Le chef d’oeuvre de Julien Gracq à l’épreuve de la géographie
Cet article a été entièrement remis à jour et augmenté sur le nouveau site visionscarto.net le 4 mars 2016.
Il est désormais consultable à cette adresse : http://visionscarto.net/rivage-des-syrtes
Philippe Arnaud
A partir de juin 2014, après huit années de bons et loyaux services, ce blog change d’adresse pour devenir un site à part entière :
Les textes migreront petit à petit sur la nouvelle plateforme, mais les forums resteront en place : les mises-à-jour, les refontes, les ajouts de documents dans les articles existants se feront sur le nouveau site de Visions carto
Quelques informations à propos du nouveau site
A très bientôt, Philippe Rekacewicz.
Quel beau travail ! Je me suis toujours demandé ce que devait au rivage des syrtes la chanson de Nino Ferrer intitulée "le sud".
« Un jour ou l’autre , il faudra qu’il y ait la guerre, on le sait bien. On n’aime pas ça , mais on ne sait pas quoi faire, on dit c’est le destin. tant pis pour le sud, c’était pourtant bien... »
Dans le roman , on est tout aussi exaspéré que le héros face à la situation, sa décision de manoeuvrer le bateau comme une déclaration des hostilités apparaît comme une délivrance ; sensation très bizarre.
Merci, Tiffauges !
• J’ai toujours eu plaisir, au cours de ma vie, à rencontrer des amateurs de Gracq, et à deviser avec eux, interminablement.
• Je viens d’ailleurs de découvrir qu’on a publié, récemment, un cahier de guerre de l’auteur (je ne sais d’ailleurs plus s’il est de Gracq ou du lieutenant Poirier).
Cordialement
Enfin je sais où se trouve le Rivage des Syrtes ! Et je découvre plein de détails qui m’avait échappé à la première lecture du livre. Merci Philippe
la bataille de Lépante, en 1571, coup d’arrêt définitif à l’expansion ottomane en Méditerranée
Ah bon. Et la conquête de Chypre par les Turcs cette même année 1571 ?
Plus généralement, la bataille de Lépante n’est généralement citée que par les partisans d’un catholicisme ultra.
Condé est le représentant d’une de ces grandes familles (comme le duc de Bourbon, plus d’un siècle auparavant, mort lors du siège de Rome), qui se mirent au service de l’ennemi.
Le "Grand" Condé n’était pas simplement né dans une "grande famille", il ne s’agissait ni plus ni moins que de la famille royale capétienne (dont les Condé ne sont qu’une branche cadette). Les Bourbons aussi étaient une branche cadette de la famille royale capétienne avant leur accession au trône en 1589 (avec Henri IV).
Au-delà de ces points de détail somme toute mineurs, pas un mot sur le livre qui a servi de modèle à Julien Gracq : Sur les falaises de marbre, d’Ernst Jünger. D’ailleurs, l’influence du livre de Jünger dans la littérature contemporaine est sans doute très fortement sous-estimée : les sagas de Tolkien en sont issues, ainsi que du coup tout le sous-genre contemporain appelé (un anglicisme, oeuf corse !) "Fantasy".
A BM
1. La conquête de Chypre n’eut aucune importance. Cette île se situe dans le bassin oriental de la Méditerranée, déjà cerné (si je puis dire…) par les conquêtes de l’empire ottoman à l’époque de Lépante [cf. Grosser Historischer Weltatlas, 1976, tome III, p. 126]. Stratégiquement, son passage aux mains ottomanes était donc sans signification.
2. La bataille de Lépante, en revanche, fut significative. Elle le fut en ce que, à l’époque, l’empire ottoman n’était pas encore entré dans sa phase de déclin militaire et stratégique, qui n’intervint qu’à partir de la défaite du Kahlenberg, en 1683 [Et de la subséquente guerre de la Sainte Ligue]. L’empire était encore très fort, comme l’avait prouvé, cinq ans plus tôt, le siège de Malte. La défaite de Lépante aurait ouvert aux Ottomans le bassin occidental de la Méditerranée.
• [C’est, en tout cas, le point de vue de Fernand Braudel – La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Armand Colin, 1966, tome 2, pages 396 à 398. C’est aussi ce que dit le Lexikon der Schlachten – Styria Verlag, 1984, p. 127 : „Bei dieser Schlacht, wurden zum letzten Mal Ruderschiffe verwendet ; sie beendete die türkische Seevorherrschaft im Mittelmeer“.]
