La révision générale des politiques publiques (RGPP) conduite depuis 2007 a entraîné la suppression des missions d’assistance et de conseil qu’exerçaient historiquement les ex-directions départementales de l’agriculture et de la forêt (DDAF) et directions départementales des territoires (DDE). Particulièrement en milieu rural, ces instances assistaient les collectivités locales, notamment sur le choix du mode de gestion dans le domaine des compétences « eau et assainissement ».
Face à la complexité des questionnements auxquels doivent désormais répondre les collectivités, ces dernières, livrées à elles-mêmes, sont de plus en plus amenées à passer des marchés publics pour la réalisation d’audits. Or, aucun encadrement réglementaire ou normatif ne détermine le contenu de ces missions, qui s’inscrivent pourtant dans le champ de la commande publique.
Depuis, plus de 9 000 contrats de délégation de service public (DSP) sont détenus par les trois grands opérateurs privés du domaine de l’eau et de l’assainissement en France.
Cet état des lieux appelle l’émergence d’une nouvelle ingénierie publique territorialisée qui ferait progresser la gouvernance du service public de l’eau en France.
La disparition programmée de l’ingénierie publique
Lointain contrecoup des lois Sapin, Barnier et Mazeaud-Seguin adoptées au début des années 1990, la durée moyenne d’une DSP renouvelée est fixée à douze ans en 2012. Chaque année, 900 à 1 000 contrats arrivent désormais à expiration, conduisant de facto au choix d’un nouveau mode de gestion par la collectivité concernée.
Aucune disposition réglementaire n’impose la réalisation d’une analyse comparative préalable au choix du futur mode de gestion, alors même que l’ordonnance de 2004 sur les nouveaux contrats de partenariats public-privé (PPP) l’a rendue obligatoire dans ce cas de figure.
Un premier problème de rupture dans le champ de la commande publique est ainsi soulevé.
Auparavant, le « GSP-Eau », réseau informel constitué au sein des DDE-DDAF, avait, sous la houlette distante et à tout dire indifférente de ses ministères de tutelle, permis à ses membres d’échanger et de mutualiser leurs pratiques, en élaborant notamment un outil logiciel. Depuis 2011, le réseau a cessé son activité.
Les capacités des collectivités locales ont également été affaiblies au travers de la mise en concurrence obligatoire découlant de la loi sur l’eau et les milieux aquatiques (LEMA) du 30 décembre 2006. Symptômes d’une perte de connaissances, les prérogatives des services d’assistance technique aux exploitants des stations d’épuration (SATESE) et des laboratoires publics départementaux d’analyse de la qualité des eaux se sont alors réduites. En effet, près de la moitié des missions jusqu’alors effectuées par les sept-cents ingénieurs et techniciens des SATESE a disparu depuis leur inscription forcée dans le champ concurrentiel. Les prestations d’assistance, qui étaient précédemment effectuées gratuitement au bénéfice des collectivités locales, sont désormais payantes.
Il en va de même pour près de la moitié des laboratoires publics départementaux d’analyse de la qualité des eaux. Une cinquantaine a dû ainsi fermer en quelques années. Deux multinationales de l’analyse accaparent aujourd’hui près de 70 % du marché des contrôles de qualité effectués sous l’égide du ministère de la santé par les agences régionales de santé (ARS). Les seuls contrôles réglementaires de la qualité de l’eau potable destinée à la consommation humaine représentent annuellement un marché de près de sept millions d’analyses.
La crise du conseil privé
Conjointement, le champ du conseil privé affronte une crise multiforme. Une centaine de bureaux d’étude, spécialisés dans les domaines technique et financier, ainsi que des cabinets de juristes, voire d’avocats — dont certains appartiennent à des structures internationales —, interviennent régulièrement auprès des collectivités locales, qui sollicitent leur expertise afin de choisir un nouveau mode de gestion dans le domaine de l’eau et de l’assainissement.
Totalement dérégulé, ce secteur d’activités n’a en effet élaboré aucune norme collective lui permettant l’adoption de référentiels et de règles éthiques communes. Comme il est pourtant d’usage dans le domaine du conseil et de l’ingénierie, il n’a adhéré ni créé aucune représentation professionnelle spécifique, à l’instar de la Chambre d’ingénierie et du conseil de France (CICF) ou encore de Syntec ingénierie. Or, au vu des « pratiques professionnelles » habituelles du secteur, l’encadrement de l’activité de conseil mériterait examen.
De plus, l’intervention de ces structures de conseil privé, de l’ingénieur conseil ou de « l’expert » intervenant à titre individuel à la petite et moyenne entreprise (PME), est rétribuée sur fonds publics dans le cadre de marchés publics lancés par des collectivités locales.
