis qu’Isaac s’incarne dans le Livre des prophéties. Le premier se suicide en s’écriant : « La mort plutôt que forniquer avec les maquereaux qui nous gouvernent ! ». Tandis que le second finit assassiné. L’on passe de manière fluide d’un opus à l’autre et un récitant vient rajouter des éléments de compréhension et d’éclairage à ce récit épique exigeant, mais dont la beauté de la langue allégorique est totale. La complexité des personnages permet de comprendre les conventions sociales et les conditionnements dans lesquels ils se débattent. Le tableau de la fin est un étonnant et savoureux dialogue entre Wannous lui-même et son personnage du Docteur Menuhin sur « la force dont l’individu a besoin pour dénoncer sa condition ».

S’il passe au crible les sociétés syrienne et israélienne, l’intention de Wannous n’est pas de faire de la documentation historique, mais de procéder à des interrogations qui, pour lui, relèvent de « la contemplation active de l’histoire » et bouleversent également nos propres valeurs et notre propre rapport au pouvoir.

Dans cette magnifique proposition, où les inventions de jeu assument leurs prises de risque et où les déplacements de points de vue sont constants, Fida Mohissen révèle toute la force de ce théâtre politique, un théâtre du dire et du proféré, qui laisse toute liberté à l’intelligence et aux émotions.

Apprécions sa ténacité, puisque c’est lui qui aura révélé Wannous, lorsqu’il a commencé à travailler dans le cadre de la classe libre du cours Florent, en 2000, avec Le roi c’est le roi. Il a incontestablement ouvert une brèche dans le banissement incompréhensible de cet auteur d’exception.

Créé au théâtre Jean-Vilar de Vitry-sur-Seine le 22 novembre, dans le cadre des Théâtrales Charles Dullin, Le Livre de Damas et des prophéties se joue encore le 29 novembre à L’Heure bleue (Saint-Martin-d’Hères) et du 6 au 12 décembre (du mardi au samedi à 20 heures 30 et le dimanche à 16 heures) au Théâtre de l’Aquarium, à la Cartoucherie de Vincennes, ainsi qu’à Tunis le 14 décembre (Al Wassl / Plateformes Arts en Méditerranée).

Signalons par ailleurs que Rituel pour une métamorphose, dans une mise en scène de Sulayman Al-Bassam, sera au programme de la Comédie-Française du 18 mai au 11 juillet 2013. C’est la première fois de son histoire que la vénérable institution fait entrer une pièce de langue arabe dans son répertoire.

Marina Da Silva

(1Fête pour le 5 juin, La Tête du mamelouk Jâbir, L’Elephant O Roi du temps, Le roi est le roi, Le Voyage de Hanthala de l’assoupissement à la conscience, Le Viol, Un Jour de notre temps, Rêves malheureux, Épopée de mirage, Miniatures, Rituel pour des signes et des métamorphoses.

(2Egalement créé au Théâtre Jean-Vilar de Vitry-sur-Seine, puis présenté à la Manufacture d’Avignon.

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