3. Je n’attache à cette bataille aucune signification idéologique et, en particulier pas celle que vous me prêtez ! Je me place juste du point de vue de Julien Gracq allant puiser auprès de l’historien Louis Poirier les éléments nourrissant sa fiction.
4. Je n’avais rien à dire sur Les falaises de marbre, pour deux raisons. D’abord parce que ce n’était pas le sujet : je n’ai abordé qu’un aspect limité du Rivage des Syrtes, aspect dans lequel Jünger n’avait rien à faire. Ensuite parce que Gracq, par sa formation, par son éducation, par son tempérament, par son milieu, par ses lectures, avait des bases assez assurées et une personnalité assez forte, pour écrire une œuvre originale, sans aller quêter son inspiration chez Jünger.
• Dans les nombreuses références qu’il fait à Jünger au cours de son oeuvre, Gracq dit : "J’ai en effet, une grande admiration pour Jünger, particulièrement pour les Falaises de marbre, le seul livre de lui que j’ai connu pendant de longues années [...] "Il est probable que je lui dois quelque chose". [Oeuvres complètes, Pléiade, tome II, p. 1254].
• "Il est probable que je lui dois quelque chose", certes ! Mais pas plus qu’à Stendhal, à Breton, à Nerval ou à la multitude d’auteurs qui formaient le fond de l’immense mémoire de Gracq, et pas plus dans Le Rivage des Syrtes que, par exemple, dans Un balcon en Forêt ou telle ou telle notation des Lettrines I ou II...
• Cela dit, merci tout de même pour avoir lu mon "papier" et vous y être intéressé. [Et, notation importante : j’aime aussi beaucoup Sur les falaises de marbre...].
La prose boursouflée et le style enfariné de Gracq me sortent par les oreilles. Je ne comprends pas pourquoi cet auteur jouit d’un tel culte.
Nathan
• Vous dites : "La prose boursouflée et le style enfariné de Gracq me sortent par les oreilles. Je ne comprends pas pourquoi cet auteur jouit d’un tel culte."
• Pour la même raison que vous idolâtrez tels ou tels auteurs que, moi, je place en deuxième ou troisième catégorie...
A propos du roman de Junger : "Julien Gracq a livré un texte dans lequel il commente sa lecture du récit. Pour lui : « Ce n’est pas une explication de notre époque. [Ce] n’est pas non plus un livre à clé où on [pourrait], comme certains ont été tentés de le faire, mettre des noms sur les figures inquiétantes ou imposantes qui se lèvent de ces pages. Avec plus de vérité, on pourrait l’appeler un ouvrage symbolique, et ce serait seulement à condition d’admettre que les symboles ne peuvent s’y lire qu’en énigme et à travers un miroir. »" Wikipedia.
Personnellement, je ne vois pas l’intérêt de cette enquête qui s’enivre de chiffres, longueurs et durées des trajets, il ne manque que les péages et l’essence par rapport à viamichelin. De plus, être bardé de certitudes et d’arrogance benoite vis-à-vis des contradicteurs " chypriotes" ne stimule pas la compréhension ou l’adhésion aux thèses (?) de Philippe Arnaud. Qu’importe les lieux du "Rivage" baignés de poésie, ne les rendons pas terre-à-terre ! Ne lisons pas Gracq avec Google Earth. Mais relisons le encore et encore avec notre intelligence et notre émotion. Ce qui dépayse n’a pas besoin de GPS.
Anacelse
• J’ai pris bonne note de vos observations et, à défaut de vous convaincre, je vais tout de même tenter de préciser mon intention.
• Je ne lis pas seulement (ni même principalement) Gracq avec les yeux de Goggle Earth ou de Via Michelin. Je le lis d’abord pour sa prose. Jadis, je recopiais de longs passages du Rivage des Syrtes, par exemple l’arrivée du Redoutable devant Rhages ou la description de la Seigneurie au moment où Aldo est convoqué par le vieux Danielo. [Il y a là une phrase longue de plus d’une page, sans doute la plus longue du roman].
• Je recopiais Gracq à la manière dont un pianiste interprète une partition, en subvocalisant les phrases à mesure que je les écrivais. Et je les écoutais non comme des mots, mais comme de la musique - qu’ils sont. [C’est la raison, d’ailleurs, pour laquelle j’ai signalé les livres audio]. Il m’arrive aussi, aujourd’hui, de tirer ses textes sur imprimante, en choisissant les plus belles polices de caractères pour qu’à la beauté des mots se joigne la beauté des lettres].