Il est en effet aujourd’hui en proie à de nombreux maux, comme le résumait abruptement une brève publiée dans la rubrique « Indiscrets » le la Gazette des communes en page 7 de son édition du 19 septembre 2011 :
« Bureaux d’étude, une indépendance qui prend l’eau :
“A une exception près, je ne connais pas un cabinet d’études dans le domaine de l’eau et de l’assainissement qui ne soit pas prestataire d’un des majors du secteur”, raconte un avocat spécialisé. “La faute, poursuit-il, aux collectivités qui serrent tellement leurs budgets, d’assistance à maîtrise d’ouvrage en particulier, que lesdits cabinets sont tenus d’aller chercher ailleurs un complément de ressources. »
Dumping et copié-collé ont en effet fait émerger un audit low cost, bien plus inquiétant que les prétendues DSP à bas prix, récemment stigmatisées par SP 2000, célèbre bureau d’études du secteur.
La qualité des prestations ainsi réalisées est dès lors de plus en plus fréquemment remise en cause, tant par les collectivités donneuses d’ordre que par l’opinion publique. Dans les cinq dernières années, une vingtaine « d’audits » manifestement orientés en faveur des trois groupes privés du secteur, ont ainsi suscité de fortes tensions dans les collectivités locales qui les avaient commandités, provoquant parfois en interne des crises politiques ouvertes. Le discrédit massif et déjà ancien, attaché à la notion même de délégation de service public, est ravivé sous l’angle des dérives qu’a connu le secteur depuis les années 1980.
Vertueuse coïncidence, dans un communiqué de presse en date du 19 novembre dernier, le syndicat national des bureaux d’étude en assainissement (Synaba), annonçant l’élection de sa nouvelle présidente, souligne qu’« il semble aujourd’hui indispensable de structurer cette profession non protégée, en organisant la définition, voire l’acquisition des compétences nécessaires à son exercice. »
Plusieurs dynamiques ont récemment émergé en réponse à cette crise multiforme.
Les démarches « politiques » des collectivités
en gestion publique
De nombreuses réflexions et initiatives se sont succédées depuis quatre à cinq ans, engagées par des collectivités qui ont fait le choix de la gestion publique. Un certain nombre d’entre elles avaient déjà développé des échanges informels, sans que le processus soit pour autant structuré en amont. Des liens d’une autre nature se sont ensuite tissés.
Dans un premier temps, par le biais de différents projets élaborés au sein de la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR) ; puis, plus récemment, avec la création de l’association Aqua publica europea (APE), regroupant une quinzaine de grands services et syndicats d’eau français et européens de gestion publique (Lire aussi « Aqua publica europea : un réseau pour la gestion publique de l’eau », juin 2008). A l’occasion du dernier Forum mondial de l’eau à Marseille, en mars 2012, Aqua publica europea a ainsi publié deux guides.
Le premier, « La gestion publique : mode d’emploi », vise à fournir aux décideurs publics (en premier lieu, les élus), des éléments juridiques et pratiques, ainsi qu’à partager les motivations et expériences des collectivités et des régies qui ont participé à son élaboration (pour la plupart d’ailleurs également adhérentes de la FNCCR). Le guide inclut notamment un document de la FNCCR présentant les aspects les plus importants de l’organisation des régies.
Le second, « Jouer collectif et viser l’excellence : pour un service public de l’eau performant », présente les engagements de divers opérateurs publics de la gestion de l’eau en Europe en matière de performance globale (technique, économique, environnementale et sociétale) et l’apport des modèles de gestion fondés sur des démarches de certification.
Depuis, un comité stratégique d’APE, réuni en septembre 2012, a travaillé à une nouvelle coordination des actions conduites par l’association, aussi bien en interne qu’en externe.
Les prises de position de certains conseils régionaux
En réponse à des prises de position de certaines composantes de leur majorité, affichant un engagement résolu en faveur de la gestion publique, plusieurs conseils régionaux viennent d’adopter de nouveaux dispositifs d’intervention visant à soutenir la gestion publique. Ces orientations ont successivement été adoptées par les conseils régionaux de Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA), d’Ile-de-France, de Bretagne et de Bourgogne. L’ambiguïté demeure toutefois, tant sur les objectifs poursuivis que sur les modalités effectives de soutien à la gestion publique.
Les différentes délibérations successivement prises par ces exécutifs affichent toutes peu ou prou l’objectif « d’aider les collectivités à faire le choix de la gestion publique », et dégagent à cet effet des enveloppes financières conséquentes, soit un montant de 800 000 euros par exemple en région PACA ou en Ile-de-France.
