Le Monde diplomatique éditions arabes traverse un moment difficile. Son marché, le monde arabe, brûle dans la recherche de son printemps, dans l’atmosphère qu’on connait déjà dans la presse française, européenne et américaine. L’éditorial du numéro de décembre 2012 a lancé un appel aux dons pour sauver l’existence et l’indépendance des éditions arabes. En voici une adaptation.
Une grande amitié me liait à Samir Kassir. On avait l’habitude de se rencontrer chaque fois que je passais par Beyrouth, en route vers ma patrie d’origine… la Syrie. Il œuvrait dans le quotidien An Nahar et éditait à travers ce journal une édition arabe du Monde diplomatique dans les années 1990. Cette édition avait pris la succession de la première tentative à partir de Tunis qui avait posé les bases dans les années 1980, mais qui s’était fracassée lors de la première guerre du Golfe : Le Monde diplomatique était interdit dans tous les pays arabes, soit parce qu’il condamnait la guerre contre l’Irak, soit parce qu’il ne soutenait pas Saddam Hussein.
Je travaillais dans le domaine des technologies de l’information, et j’ai accompagné le lancement d’Internet dans les pays arabes avec une société que j’avais nommé « mafhoum » ; un jeu de mot entre concept et compréhensible, car tout ce qui s’écrivait « maktoub » ne l’était pas nécessairement. Avec Samir, nous discutions de la liberté, de la démocratie, de la dignité, de la souveraineté et de l’indépendance, du Liban et de la Syrie, l’un comme l’autre… et nous partagions les mêmes rêves et les mêmes valeurs.
Au début du nouveau millénaire, la structure de la direction d’An-Nahar a changé, et Jibrane Twaini a décidé d’arrêter l’édition du Monde diplomatique. Samir Kassir revient à la charge pour me demander d’éditer Le Monde diplomatique sur Internet, à travers le site « mafhoum » : « C’est un contenu riche pour les lecteurs arabes, essentiel dans nos temps de misère de la presse et de sa soumission à l’argent ; aide-moi pour qu’on l’offre gratuitement à tous. »
Effectivement, en partenariat avec nos deux amis communs Jabbour Douaihy et Akl Aouit, nous allions pendant cinq ans éditer le « diplo » en arabe, sans moyens et en tant que service public. Nous vivions tous dans l’atmosphère du déclenchement du « Printemps de Damas » en Syrie ; et Samir Kassir était devenu l’un des symboles de la défiance contre Bachar Al-Assad et le pouvoir, au point qu’il ait dû se cacher un moment dans mon appartement de Beyrouth pour fuir ses détracteurs.
Samir Kassir a été assassiné le 2 juillet 2005. Mais une partie de ses rêves est restée chez moi, ainsi que cette édition arabe du « diplo ». Je vais alors à la rencontre d’Alain Gresh, et lui demande comment faire pour continuer… On se met d’accord pour créer et investir dans une société commune, pour que ce projet grandisse… en hommage à Samir. Et c’est ainsi que je suis devenu journaliste, moi l’ingénieur qui a horreur des relations entre la presse, les pouvoirs et l’argent.
Il fallait trouver une formule viable pour le projet, qui lui garantisse son indépendance, dans un environnement arabe qui n’était nullement caractérisé par la liberté éditoriale, mais plutôt par des obstacles majeurs, qui plus est, différents d’un pays à l’autre. La formule adoptée consistait dans chaque pays à convenir avec un quotidien de grande diffusion de l’éditer en tant que supplément mensuel, contre de faibles royalties — nettement moindres que ce que ces quotidiens payaient lorsqu’ils rééditaient des articles traduits de la grande presse internationale. Et le fait qu’il y ait vingt-deux pays arabes devait permettre de couvrir les charges. Il fallait aussi appuyer l’édition par des articles propres au monde arabe, afin de laisser au quotidien partenaire le choix des articles, étant donné la censure officielle ou même l’autocensure, ainsi que la colère que certains sujets pouvaient susciter auprès des autorités locales.