• [Et je n’écris pas ces pages sans penser à ce que Gracq dit des hauts plateaux du sud du Massif central, "qui mêlent indissolublement sentiment d’altitude et sentiment d’élévation"].
• Je n’ai pas cherché à rendre "terre-à-terre" les lieux (réels ou imaginaires) décrits par Gracq. Bien au contraire ! J’ai voyagé souvent avec les Carnets du grand chemin, avec les Lettrines, en voyant - ou en revoyant - les paysages décrits avec les yeux de Gracq. [Ce que les nimbait d’une tout autre atmosphère]. Et c’est parce qu’un jour, à Ljubljana, à Trieste ou à Méthoni, il m’est arrivé de songer au Rivage des Syrtes que j’ai eu l’idée de ce texte.
• J’en ai eu aussi l’idée en lisant les notes consacrées par Bernhild Boie à La Presqu’île, où figure une carte dans laquelle sont indiqués, en caractères droits et italiques, lieux réels et lieux fictifs (Pléiade, tome II, p. 1429), de façon encore plus précise que dans ma propre étude. Rechercher les lieux réels dont s’est inspiré Gracq pour ses récits ne les dépoétise pas. Bien au contraire, pour moi [et je souligne bien] la poésie naît de l’écart entre les deux.
• En ce qui concerne, enfin, le ton un peu vif adopté à l’égard de mon contradicteur "chypriote", j’avoue l’avoir fait à raison d’une atmosphère de défi... qui ne s’y trouvait peut-être pas. [J’ai essayé (peut-être sans y parvenir...) de rattraper le coup en disant le plaisir renouvelé que je prends à lire et relire Les Falaises de marbre, dont la fin, effectivement, n’est pas sans évoquer celle du Seigneur des anneaux.]
Je ne cherchais pas à vous blesser, si cela a été le cas, je le regrette. Mais je persiste à penser qu’ajouter de la réalité chiffrée et localisée réifie, rigidifie, sclérose la prose de Julien Gracq qui se suffit à elle-même et n’a pas besoin d’assistance, même pavée de bonnes intentions comme ... Sa métrique ne mérite pas d’être métrée. Pour ma part, je clos là ce pseudo dialogue, votre dialogue avec mon pseudo.
Bonjour,
Je suis étonnée de ne pas voir en bibliographie des travaux de géographes sur Julien Gracq, qui me semblent "fondateurs" de la réflexion sur la géographie dans les romans de Gracq.
Je me permets donc d’ajouter deux références qui me paraissent manquer dans la bibliographie :
• Jean-Louis Tissier, 1981, "De l’esprit géographique dans l’oeuvre de Julien Gracq", L’Espace géographique, vol. 10, n°1/1981, pp. 50-59. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/spgeo_0046-2497_1981_num_10_1_3607 Cet article est issu de plusieurs entretiens de Jean-Louis Tissier avec Julien Gracq lui-même : s’il n’évoque pas seulement Le Rivage des Syrtes, il confronte ce roman à d’autres oeuvres de Julien Gracq. Ce dernier a même fait éditer cet article dans l’édition de ses oeuvres dans La Pléiade, c’est dire l’importance de ce texte.
• Yves Lacoste, "Julien Gracq, une écrivain géographe : Le Rivage des Syrtes, un roman géopolitique", Hérodote, n°44, janvier/mars 1987. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5620989v/f13.image Yves Lacoste et Erik Orsenna avaient d’ailleurs animé un café géographique sur "Julien Gracq et la géographie", revenant notamment sur Le Rivage des Syrtes : http://www.cafe-geo.net/article.php3?id_article=66
Et d’ajouter également un ouvrage, celui de Marc Brosseau : Des romans-géographes, L’Harmattan, Paris, 1996. Pour cet ouvrage, Marc Brosseau s’appuient sur les romans de quatre auteurs, dont Gracq, il y a donc beaucoup d’éléments dans cet ouvrage.