Dans un entretien accordé au quotidien local La Marseillaise du 9 juin 2010, M. Gérard Piel, conseiller régional, déclarait ainsi « vouloir mettre en place une maison publique de l’eau et de l’énergie [afin] de fournir des éléments aux communes qui souhaitent reprendre en main la gestion de l’eau. (…) Nous voulons mettre à disposition des communes et des associations un outil juridique, administratif et technique qui serait opérationnel à la rentrée. En clair, des spécialistes qui fourniraient des études indépendantes, clés en main, pour comparer à armes égales les différences entre délégation et service public. Il faut savoir que 50 % des communes de la région PACA voient arriver la fin de leur contrat de DSP d’assainissement et de gestion de l’eau à échéance en 2012. »
Il s’avère toutefois qu’après avoir clairement émis le souhait de soutenir les collectivités qui souhaitent opter pour la gestion publique, les conseils régionaux, qui se sont engagés dans cette voie, butent très vite sur des obstacles que, pour l’heure, aucun d’entre eux n’a réellement surmonté.
Comment matérialiser ce soutien ? Les régions n’exercent formellement aucune compétence en matière de gestion de l’eau ou d’assainissement – hormis, à la marge, par le biais de participations historiques à des structures syndicales d’aménagement régional impliquées dans de grands travaux hydrauliques. Aucun conseil régional n’a donc réellement créé de structure spécialisée qui aurait pour mission de réaliser des audits pour le compte de collectivités locales souhaitant opter, au terme d’un contrat de DSP, pour la gestion publique. La démarche achoppe ainsi sur l’obstacle du code des marchés publics, qui soumet ce type de prestations à une mise en concurrence avec des opérateurs privés.
Sauf à surmonter cette impasse, les moyens financiers ainsi dégagés ne seront soit pas consommés, soit attribués à des bureaux d’études privés, dont les liens avec les trois grands opérateurs privés du secteur sont avérés. C’est déjà marginalement le cas en régions PACA et Ile-de-France.
Face à cette difficulté, les conseils régionaux de PACA et d’Ile-de-France ont respectivement opté pour la création d’une Maison régionale de l’eau et d’un Espace public régional de l’eau. Les missions des personnels en cours de recrutement s’apparentent davantage aux missions traditionnelles d’un « observatoire » qui recenserait les bonnes pratiques ou élaborerait des lignes directrices pour une « bonne gestion publique », plutôt que celle liées à la mise en œuvre formelle de mission de soutien au bénéfice des collectivités territoriales.
La dynamique engagée par le conseil régional de Bretagne pourrait davantage s’inspirer de réalisations plus concrètes, du type de celles déjà déployées par des conseils généraux. Pour ce qui concerne le conseil régional de Bourgogne, l’initiative n’y a pas encore dépassé le stade du vœu.
Ces diverses tentatives, certes novatrices, mais qui résultent avant tout d’un positionnement idéologique de certaines composantes des exécutifs régionaux, témoignent pour le moins d’une absence de réflexion approfondie quant aux modalités concrètes d’intervention d’une collectivité locale en matière d’aide au choix du mode de gestion par une autre collectivité.
Elles n’en dessinent pas moins un mouvement de fond, qui pourrait connaître d’autres développements, en lien avec les initiatives récemment prises en matière d’ingénierie publique par une quinzaine de conseils généraux ou d’EPCI, comme avec des projets de constitution de SPL d’ingénierie. L’ensemble de ces dynamiques peuvent, ou non, être confortées dans un avenir proche par les dispositions qui seront décidées, tant dans le cadre d’un acte III de la décentralisation que dans celui de la réforme de l’Etat et de l’action publique en cours d’élaboration.
Les initiatives de la FNCCR
La Fédération nationale des collectivités concédantes et régies joue depuis 1926 un rôle majeur auprès des collectivités locales. Elle met à disposition des collectivités ses capacités de veille, d’expertise et de transfert d’expérience, qu’elle assume, tout en respectant les intérêts parfois contradictoires de ses membres qui ont opté, soit pour la gestion publique, soit pour la gestion privée, dans tout le secteur des multi-utilities.
Au fil du temps, l’expertise de la Fédération et le poids de ses huit cents collectivités adhérentes (au sein desquelles les collectivités en DSP sont majoritaires), ont contribué à en faire un interlocuteur incontournable des pouvoirs publics, notamment sur les questions réglementaires relatives à l’exercice des compétences des collectivités locales, tant en gestion publique qu’en DSP.
Elle avait ainsi été, avec l’Association des Maires de France (AMF), à l’origine de la création du cabinet d’audit « Service Public 2000 », qui a connu depuis 1998 une existence agitée, passant du statut d’association à celui, aujourd’hui, de société par actions simplifiée (SAS).
L’élaboration d’un « cahier des charges-type » d’audit
des services d’eau et d’assainissement
Rien d’étonnant dès lors que la FNCCR ait pris l’initiative d’élaborer un cahier des charges-type d’audit des services d’eau et d’assainissement. Très complet, il n’est malheureusement diffusé qu’auprès de ses membres qui ont font la demande et demeure dès lors très peu utilisé dans les procédures d’appels d’offres.