La nouvelle édition se lança donc via un partenariat avec Al-Akhbar en Egypte, suivi par Al-Riyadh en Arabie Saoudite. Le saut était considérable : des partenariats entre un Monde diplomatique progressiste et des quotidiens conservateurs, qui souhaitaient néanmoins prendre place dans un monde arabe engagé sur la voie du changement. Deux autres partenariats sont mis en place, plus naturels et d’ailleurs plus pérennes depuis lors, avec Al-Qabas au Koweït et Al Khaleej aux Emirats arabes unis. Ainsi avec de faibles revenus et en conservant son indépendance, l’édition arabe du « diplo » se distribuait par centaines de milliers d’exemplaires imprimés.
La croissance s’est même accrue rapidement avec Al-Waqt au Bahrein, Al-Ahdath au Soudan, Al-Siyassiyah au Yémen, Al-Watan au Qatar, Al-Akhbar au Liban et en Syrie, et Al-Massae au Maroc. Une édition a été même lancée à Paris, pour servir les lecteurs en Europe et en Amérique du Nord. Aussi, les dons des Amis du Monde diplomatique permettent de diffuser une édition en Palestine en partenariat avec Al-Ayyam.
Le Monde diplomatique s’est constitué ainsi un public arabe, y compris et surtout pour les articles censurés, qui étaient mis en accès libre sur le site Internet. Tout cela sans jamais céder un pouce sur notre indépendance. Et je me rappelle bien ce jour où, œuvrant à lancer une édition en Tunisie sous le régime déchu, un officiel nous offrait un pactole pour qu’on fasse l’éloge des « succès » du pays, vantés par une partie de la presse internationale. Evidemment, nous avons refusé.
Aux investissements de départ pour professionnaliser l’édition, s’ajoutaient les difficultés dans le monde arabe : au Maroc, le rédacteur du journal partenaire a été emprisonné, l’édition arrêtée et les revenus perdus ; Al-Ahdath au Soudan a connu une expérience similaire ; Al-Waqt du Bahreïn a fait faillite. Puis, ce fut le tour d’ Al-Akhbar au Liban de connaître des difficultés financières. L’édition parisienne fut un échec, car les réseaux de distribution en France et en Europe ne permettent aucun suivi ciblé afin de garantir un minimum de rentabilité.
Consécutivement, Al-Watan du Qatar arrête le partenariat pour problèmes financiers, suivi par Al-Akhbar en Egypte qui cesse l’édition ; puis vient le tour d’Al-Riyadh en Arabie Saoudite. Quant à Al-Siyassiyah, au Yémen, ses installations ont brûlé entièrement pendant la révolution. Le nombre des éditions s’est effondré, les pertes se sont accumulées.
Malgré toutes ces difficultés, la signature d’un accord avec Al-Ahram en Egypte vient forger un partenariat puissant, en plus des deux existants avec Al-Qabas et Al-Khaleej. Ces alliances apparaissent comme une promesse d’un second voire d’un troisième « printemps » qui viendraient transformer l’histoire des pays arabes vers la « république » dont rêvait Samir Kassir. C’est-à-dire l’égalité totale dans la citoyenneté, et le choix réel de la liberté, fondée sur l’ensemble des droits de la personne, y compris la liberté d’expression et les droits économiques et sociaux.
Mais tout cela ne suffit pas. Car Le Monde diplomatique éditions arabes doit payer ces pertes. Nous, nous sommes dans la tempête du printemps, au moment où Le Monde diplomatique lui aussi fait face à la mainmise de la finance et du politique sur la presse, à la révolution des nouveaux médias. Nous nous battrons pour défendre les éditions arabes et leur pérennité, avec tous les moyens possibles. Mais nous sommes obligés de nous adresser à nos lecteurs et à ceux qui nous aiment, pour un effort de solidarité, pour qu’on puisse préserver notre indépendance et notre liberté de parole… et continuer dans notre devoir d’irrespect.
Merci d’envoyer les dons au :
Monde diplomatique éditions arabes,
1 Avenue Stephen Pichon, 75013 Paris
Banque BRED IBAN : FR76 1010 7001 1800 0260 0305 221 BIC (SWIFT) : BRED FR PP