Mo Yan, Prix Nobel de littérature cette année, est bien l’un des plus grands écrivains chinois (et mondiaux) ; mais un autre romancier chinois, Yan Lianke, mériterait très largement de figurer au Panthéon des grandes plumes. Il n’a pas son pareil pour s’emparer des questions de société (Le Village des Ding, sur l’affaire du sang contaminé ; Bons baisers de Lénine, sur le tourisme de masse) ou des grandes mythologies maoïstes (la longue marche, par exemple) afin de les retourner en romans d’une force à couper le souffle, où pointe un humour ravageur, désespéré parfois.
Avec son dernier ouvrage, Les Quatre Livres (traduit du chinois par Sylvie Gentil, Philippe Picquier, 2012), Yan Lianke parvient, grâce à sa verve et son imagination, à nous faire pénétrer au plus profond des traumatismes intimes de ce que fut la folie collective du Grand Bond en avant.
Lancée par Mao Zedong fin 1958, cette campagne visait à accumuler des records pour dépasser l’Union soviétique et les Etats-Unis. Elle entraîna plusieurs millions de morts (entre quinze et trente-cinq millions, selon les estimations) et ne prendra fin qu’en 1962. Cette période, toujours officiellement qualifiée des « trois années de désastres naturels », doit pourtant peu aux intempéries et beaucoup à l’aveuglement autoritaire de dirigeants obsédés par la production industrielle (notamment l’acier) et des rendements agricoles aberrants, entraînant dans leurs rêves démentiels des millions de Chinois ordinaires.
Yan Lianke ne se lance pas dans des travaux historiques. Il ne fait pas le compte des morts, à l’image de Yang Lisheng dans son méticuleux essai Stèles, La Grande famine en Chine (1958-1961) (1). Il n’a pas non plus le souci du témoignage vrai et de la reconstitution fidèle, tel le cinéaste Wang Bing (l’auteur de A l’ouest des rails) qui, avec Fengming, chronique d’une femme chinoise, filme le témoignage, trois heures durant et face à la caméra, d’une vieille dame depuis la campagne des Cent fleurs jusqu’à aujourd’hui — bouleversant. Avec sa fiction historique d’une grande beauté Le Fossé (2), il revisite aussi le passé pour lui rendre sa vérité, débordant d’histoires hallucinantes et de fantasmagories réalistes.
Le romancier, quant à lui, écrit pour les vivants, et pointe les blessures personnelles dans cet invraisemblable maelström de l’histoire qui n’est pas prêt de tomber dans le trou noir de la mémoire. « Le Grand Bond en avant reste très vivace dans les souvenirs de la plupart des familles chinoises, expliquait-il lors de notre rencontre à Paris, il y a quelques semaines. C’est encore présent dans les esprits — et pas seulement chez les personnes âgées. Au sein du peuple, tout le monde a, à un moment ou un autre, été confronté à cette période. Il n’y a que le pouvoir qui n’en parle pas. » Même si, désormais, les historiens commencent à éplucher les archives, afin de reconstituer les pertes inestimables de la période.
Les Quatre Livres n’ont aucun des attributs d’un roman historique. « C’est un roman réaliste qui traite de la réalité d’aujourd’hui, revendique Yan Lianke ; ce qui m’intéresse, c’est d’essayer de comprendre l’incompréhensible. Comment comprendre que tout un pays ait pu être entraîné dans ce fanatisme de la production ? » Pour tenter d’en saisir l’essence même, Yan Lianke invente « le personnage de l’Enfant qui n’a pas conscience de la réalité, qui viole les lois de l’humanité sans même en avoir conscience ». L’Enfant lui-même manipulé par les chefs du village, grâce à une chaîne de commandement parfaitement retracée.