Toutefois, la FNCCR a pu, par ce biais, forger une « philosophie » critique de l’audit des services d’eau et d’assainissement. Face à la question récurrente concernant les critères de sélection des offres d’audit, la FNCCR insiste systématiquement sur le fait que la qualité d’une prestation dépend finalement moins du bureau d’études, « personne morale attributaire du marché », que des consultants et experts qui réalisent effectivement les missions. Plusieurs recommandations ont été faites dans ce sens.
- Tout d’abord, le maître d’ouvrage devra accorder une pondération plus importante aux CV qu’aux références du bureau d’études (art. 8). Il est attendu de préciser dans l’offre la répartition des tâches entre les experts et de soumettre leur remplacement à l’acceptation de la collectivité (art. 6).
- Un bureau d’études ne pouvant faire valoir que peu de références ne signifie pas nécessairement qu’il soit inexpérimenté (cela dépend davantage des consultants). Si le bureau d’études est récent, cela peut traduire une bonne montée en puissance. En revanche, s’il est déjà ancien, un trop grand « turn over » peut être préjudiciable au bon déroulement de la mission. Dans certains cas, deux à trois consultants se sont ainsi succédés pour un même poste sur douze à quinze mois de mission, obligeant ainsi les collectivités à repréciser leurs attentes auprès des nouveaux venus.
- Un bureau de petite taille, en termes d’effectif, risque d’avoir plus de difficulté à faire face à une surcharge de travail et donc à respecter les délais. Toutefois, l’expérience a permis d’établir que certains « petits » bureaux arrivent parfaitement à se rendre disponibles en fonction des impératifs de calendrier.
- Il est important de s’assurer que les consultants soient effectivement capables d’appréhender par une expérience pratique l’ensemble des solutions envisageables. Les passations de contrats de DSP sont certes globalement connues de tous, mais qu’en est-il du changement de délégataires ? Des retours effectifs ou des expériences réelles de fonctionnement et d’organisation de régie ? Le rapport recommande la vigilance sur les consultants qui engagent des procédures menant systématiquement à reconduire l’entreprise sortante, titulaire du contrat en cours.
- Le rapport met aussi l’accent sur la distinction à opérer entre assistance à maîtrise d’ouvrage (AMO) et maîtrise d’œuvre, surtout lorsqu’il s’agit de prestations potentiellement réalisées pour le compte des entreprises.
Le « benchmarking » régulier d’une trentaine de services publics d’eau potable
Initié en 2009 et dans la perspective de la création d’un observatoire national des services publics d’eau et d’assainissement (SISPEA), la LEMA a rendu obligatoire le renseignement par les collectivités locales afin d’améliorer la pertinence des « indicateurs de performance ». Pris en charge par l’office national de l’eau et des milieux aquatiques (Onema), le travail de comparaison des performances de ces services publics locaux a contribué à rapprocher des acteurs qui ont ainsi pu échanger sur leurs pratiques.
La création à l’été 2012 du nouveau pôle « France régie publique »
Officiellement porté sur les fonts baptismaux dans les Landes le 6 juillet 2012, le nouveau pôle organisé au sein de la FNCCR, « France régie publique », symbolise la reconnaissance officielle d’une alliance entre gestionnaires publics. Initiée pour partie au sein d’Aqua publica europea (APE), cette nouvelle alliance soulève un certain nombre de questionnements, qu’il s’agisse de son portage institutionnel, de son financement, ou de ses champs et modalités d’intervention.
Le choix de l’incarner par un nouveau pôle au sein de la FNCCR, et de lui dédier un emploi permanent, répond à plusieurs objectifs :
- permettre aux collectivités en gestion publique de développer des synergies, par le biais notamment d’échanges de savoirs faire (constitution d’un club informatique), de projets d’achats mutualisés (compteurs…), ou d’audits croisés entre différents services ou syndicats ;
- obtenir, par une requête commune auprès d’un certain nombre d’instances officielles (Comité national de l’eau, Onema…), une représentation et une expression qui ne soit pas celle des collectivités, mais des gestionnaires publics ;
- défendre la gestion publique au sein de toutes les instances officielles compétentes, jusqu’à la Commission européenne ou le Parlement européen ;
- bâtir des outils et-ou de la documentation qui réunissent les bonnes pratiques ;
- apporter à toutes les collectivités qui adopteront la charte de « France régie publique » une aide pratique ou un accompagnement dans leur réflexion sur le retour à une gestion municipale, notamment par la voix de témoignages.
Les nouveaux outils d’intervention
mis en place par des conseils généraux
La disparition effective de l’ingénierie publique depuis le 1er janvier 2012 a considérablement compliqué la tâche des maires ruraux qui ne disposent que très rarement, en interne, des compétences juridiques, administratives et techniques nécessaires à l’analyse de leurs besoins et à la formalisation de leurs demandes.
