Le 21 décembre 2012, la Commission nationale des comptes de campagne et financements politiques (CNCCFP) a rejeté les comptes de campagne de Nicolas Sarkozy, président sortant... et battu (heureusement, faut-il ajouter, car on imagine mal un président élu dont les comptes seraient rejetés). Ce n’est pas la première fois qu’une telle mésaventure arrive à un candidat, puisque le Conseil constitutionnel — alors chargé de ce contrôle — avait infligé cette sanction à l’infortuné Jacques Cheminade, arrivé bon dernier en 1995.
Mais sanctionner ainsi un président sortant, c’est une première. Et pourtant, la CNCCFP avait-elle le choix ?
Depuis 2006, c’est la CNCCFP qui examine les comptes et évite au Conseil constitutionnel cette tâche politiquement très délicate. Dans sa décision du 21 décembre, elle a intégré dans les dépenses de Nicolas Sarkozy les frais de certaines manifestations antérieures à son début de campagne. Des voyages en province, notamment, considérés comme ceux d’un candidat et non d’un président (un reproche fait avant l’élection par ses adversaires). Dans son propre camp, des voix s’étaient élevées pour pousser M. Sarkozy à avancer son entrée en campagne. Il faut noter que rien n’empêchait le candidat-président d’intégrer une partie de ces dépenses, faites avant l’annonce de sa candidature, dans ses comptes de campagne. Il aurait ainsi manifesté une certaine bonne volonté, mais il est vrai que le plafond des dépenses en eut été franchi.
Il est aussi une question que certains jugeraient naïve sur l’ampleur des dépenses électorales. Est-il indispensable de dépenser tant et de frôler le plafond légal ? Plus de 20 millions d’euros, en trois mois, c’est beaucoup. La question est moins naïve quand les soupçons de financement illicite continuent de circuler avec insistance, sans preuve à ce jour. Les spécialistes restent perplexes, moins sur la manière de trouver l’argent illégalement que sur l’importance de ces financements. Plusieurs d’entre eux, évaluant les coûts de l’organisation des meetings, de l’affichage, des transports etc., arrivent à cette question : comment font-ils pour dépenser autant ?
Au-delà de la question des frais de déplacements, seule base retenue par la CNCCFP pour justifier son rejet des comptes, la commission aurait pu intégrer d’autres dépenses. Qui auraient encore accru le dépassement :
— Les rabais concédés par les sondeurs à partir de l’entrée en campagne, dont le montant a été énoncé explicitement par la Cour des Comptes dont on peut se demander si, en la calculant, elle ne suggérait pas d’intégrer la somme. On peut d’ailleurs s’étonner que ces rabais n’aient pas été immédiatement intégrés alors que la loi n° 95-63 du 19 janvier 1995 interdit les fournitures de biens, services, etc. à des prix inférieurs aux prix habituellement pratiqués.
— Les sondages liés à la future candidature de Nicolas Sarkozy et non à sa fonction présidentielle ont été communiqués à la CNCCFP, qui devait les présenter aux représentants de Nicolas Sarkozy. Encore manquait-il à cette liste les sondages de 2011 et 2012 qui n’ont toujours pas été communiqués par l’Elysée. La CNCCFP a donc statué sans disposer de toutes les pièces et, déjà fort lente à le faire, a considéré que le dépassement était déjà acquis et ne pouvait qu’augmenter.
Autrement dit, le crédit de la CNCCFP aurait été ruiné si elle avait validé les comptes de campagne de Nicolas Sarkozy.
Conformément aux dispositions légales, l’équipe Sarkozy a déposé un recours devant le Conseil constitutionnel. Peut-on douter que ce dernier confirme le rejet ? Il sera difficile au Conseil de valider ces comptes sans renier les calculs de la CNCCFP. On sait le discrédit encouru par la validation des comptes d’Edouard Balladur en 1995 malgré l’avis des commissaires. On l’a d’autant moins oublié que l’affaire de Karachi a relancé les soupçons sur un financement par des rétrocommissions sur des contrats d’armements, qui expliqueraient les sommes en liquide que le candidat Edouard Balladur n’a jamais pu justifier. Même la situation de membre de droit du Conseil constitutionnel va se retourner contre l’ancien président. Nicolas Sarkozy va bien sûr se récuser. Il suffit cependant d’imaginer les réactions si le Conseil constitutionnel disculpait un de ses membres (la réforme de la Constitution aurait pu supprimer cette disposition en 2008, comme le proposait la commission Jospin). Enfin, les soupçons risquent fort d’être établis par l’instruction sur les sondages de l’Elysée que la Cour de Cassation a autorisée quelques jours plus tôt. Sachant qu’une procédure judiciaire est ouverte, les juges constitutionnels doivent prendre en compte l’inconnu.
En cas de rejet définitif des comptes de campagne, Nicolas Sarkozy sera privé du remboursement public de ses dépenses, soit plus de 11 millions d’euros, qui seront dès lors à la charge de son parti, l’Union pour un mouvement populaire (UMP), déjà en très mauvaise situation financière. Ce ne serait pourtant que la conséquence la plus légère de la sanction. Non seulement un candidat important, mais un président sortant verrait ses comptes rejetés. La décision serait positive pour le droit, et représenterait un coup de semonce pour tous les futurs candidats, indiquant qu’ils ne peuvent s’abriter derrière le suffrage universel pour gagner l’impunité.
La reconnaissance officielle qu’un président-candidat a triché n’est pas anodine. Ce n’est ni une question de méthode de calcul, ni une maladresse comme les défenseurs de l’ancien président l’ont immédiatement soutenu. Bien sûr, Nicolas Sarkozy a délibérément mené campagne avant de se déclarer candidat avec les ressources de la présidence. Il espérait seulement que son statut le protègerait des sanctions. Or c’est sans doute l’aspect le plus significatif d’une vieille dérive politique. Le financement public des partis politiques instauré par les lois de 1988 à 1995 (1), à la suite des scandales, avait pour contrepartie le contrôle des comptes de campagne. Si l’argent public a constitué une vraie manne pour les partis, cela imposait de renoncer aux financements illicites. Or, dès 1995, le financement de la campagne d’Edouard Balladur a montré l’insuffisance de la réforme. Faute de disposer des ressources du Rassemblement pour la République (RPR), contrôlé par son concurrent Jacques Chirac, le premier ministre Edouard Balladur a « pioché » dans les fonds secrets de Matignon. Quant à l’affaire de Karachi, les soupçons sont maintenant si précis que la conclusion judiciaire importe peu à cet égard. C’est à la fois un secret de polichinelle et une certitude quasi impossible à établir, étant donné la complexité des circuits de financement illicite. Or, le Conseil constitutionnel avait alors « couvert ». A nouveau, de graves soupçons pèsent sur le financement de la campagne de 2007, avec l’affaire Bettencourt et l’affaire libyenne. Il y a aujourd’hui prescription. Le rejet des comptes de Nicolas Sarkozy en 2012 ne fait donc que confirmer la force de l’illégalisme dans l’exercice du pouvoir en France. Seule partie déjà établie des violations de règles, l’affaire des sondages a montré comment le pouvoir continuait de se moquer du droit. Il est vrai que pour des gouvernants, le droit est d’abord un instrument et un obstacle, mais rien qui en impose comme à des gens ordinaires.
L’illégalisme politique semble procéder d’un calcul simple et ancien : si je veux le pouvoir c’est pour faire ce que je veux, et si je ne peux pas faire ce que je veux, à quoi sert le pouvoir ?