Le roman s’ouvre sur une réécriture ébouriffante de la Genèse qui voit arriver du ciel l’Enfant juste après que « Dieu [ait] séparé la lumière des ténèbres ». L’Enfant, qui dirigera le camp de rééducation, où sont assignés des intellectuels déviants, dicte d’emblée « les dix commandements »... comme autant d’interdictions, telles que « tu ne liras et n’écriras pas n’importe quoi, car il est interdit de penser à tort à travers ». Les prisonniers vont s’efforcer de penser droit et de faire juste pour devenir des « hommes nouveaux » ; et chaque fois qu’ils y réussissent, ils reçoivent un bon point — une fleur rouge —, avec l’espoir d’en accumuler suffisamment pour, un jour, rentrer chez eux. « Un peu comme dans la Bible, note Yan Lianke, les dirigeants ont, dès 1949, l’ambition de construire une Chine nouvelle, un homme nouveau. »
Les personnages n’ont pas de nom ; on ne connaît que leur statut : l’Enfant, l’Erudit, l’Ecrivain, Musique, le Religieux. Tous, animés d’une passion personnelle ou d’une ambition pour la collectivité, dévieront de leur vocation première. L’Enfant, à la fois émouvant et tortionnaire, athée convaincu, finira crucifié, attiré qu’il était par des images pieuses. L’Erudit, qui cherche jusqu’au bout à préserver sa dignité humaine, se mettra comme les autres à manger des cadavres de prisonniers morts de faim. L’Ecrivain, qui rêve de produire une grande fresque romanesque, ne la terminera jamais, mais accepte d’écrire pour les autorités un « roman » où il dénonce ses petits camarades. Musique, qui se sacrifie pour l’amour de l’Erudit, mourra en ne croyant plus en quoi que ce soit. Le Religieux, admirateur de la vierge, terminera en piétinant l’image de la Madone. Effectivement, commente Yan Lianke, « je décris le parcours d’âmes qui commencent au paradis et finissent en enfer. C’est aussi l’histoire de la Chine. On part avec une perspective et l’on aboutit à son contraire ». Une version chinoise et littéraire de la révolution qui dévore ses enfants.
Le roman se termine sur un mythe de Sisyphe complètement revisité. Découvrant que Sisyphe condamné à remonter inlassablement son rocher en haut de la montagne y trouve quelque bonheur, les dieux inversent la pente : Sisyphe doit désormais pousser vers le bas son rocher qui remonte tout seul au sommet. « En dépit de la sanction infligée, il finit par voir le temps et les fumées du monde humain », par y trouver du plaisir... qu’il s’attachera cette fois à cacher aux dieux. Jamais les sanctions n’écraseront totalement l’humanité de chacun.
Yan Lianke, qui aime se définir comme « le fils irrespectueux du réalisme », signe un des plus grands romans contemporains, avec des pages d’anthologie, singulièrement celles consacrées à l’Ecrivain faisant pousser le blé avec son sang ou celle de l’Enfant rêvant d’aller à Pékin.
Hélas, ce livre n’est pas publié en Chine — ce qui n’empêche pas de rencontrer des Chinois l’ayant lu car, édité à Hongkong, il circule sous le manteau ; il est même commenté sur Internet. « Cette censure, assure Yan Lianke, n’a pas d’influence sur ma vie quotidienne. J’ai mis vingt ans à concevoir ce roman et deux ans pour l’écrire. Il compte pour moi et je sais qu’il apportera une contribution importante à la littérature chinoise. Je n’ai pas d’autre choix que d’accepter le destin de ce livre. Tout ce que je peux faire, c’est soupirer. »
N’aurait-il pu consentir quelques concessions pour éviter la sanction ? « Evidemment, j’ai déjà pratiqué l’autocensure. Mais ce n’était pas forcément conscient. Toute notre culture pousse à cela. L’autocensure vient de notre éducation : éducation familiale où l’on apprend d’emblée à obéir ; éducation scolaire, où l’on inculque un monde binaire, le bien et le mal... Jamais on ne dira à quelqu’un “apprends à penser par toi-même”. En Chine, c’est le collectif qui compte, l’ensemble de la société. Même ma famille me dit : “mais si le pays ne veut pas que tu écrives, il ne faut pas le faire”. Pas par peur des représailles, mais par volonté d’intégration dans le collectif. L’autocensure est tellement enfouie au plus profond de nous-mêmes, qu’il faut un travail gigantesque pour s’en extirper. »
Yan Lianke s’y est attelé avec succès. Pour le plus grand bonheur des lecteurs.