Enracinés dans leur canton, les conseillers généraux, fréquemment maires de petites communes, s’émeuvent de cette situation et considèrent qu’il est du devoir des départements d’assumer les tâches abandonnées par l’Etat.
Dans un passé récent, aucun projet de zone artisanale, de station d’épuration ou de groupe scolaire ne pouvait être envisagé sans subvention départementale. Le chiffre est méconnu, mais selon deux enquêtes récentes diligentées par l’Association des départements de France, les conseils généraux subventionnent chaque année des travaux d’alimentation en eau potable et d’assainissement à hauteur de 700 millions d’euros.
Dans un contexte où le conseiller général est le défenseur des intérêts de son canton, le président du conseil général est garant d’une certaine impartialité et solidarité entre cantons. Les départements ont conservé cet état d’esprit, estimant être l’échelon territorial de solidarité pertinent.
Certaines communautés de commune considèrent, quant à elles, avoir vocation à assurer cette assistance juridique et technique dans une logique de mutualisation des besoins. Or, les communautés de communes, agissant avec une relative autonomie d’action, n’ont pas pour vocation première d’agir pour chaque commune membre, mais à exercer, pour le compte de leurs membres, des compétences qui leur sont transférées. Ce transfert progressif des compétences peut ainsi inquiéter les communes, soucieuses de préserver leurs prérogatives.
Lorsque l’équilibre entre compétences transférées et compétences conservées sera atteint, on suppose que les communautés de communes auront vocation naturelle à offrir leur coopération à leurs communes membres. Elles le font déjà pour beaucoup d’entre elles, mais le plan local d’urbanisme et l’octroi des permis de construire restent des sujets difficiles.
Il semble donc cohérent qu’en ces domaines, le territoire de mutualisation soit le territoire départemental, comprenant le conseil général, mais aussi les intercommunalités. Toutefois, pour nombre d’observateurs, il est encore trop tôt pour demander aux intercommunalités d’assumer ce type de compétences et certaines sont d’ailleurs trop petites. A travers les missions d’aide aux petites communes, les départements conquièrent une nouvelle légitimité, et jouent dès lors une partie de leur future place dans la reconfiguration territoriale à venir.
On constate donc actuellement une volonté forte des départements de se substituer à l’ingénierie publique d’Etat. Un certain nombre d’entre eux ont déjà pris des dispositions dans ce sens, soit en internalisant un service d’appui aux communes, soit en demandant à leur société d’économie mixte d’aménagement (SEM) de proposer un service adapté, soit en créant une agence technique départementale, voire un syndicat mixte, parfois même une association, ou encore en s’appuyant sur les compétences historiques d’un syndicat d’électrification. Plusieurs départements réfléchissent également aujourd’hui à la création d’une Société publique locale (SPL) d’ingénierie.
Concernant les modalités juridiques et financières, ces interventions tendent à s’inscrire dans le périmètre des prestations « in house » et reposent généralement sur un principe de cotisation des communes adhérentes, qui peuvent en outre parfois acquitter un coût supplémentaire pour des prestations spécifiques. Néanmoins, la très grande hétérogénéité des instruments d’intervention ainsi créés « au fil de l’eau » fait débat, notamment au regard de la difficulté d’étalonnage des prestations ainsi dispensées, comme du risque de voir le conseil général imposer ses solutions aux communes qui font appel à ces services.
Ces questionnements montrent que le seul recours à de nouveaux instruments d’intervention créés par les conseils généraux n’épuise pas l’interrogation sur les formes que doit revêtir cette nouvelle ingénierie publique territorialisée. Qu’il s’agisse de projets de regroupements des différents syndicats des eaux (Nièvre) ou d’une montée en puissance d’un syndicat existant en matière de maîtrise d’ouvrage, d’études et d’ingénierie financière (Bas-Rhin), le traitement des eaux est le domaine où le retrait de l’ingénierie publique a fait le plus réagir les collectivités.
Exemples concrets du développement
d’une nouvelle ingénierie publique territorialisée
- En Saône-et-Loire, les élus du conseil général s’étaient prononcés, en juin 2009, en faveur de la création d’un syndicat mixte de mutualisation et d’étude dédié à l’eau potable. Après le refus opposé par la préfecture à la création de ce syndicat mixte, le projet s’est développé sous la forme d’une association, le Smidem, à laquelle adhéraient six syndicats intercommunaux aux côtés du département. La cellule technique est composée d’un ingénieur, d’un technicien et d’une secrétaire à mi-temps. Le budget annuel, évalué à 185 000 euros, est financé en grande partie par les cotisations des adhérents, le conseil général participant à hauteur de 30 000 euros. Le rapport adopté par les élus notait que par ce montage financier, « les simulations effectuées montrent que les collectivités concernées au démarrage cotiseront pour moins cher que ce qu’elles paient aujourd’hui séparément pour leur maîtrise d’œuvre. » L’initiative reposait également sur la volonté d’harmoniser les tarifs sur le territoire, qui varient de un à quatre en fonction des travaux réalisés, ou non, notamment pour la mise aux normes des stations d’épuration. Le Smidem entendait donc négocier le coût des chantiers, puis le cas échéant, renégocier des contrats d’affermage, voire préparer le retour à une gestion publique.