A propos des liens entre géographie et littérature, il existe également les travaux du séminaire "Vers une géographie littéraire" : http://geographielitteraire.hypotheses.org/
Peut-être pourriez-vous nous préciser pourquoi ne pas avoir retenu ces références comme source ? Y a-t-il une approche différente de l’oeuvre de Gracq entre géographie et littérature (les travaux en littérature sont nombreux autour de Gracq : appréhendent-ils les travaux des géographes dans leurs corpus ? Et inversement ? Ou au contraire, les deux aspects de cette "géographie littéraire" ne sont-ils pas encore arrivés à "dialoguer" ?)
Tant qu’il y aura des êtres humains aimant assez un livre pour tracer sur le globe des courbes imaginaires "par pure fantaisie", pour se disputer sur l’importance de la prise de Chypre par les turcs en 1571 et exprimer, par son érudition, son admiration, je garderai espoir...et le souvenir dune escapade sur l’île de Vezzano avec Vanessa.
Bénédicte Tratnjek
• Merci, d’abord, pour vos si érudites remarques sur Julien Gracq – que vous semblez connaître sur le bout des doigts – et merci aussi de votre intérêt pour mon article.
• Je n’ai pas cité les ouvrages que vous citez, pour les raisons que voici :
• 1. Le Monde diplomatique n’est pas un magazine ou un journal littéraire mais un journal politique à vocation généraliste. Sauf à détonner, je ne pouvais me permettre d’être trop « pointu »…
• 2. Plutôt qu’aux spécialistes ou aux doctorants, je me suis adressé aux lecteurs qui, dans leur très grande majorité, ont plutôt lu des ouvrages de Gracq que des ouvrages sur Gracq.
• 3. Un article court comme celui-ci ne nécessitait pas une bibliographie de thèse mais juste une courte liste d’ouvrages les plus généraux possibles. Or, je gage que peu nombreux sont les lecteurs de Gracq qui possèdent déjà l’édition de ses œuvres dans la Pléiade ou, par exemple, les Cahiers de l’Herne ou la revue 303. Ceux qui ne disposent que les œuvres éditées chez Corti peuvent (ou doivent ?) déjà acquérir ces premiers ouvrages, ne serait-ce que pour avoir une idée des diverses directions de recherche… et, comme vous, aller plus loin.
• 4. Ceux qui, par exemple, acquièrent la revue 303 peuvent, en se reportant aux pages 242 à 247, se rendre compte de la multiplicité des ouvrages écrits sur Julien Gracq. Et consulter le site de la BU d’Angers consacré à cet auteur.
• Je ne sais quelle est la formation de tous ceux qui ont écrit sur Gracq. Je pense – ou je suppose – que la plupart sont des littéraires. Peut-être est-il possible d’appréhender l’auteur uniquement d’un point de vue historique ou géographique, en faisant abstraction de tout ce qui, chez lui, est littéraire. Après tout, au cours de sa vie, il a enseigné l’histoire et géographie et non le français. Néanmoins, même en l’appréhendant ainsi, il n’est guère concevable de l’aborder si on ne l’a pas apprécié, d’abord, comme écrivain. [Vous noterez – c’est un clin d’œil ;) – que j’ai pris à Gracq le goût des italiques…].
• Je vous remercie de toutes vos précisions, dont je ne manquerai pas de faire mon miel…
Et si la géographie du Rivage des Syrtes était une topographie du non-lieu ?
Augustin
• Qu’entendez-vous par là ? Pouvez-vous développer votre idée ?
Je préfère continuer à situer le Rivage dans un lieu que je vois très bien mais qui n’existe pas : il a bien des accents d’Italie mais se situerait sur le bord de la mer Noire et bizarrement face à l’Asie centrale, comme si la mer Noire se transformait en Caspienne au fil de la traversée... et c’est bien plus beau comme cela.
Madish
• Je n’avais pas pensé à la mer Noire ! Mais, après tout :
• La mer Noire est aussi une mer qui a vu l’affrontement entre la Russie et l’empire ottoman. Pour un Russe, en traversant la mer, de la Crimée à l’Anatolie, on allait chez l’ennemi.
• Sur la côte ouest de la mer Noire, se trouve la Roumanie, pays de langue romane, comme l’Italie.
• On peut effectivement trouver, de l’autre côté de la mer, à l’est, certains hauts (et prestigieux) sommets, comme ceux du Caucase ou le mont Ararat, qui, certes, ne sont pas au bord de la mer, comme le Tängri, mais que le romancier peut, selon sa volonté - ou sa fantaisie - rapprocher du rivage...