- En Indre-et-Loire le Conseil général a créé, en 2009, l’agence départementale d’aide aux collectivités locales (ADAC), qui associe une équipe intégrée et un réseau d’acteurs publics et privés. Un an après sa création, elle avait déjà étudié près de quatre cents dossiers émanant de communes ou de communautés. L’étude de faisabilité préalable avait analysé les autres ATD déjà existantes (périmètre, statut, financement…). D’où le choix du statut d’EPA, afin d’afficher la volonté de ne pas intervenir dans le champ concurrentiel, et d’une équipe interdisciplinaire afin de conseiller les collectivités avant même qu’elles aient pris une décision sur un projet. « Il s’agit d’apporter de l’ingénierie et de l’expertise sur des espaces vacants et des besoins non couverts, pas de réaliser le projet ou d’assurer de la maîtrise d’œuvre ou de la maîtrise d’ouvrage », précise M. Eric Boulay, directeur de l’ADAC. Pour les demandes excédant les capacités de l’équipe intégrée, l’ADAC a signé des conventions de partenariat avec des opérateurs publics ou privés (bailleurs sociaux, Pact, agence de l’énergie, parc naturel régional, etc.). L’agence regroupait dès 2010 deux cents des deux cents soixante-dix-sept communes du département, et quinze des vingt-deux communautés de communes. Financée à hauteur de 50 centimes d’euro par habitant, elle a fait le choix de la gratuité de ses interventions. Son budget est donc abondé par le conseil général, qui lui a apporté 359 000 euros en 2010 sur un budget global de 441 000 euros, sans compter la mise à disposition de deux responsables et de locaux. Tous les champs de compétences ont successivement été couverts : marchés publics, finances, urbanisme, aménagement, espaces verts, voirie, puis assainissement.
- L’Association des communautés urbaines de France (ACUF) annonçait en juin 2010 une initiative visant à développer un partenariat permettant un utile partage d’expériences en matière de renégociation de DSP eau et assainissement. Le groupe de travail ainsi créé rassemblait, autour du délégué général de l’ACUF, des directeurs des services techniques (DST) et des juristes de collectivités. « Une aubaine, compte tenu des enjeux financiers et de l’asymétrie d’information entre délégataires et délégants, qui a souvent abouti à des conventions déséquilibrées », rapportait la Gazette des communes dans son édition du 26 juin 2010.
- En Seine-et-Marne, le Conseil général annonçait en novembre 2010 la création d’une cellule dédiée au suivi des DSP. L’idée étant de mieux négocier les contrats avec les délégataires lors de leur écriture et de leur renouvellement, et de mieux défendre les intérêts de la collectivité tout au long de la durée des DSP. « Des intérêts souvent malmenés, compte tenu de l’asymétrie d’informations entre délégants et délégataires », soulignait-il.
- En Lozère, l’Association départementale des maires et la société d’économie mixte départementale ont créé, en 2010, l’agence d’ingénierie départementale de Lozère (AIDL), pour pallier spécifiquement les effets de la RGPP. Au lieu de créer une structure ex-nihilo, une plate-forme de compétences pour venir en aide aux communes dans les domaines juridique et financier a été créée, en mobilisant les ressources déjà existantes comme la SAFER.
- Dans les Pyrénées-Orientales, le conseil général, pour soutenir la gestion publique de l’eau, octroie une subvention de 80 % aux études comparatives du mode de gestion, propose son assistance technique pour les services d’eau potable et d’assainissement et travaille à la mutualisation des régies.
- Dans la Mayenne, le département a fait le choix en mai 2011 de créer une agence technique départementale (ATD) spécialisée dans le domaine de l’eau. Auparavant, les collectivités s’appuyaient sur les services de l’Etat pour la maîtrise d’œuvre et l’assistance à maîtrise d’ouvrage. Après le retrait de la DDE, elles se sont retrouvées seules avec des contrats d’affermage à gérer. Deux présidents de syndicats mixtes ont dès lors demandé au conseil général de reprendre le flambeau. L’ATD propose des services pour tout ce qui concerne la ressource, comme le stockage ou l’interconnexion entre deux collectivités ou encore le contrôle des contrats d’affermage. N’effectuant pas de maîtrise d’œuvre, l’agence représente donc le maillon manquant entre les collectivités et leurs prestataires. Les collectivités participent aux frais sous la forme d’un forfait et d’une redevance calculée au mètre cube et facturée aux abonnés. Se défendant d’être un frein à l’intercommunalité, l’agence défend son action en soulignant qu’il s’agit d’un domaine requérant des compétences très spécifiques.
- Dans l’Oise, plusieurs collectivités se sont regroupées en 2009 avec le conseil général pour fonder l’assistance départementale pour les territoires de l’Oise (ADTO). Il s’agit d’une cellule d’expertise qui assure à ses adhérents une assistance juridique, financière et technique sur tout ou partie de leurs projets. Elle a pris le 1er mai 2011 le statut de société publique locale (SPL), afin de mieux répondre aux demandes d’ingénierie publique dans les petites communes rurales. Dans ce département rural, où la DDE et la DDAF ont longtemps assuré le contrôle d’au moins 80 % de la maîtrise d’œuvre et de l’assistance à maîtrise d’ouvrage, le désengagement progressif de l’Etat depuis 1999 avait créé un vide conséquent. Une fois le projet et le budget définis, l’ADTO met désormais en place pour la collectivité le mode de gestion souhaité : prestation de service ou DSP. Les demandes d’accompagnement en matière de DSP sont particulièrement importantes : soixante à soixante-dix sont en cours en permanence, en particulier pour des projets liés à l’eau, l’assainissement ou encore au périscolaire. Selon les demandes, la SPL peut s’occuper de plusieurs aspects clés, comme le suivi des travaux ou la recherche de financement. Face aux besoins, l’ADTO est vite montée en puissance, passant de quatre agents en 2009 à une vingtaine aujourd’hui. La SPL couvre désormais un territoire qui inclut 90 % des communes du département, soit à travers une adhésion directe, soit à travers une intercommunalité. Près de six-cents opérations sont actuellement en cours pour 450 millions d’euros d’investissement, générant une véritable dynamique économique dans le département.
Une amorce de mobilisation du CNFPT
Le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) a constaté, comme le soulignait l’Association des communautés de France (ADCF), en juillet 2012, que les collectivités s’interrogent beaucoup sur le changement de mode de gestion de l’eau. Selon Mme Brigitte Castaing, responsable du pôle de compétences génie écologique à l’Inset (Institut national spécialisé d’études territoriales), une réponse a été donnée au travers de la création d’un centre qui propose des sessions de formation sur le passage d’une DSP à une gestion publique de l’eau et sur la renégociation des contrats.
Le CNFPT souligne par ailleurs qu’il anime des réseaux d’experts internes et issus des organismes d’Etat comme l’Onema, le BRGM, des agences de l’eau ou des associations professionnelles représentatives telles que l’AITF (Association des ingénieurs territoriaux de France).
Conclusion
Les réflexions et initiatives déjà engagées recouvrent plus largement l’ensemble du secteur des « muti-utilities » qui peuvent faire l’objet d’une DSP : eau, transports, énergie, chauffage, propreté, restauration…
Les différentes dynamiques évoquées ci-dessus vont continuer à se développer, soutenant la relance, encore désordonnée et très hétérogène, d’une nouvelle ingénierie publique décentralisée qui se développe aujourd’hui « au fil de l’eau ». Le risque existe d’enregistrer des pertes accrues au niveau des référentiels communs déjà initiée par la RGPP et de voir surgir des difficultés d’étalonnage des prestations effectuées par des outils d’intervention très hétérogènes.
Aucune vision d’ensemble ni réel débat politique n’émergent encore aujourd’hui face aux mutations considérables que vient pourtant de connaître l’ingénierie publique. Aucune réponse structurée n’est apparue, qui apporterait des solutions efficientes et pérennes aux besoins des collectivités locales.
Initier conjointement un nouvel « Acte III de la décentralisation » et une refonte de l’action publique pourrait pourtant être l’occasion d’apporter des réponses concrètes aux besoins nouveaux et d’élaborer une nouvelle doctrine de l’ingénierie publique décentralisée.
Le chantier est d’importance. Il emporterait, a minima, l’adaptation ou la révision de la loi Murcef, de l’ATESAT, du code des marchés publics, à quoi il faudrait ajouter une réflexion sur la mutualisation des prestations effectuées par une collectivité pour le compte d’une autre, un questionnement particulier sur les marchés de prestations juridiques, comme un repositionnement stratégique du réseau scientifique et technique (RST) du ministère de l’écologie.
Fortement alimenté au sein de la société civile par des associations consuméristes nationales et des associations d’usagers locales, le débat sur le choix du mode de gestion du service public de l’eau va monter en puissance dans la perspective des prochaines élections municipales de 2014. Des centaines de collectivités locales pourraient être concernées dans une période d’intense renouvellement du choix de mode de gestion de l’eau et de l’assainissement, dynamisé par un arrêt rendu par le Conseil d’Etat en 2005 (arrêt « Commune d’Olivet »).