• La côte des Syrtes, pour les fonctionnaires d’Orsenna, sont "comme un purgatoire où l’on expie quelque faute de service dans des années d’ennui interminable".
[Or, il existe un exemple célèbre d’exil le long de cette mer Noire, c’est celui d’Ovide, relégué dans cette province perdue par Auguste].
• Bref, vous avez trouvé là un lieu encore plus romantique, encore plus poétique que le mien. Et encore plus si vous le prolongez par la Caspienne !
Merci pour ce beau travail de repérage virtuel des lieux, sites, paysages du Rivage des Syrtes. Une remarque liminaire il me semble qu’il faudrait intégrer à cette lecture l’épisode du chapitre 2 dans la Chambre des cartes où devant la carte se préfigure le territoire (et les eaux territoriales) sur lequel vont se placer ultérieurement les différents épisodes du récit et surtout "se mettre en charge" la pulsion transgressive d’Aldo pour faire bouger ce vieux monde. Pour avoir échangé avec Julien Gracq/ Louis Poirier sur cette topographie poétique je peux dire qu’elle est évidemment riche de références savantes en géographie et en histoire académiques ( celles qu’on enseignait à la Sorbonne ds années 20-30) ... une référence parmi d’autres... Emile-Félix Gautier, Les siècles obscurs du Maghreb (1927) géographe colonial de l’Afrique du Nord qui, pour magnifier l’oeuvre de colonisation renvoie dans l’obscurité ce qui précède et ouvre ainsi un possible poétique.. Pour ma part c’est sur des lieux et rivages méditerranéens, in situ, que me sont revenues des images du Rivage : à Venise, Ravenne, Naples en Sicile ou en Grèce... Mais je dois dire que le poids de ces images poétiques m’a été définitivement révélé en Albanie où j’ai eu la chance d’aller juste avant son ouverture et une nuit à Saranda dans l’obscurité, et vis à vis de Corfou éclairée, des gardes frontières armés comme dans un Farghestan méfiant sont venus interrompre une contemplation suspecte à leurs yeux ( et lieux) comme si j’envisageai de franchir la ligne noire des patrouilles et peut être la ligne rouge.... Comme vous pratiquez l’édition de La Pléade je vous rappelle que dans "l’accueil de l’oeuvre" B. Boie cite la belle formule d’Antoine Blondin qui a parlé à propos du livre "d’un imprécis d’histoire et de géographie à l’intention des civilisations rêveuses"... C’est dans cette imprécison, ce tremblé de l’histoire et cet amour flou de la géographie que réside encore les pouvoirs du livre Cordialement J-L. Tissier
désolé pour la dernière phrase que je corrige " que résident encore les pouvoirs du livre"
M. Jean-Louis Tissier
• Je vous remercie beaucoup de votre long (et, surtout, élogieux) propos sur mon billet. Le fait qu’il émane de quelqu’un qui a eu commerce avec Julien Gracq/Louis Poirier me le rend d’autant plus précieux.
• J’éprouve, en particulier, un grand plaisir à constater que vous aviez imaginé la Seigneurie (ou l’Amirauté) dans les mêmes lieux que moi : Venise, Ravenne, la Sicile, la Grèce.
• Il est vrai que je n’avais pas vu l’Albanie d’Enver Hodja comme un possible Farghestan, mais il faut bien reconnaître que le caractère hermétique du pays, il y a une trentaine d’années, n’était pas loin d’évoquer l’attitude des autorités de Rhages.
• Je n’avais pas pensé à la chambre des cartes mais je dois dire qu’initialement, je pensais plus à l’ensemble mer Adriatique + mer Ionienne pour caractériser la mer des Syrtes. Mais il aurait fallu pour cela que l’Etna (qui constitue un modèle fort acceptable de Tängri) fût situé de l’autre côté de la mer. J’avais même estimé, avec un petit calcul trigonométrique, la distance de Maremma à Vezzano et de Vezzano à Rhages. [Dans cette hypothèse, je donnais à l’île de Vezzano la hauteur de celle de Rügen, la Rügen de Caspar David Friedrich].
• J’avais aussi envisagé, en partant du golfe de Volos, une Rhages située à l’emplacement d’Izmir. Certes, cette ville n’est pas une capitale mais elle est située au bord de la mer et assez grande, ancienne et prestigieuse pour en tenir lieu.