Eu égard aux enjeux techniques, juridiques, financiers, territoriaux, sociaux, environnementaux, que ne parviennent pas à maîtriser un nombre croissant de collectivités locales, confrontées par ailleurs à de fortes tensions financières comme à de nouvelles demandes sociales en matière de transparence et de participation citoyenne, les modalités de résolution de la crise suscitée, tant par la disparition brutale de l’ingénierie publique que par le discrédit croissant du conseil privé en matière de choix de mode de gestion, apparaissent dès lors pouvoir jouer un rôle déterminant pour l’avenir de la gouvernance du service public de l’eau et de l’assainissement en France.
Une éclaircie ? Rendu public le 27 novembre dernier par La Gazette des communes, l’avant-projet de loi de décentralisation et de réforme de l’action publique annonce la création d’un « Centre de ressources pour les collectivités territoriales », et précise explicitement qu’il pourra, « à leur demande [les assister] pour des missions d’expertise et d’audit. »
Pour aller plus loin
Sources
• « L’Etat, les ingénieurs et l’Union Européenne : La modernisation de l’ingénierie publique. Eléments pour la socio-genèse d’un groupe d’intérêt. » Sébastien Gourgouillat. DEA de science politique. Institut d’Etudes Politiques de Lyon, septembre 2000.
• « Perspectives de l’ingénierie publique : quelques hypothèses consolidées », Sébastien Gourgouillat, Extrait du Dossier CPVS n° 5 « Décentralisation et avenir de l’Equipement ».
• « Gestion de l’eau. Les collectivités vont devoir se réorganiser à la base », Blog Les eaux glacées du calcul égoïste, 31 octobre 2009.
• « La révision générale des politiques publiques », Revue française d’administration publique, tome 136, éditions ENA, avril 2010.
• « Ingénierie publique. Combler le vide créé par le désengagement de l’Etat », La Gazette des communes, 12 avril 2010.
• « Rapport d’information sur l’ingénierie publique », La Gazette des communes. Cahier détaché n° 2-32/2042, 30 août 2010. Ce rapport a été élaboré par le sénateur Yves Daudigny fait au nom de la Délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation,
• « Ingénierie publique. Une agence interdisciplinaire pour les petites communes d’Eure-et-Loire », La Gazette des communes, 15 novembre 2010.
• « DSP, la Seine-et-Marne veille au grain », La Gazette des communes, 22 novembre 2010.
• « CETE et RST, quelle évolution ? », Note d’audition, février 2011.
• « Evolution de la gouvernance du CERTU », CGDD, mai 2011.
• « Modèle-type d’appel d’offres DSP eau et assainissement », FNCCR 2011.
• « L’Eau, bien public, bien commun », PS-Laboratoire des idées, juin 2011.
• « Eau et assainissement : gare aux services low cost », Loïc Mahévas, directeur général de SP 2000, La Gazette des communes, 31 octobre 2011.
• « Proposition de loi relative à l’intercommunalité », groupe socialiste du Sénat, 9 novembre 2011.
• « RGPP, lourd passage de relais aux collectivités », La Gazette des communes, 14 novembre 2011.
• « La gestion publique, mode d’emploi », Aqua publica europea, mars 2012.
• « Jouer collectif et viser l’excellence : pour un service public de l’eau performant », Aqua publica europea, mars 2012.
• « Pour un accès durable à la ressource en eau », Syndicat national des ingénieurs TPE, mars 2012.
• « Recul de l’état : les départements à l’aide des petites communes », La Gazette des communes, 14 mai 2012.
• « Intercommunalité. L’ingénierie juridique et financière mutualisé », analyse juridique, Bertrand Nuret, avocat spécialiste en droit public, La Gazette des communes, 14 mai 2012.
• « L’ingénierie publique n’a pas vocation à tout faire », Entretien, Jean-Pierre Auger, président de l’association des ingénieurs territoriaux de France (AITF), La Gazette des communes, 21 mai 2012.
• « Les départements face à la réorganisation de l’ingénierie publique locale », Rapport introductif, fédération des EPL, 2012.
Internet
• Site officiel de la RGPP.
• Critiques de la Cour des Comptes sur la RGPP : rapports publics annuels - publications.
• Rapport de la sénatrice Michèle André sur la RGPP dans les préfectures.
• Rapport d’information (PDF) sur la mise en oeuvre des conclusions du rapport d’information (n° 4019) du 1er décembre 2011 sur l’évaluation de la révision générale des politiques publiques (RGPP) présenté par MM. les députés François Cornut-Gentille et Christian Eckert.