• Pour finir (mais cela est plus du domaine de l’histoire que de celui de la géographie), j’envisageais de prêter au vieux Danielo les traits (physiques et moraux) de Sixte Quint : même énergie, même caractère violent, même accession au pouvoir à un âge avancé.
Cordialement Ph. Arnaud
Grâce à vous, malgré mes opinions divergentes sur le décryptage géographique, je relis pour la n-ième fois "Le Rivage". L’île de Vezano (en fait, un mot croate : liée !) me parait inspirée la série des TotenInsel d’Arnold Boecklin, d’autres tableaux de ce peintre rappellent les rivages de l’Amirauté. Mais mon interrogation concerne l’usage des italiques, mots brièvement parsemés, tout au long du texte. Quel en est le sens caché et voulu ? Peut-être avez-vous une interprétation plus riche que leur rappel latin et italien ? D’avance, merci.
Il me semble en effet que Yves lacoste devrait figurer dans la bibliographie que vous donnez : c’est lui qui en a compris non pas les seulement les qualités littéraires, mais les qualités "géopolitiques" du roman. La montée des périls et des rivalités entre grandes familles vécues par un jeune homme des milieux de l’élite au pouvoir, tout comme dans l’Europe de la seconde guerre mondiale dont Lucien Poirier a été tant marqué.
Anacelse
• Je vous confesse que, pour l’île de Vezzano, j’ai, moi aussi, pensé à "L’île des morts" de Boecklin, tableau qui m’a toujours fasciné, et dont j’aurais bien volontiers acheté une reproduction (ou plusieurs). Il y a quelques années, j’avais été tenté de m’offrir le catalogue Boecklin (édité, je crois, par la revue des Musées nationaux à l’occasion d’une exposition de ce peintre à Paris. [Ce n’est sans doute que partie remise].
• Comme je le dis à un autre interlocuteur, j’ai aussi pensé à l’île de Rügen, telle qu’elle a inspiré plusieurs peintres allemands de l’époque romantique (notamment C.-D. Friedrich). La "cuirasse blanche" de Vezzano, ses "falaises raides" (Pléiade, p. 681 et 682) ne sont pas sans évoquer ces oeuvres romatiques, même si, comme le dit Bernhild Boie dans sa note de la Pléiade, l’inspiration est plutôt venue de l’île de Helgoland, en mer du Nord. [C’est-à-dire, malgré tout, non loin de Rügen - enfin, "non loin" par rapport à la Méditerranée].
• Pour les italiques, mes souvenirs me disent que j’en ai lu l’explication "quelque part" dans les ouvrages "de" Gracq et "sur" Gracq que j’ai à la maison. Mais, pour vous répondre vite, j’avoue n’avoir pas eu le courage de tout relire. Je suis donc allé sur Internet pour rafraîchir lesdits souvenirs.
• D’après ce qui est dit, Gracq mettrait en italiques soit pour insister sur un sens particulier d’un mot, soit, au contraire, pour mentionner que le mot est pris dans tous ses sens. Il aurait la valeur, dans la typographie, que peut être l’inflexion de voix. Il semblerait aussi avoir été inspiré par l’exemple d’André Breton.
• Et puis, encore une fois, merci pour Gracq...
Nirf
• Merci pour votre mention d’Yves Lacoste (c’est fabuleux, le nombre de personnes qui, non seulement connaissent Gracq, mais le connaissent aussi finement !).
• J’avoue avoir plutôt été inspiré, dans mon article, d’abord par mes propres lectures et centres d’intérêt (l’Europe à l’époque moderne) mais aussi par ce que Gracq dit de lui-même, de son enfance, de ses lectures dans Lettrines et Lettrines II.
• Le jeune Louis Poirier a sans doute été ce qu’on appelait pas à l’époque un "surdoué". Né en 1910, il a dû apprendre à lire très tôt (sans doute de lui-même), puisqu’il raconte qu’il lisait les reportages sur la guerre de 14 dans L’Illustration [je cite de mémoire, n’ayant pas le courage de replonger dans mes livres]. Je me dis que toutes ces histoires de batailles ont dû prodigieusement exciter sa jeune imagination.
• J’ai aussi repensé au passage (En lisant en écrivant, tome II, p. 709-710) dans lequel il évoque le désastre de la forêt de Teutobourg et, surtout, la redécouverte des restes des légions détruites par d’autres troupes romaines.
Bravo pour cet article et cette passion. Vous me donnez très envie de relire Gracq.
Chère Priscilla,
Merci beaucoup pour votre aimable mot : puisse Julien Gracq vous enchanter autant qu’il m’a enchanté... Cordialement
Merci pour vos investigations érudites et passionnées ! Avec ma bien piètre connaissance de l’histoire européenne, j’ignorais pratiquement tout des sources auxquelles Gracq avait pu puiser sa Seigneurie d’Orsenna – même si je subodorais bien entendu qu’elle avait quelque ressemblance avec la République de Venise.
Concernant la rive opposée en revanche, j’avais pour ma part surtout relevé d’abondantes références à l’Asie centrale, terre de mystères par excellence, propre à fasciner un esprit aventureux comme Aldo. Je suis étonné que votre article en fasse si peu mention (mais peut-être qu’à force de me passionner moi-même pour cette région du monde, j’en viens à la voir partout…) :
• Ainsi, le nom même de Farghestan renvoie à double égard à l’Asie centrale : d’une part, vous l’avez dit, du fait du suffixe –stan, qui en langue persane désigne « le pays de » ; mais aussi à mon sens à cause de la consonance avec le Ferghana (Farg’ona en ouzbek), vallée qui s’étire aujourd’hui entre l’Ouzbékistan, le Kirghizistan et le Tadjikistan et qui, dans l’histoire, fut le foyer de bon nombre de grandes campagnes de conquêtes (Bâbur fondant sur l’Inde du nord au XVIe siècle) et de révoltes populaires (contre l’occupation russe puis soviétique notamment),
• Le Tängri, ensuite, dont l’apparition depuis le promontoire de Vezzano ressemble à celle d’un objet céleste en révolution autour de la Terre, et qui fait pour moi écho à Tengri, dieu du Ciel et créateur du monde dans la mythologie des anciens peuples nomades de la Steppe. L’un des plus hauts sommets (certes non volcanique) des Tian Shan, à la frontière entre le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Turkestan oriental, porte d’ailleurs le nom de Khan Tengri (« prince du Ciel ») et sa silhouette, visible de très loin dans la steppe, exerça sans doute sur ceux qui le nommèrent ainsi la même fascination divine que celle qui s’empare de Vanessa et Aldo sur Vezzano – histoire de brouiller les pistes, il n’existe cela dit aucune ville d’Asie centrale susceptible d’avoir inspiré à Gracq sa description de Rhages à l’approche du Redoutable,
• On retrouve également dans l’énumération des villes du Farghestan dans la chambre des cartes quelques sonorités pouvant évoquer l’Asie centrale (mais là, je reconnais que c’est assez tiré par les cheveux !) : Urgasonte ressemble ainsi vaguement à Urganch (Ourguentch), capitale de l’empire du Kharezm au XIIe siècle, tandis que Thargala pourrait renvoyer au suffixe –qala, qui en turc désigne une forteresse, et par extension une ville fortifiée (à l’image d’Itchon-qala, la cité intérieure de Khiva, en Ouzbékistan),
[suite dans un second message !]
[suite du message précédent !]
• De même, la description physique de l’émissaire farghien, quoique délibérément allusive j’imagine, me fait néanmoins plus penser (« le regard glissa vers moi entre les paupières comme une lame de couteau », p. 235, « la fente de l’œil bridé », p. 236 – désolé, je n’ai que l’édition Corti pour la pagination) aux traits mongoloïdes des Kazakhs et des Kirghizes qu’au faciès d’un Ottoman,
• L’histoire du Farghestan comporte elle aussi un certain nombre de similitudes avec celle de l’Asie centrale (mais peut-être également avec celle de l’Empire Ottoman, j’en conviens !) : « Les invasions qui l’ont balayé de façon presque continue depuis les temps antiques – en dernier lieu l’invasion mongole – font de sa population un sable mouvant, où chaque vague à peine formée s’est vue recouverte et effacée par une autre, de sa civilisation une mosaïque barbare, où le raffinement extrême de l’Orient côtoie la sauvagerie des nomades. » (p. 12) Certes la région, sempiternelle proie des conquérants, connut encore bien des invasions après celle des Mongols au XIIIe siècle, mais la fin de la phrase pourrait tout à fait caractériser la rencontre, dont l’Asie centrale fut le théâtre, de la civilisation urbaine de Perse avec les tribus nomades turcophones émigrées des steppes septentrionales. J’oserais même ajouter, en admettant que l’on assimile la Steppe à la mer des Syrtes, que la suite de la description peut, par bien des aspects, raconter la tombée en désuétude de la route de la soie, délaissée par les marchands au profit de la voie maritime, jugée plus sûre : « Des guerres de clans paralysèrent pour de longues années la navigation dans les ports farghiens ; de son côté celle d’Orsenna entrait lentement en léthargie : ses vaisseaux désertèrent un à un une mer secondaire où le trafic tarissait insensiblement. La mer des Syrtes devint ainsi, par degrés, une vraie mer morte que personne ne songea plus à traverser. » (p. 13)
• Enfin, comme vous l’avez relevé, les nomades ghazanides, qui apparaissent dans les dernières pages du roman, semblent faire allusion à la dynastie turque des Ghaznévides, qui régna sur l’Asie centrale méridionale du Xe au XIIe siècle.
Ainsi j’imaginais mon Farghestan – certes occupant un territoire équivalent à celui de l’Empire Ottoman, et incarnant effectivement l’ennemi héréditaire d’Orsenna de la même façon que l’Empire Ottoman était celui de Venise – mais « débarqué » tout droit d’Asie centrale, avec son agitation fiévreuse, ses paysages à l’âpreté grandiose et sa culture nourrie de brassages incessants. Est-ce une hypothèse qui vous paraît tenir la route ?
Cordialement,
Jean-Christophe
• Merci pour vos intéressantes et érudites remarques. (Elles me sont d’autant plus agréables que je pensais l’article sombré dans l’oubli, après les messages des premiers temps).
• Il n’y a pas de contradiction entre vos notations et les miennes. Les Turcs sont effectivement venus d’Asie centrale et c’étaient des continentaux, aux empires peu délimités.
• En mettant la main sur l’empire byzantin, les Turcs ont, pour la première fois, rencontré deux délimitations précises. D’abord celle de la côte (méditerranéenne), puis celle des Etats chrétiens, déjà bien solidifiés.
• La différence entre les peuples que vous évoquez et l’empire ottoman est que les invasions venues d’Asie centrale en Europe n’ont été que sporadiques alors que les conflits des Turcs avec les Occidentaux (Vénitiens, Croisés, Génois, chevaliers de Saint Jean de Jérusalem, Hongrois, Polonais, Autrichiens, et, pour finir, Russes), ont été permanents - comme ceux du Farghestan avec Orsenna.
• Une autre différence existe : les grands raids des peuples d’Asie centrale vers l’Ouest ont eu lieu par terre, alors qu’une partie des affrontements des Turcs avec les Occidentaux a eu lieu sur mer (même si les Turcs n’ont pas été un peuple maritime). Il est d’ailleurs caractéristique que le roman de Gracq s’intitule Le rivage des Syrtes, alors que celui de Buzzati, dont on l’a souvent rapproché, a pour titre Le désert des Tartares. Mer contre continent...
• L’empire ottoman a lui aussi connu les phases de déclin et de renaissance, ne serait-ce, par exemple, qu’au XVIIe siècle, période de référence de Gracq, où après un passage à vide au début du siècle (le "match nul" de la guerre de Quinze ans, puis l’inactivité - bienheureuse pour les Habsbourg ! - durant la guerre de Trente ans), l’empire a connu une période plus agressive avec les grands vizirs Köprülü puis Kara Mustapha. Et ces "creux" et ces "pleins" correspondent bien à ce que Gracq dit de lhistoire du Farghestan.
• Au plaisir de vous lire.
• Cordialement
Nice Post
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Ghantoby
• Ce qui est écrit ici ne se trouve nulle part ailleurs : j’ai entièrement imaginé l’article. Il est vrai que j’ai eu près de 50 ans pour y réfléchir, puisque c’est vers 1965/66 que j’ai commencé à connaître Julien Gracq.
• Cordialement.
Merci de votre article, fouillé et fourni. J’ai grandement apprécié le livre, et le relirai prochainement sans doute, avec un œil gardé sur votre analyse géographique.
A Leolag
• Je vous remercie de votre aimable mot. Je peux même vous ajouter (pour vous seul) une précision qui m’est venue après coup, et qui est plutôt d’ordre historique que géographique.
• Le vieux Danielo, dans la description qui en est faite, aussi bien de sa carrière que de son aspect physique, davantage qu’à un doge vénitien, m’a fait songer au pape Sixte Quint.