En kiosques : avril 2024
Abonnement Faire un don
Accéder au menu

Tokyo mise sur le militaire

par Christian Kessler, 4 février 2013

Depuis plus d’une décennie, l’influence internationale du Japon s’érode à mesure que son économie décline. Pays pacifiste dans sa Constitution et dans ses discours, Tokyo s’emploie pourtant de plus en plus à développer et produire du matériel sophistiqué pour la défense militaire. Il cherche une nouvelle voie d’influence qui passe notamment par une « aide militaire » apportée à certains pays asiatiques. Le 17e forum de défense, qui s’est tenu du 31 octobre au 1er novembre 2012 à Tokyo en présence des pays d’Asie du Sud-Est, mais aussi de l’Inde, des Etats-Unis et du Canada, acte ce changement.

En 2012, l’aide militaire du Japon a, pour la première fois depuis la seconde guerre mondiale, dépassé les 2 millions de dollars ; elle porte essentiellement sur l’entraînement de troupes, afin que celles-ci puissent faire face aux désastres naturels et construire des routes, comme au Cambodge ou au Timor-Leste. Les exercices de défense conjoints avec d’autres pays asiatiques se sont également multipliés et des navires de guerre japonais ont été vus dans nombre de ports en Asie-Pacifique et au-delà. Ainsi, les bateaux de guerre Kashima, Shimayuki, et le destroyer Matsuyuki, sont rentrés au Japon en octobre 2012 après un périple de six mois dans quatorze ports localisés en Asie du Sud-Est, au Proche-Orient et en Afrique de l’Est (1). Leur retour au bercail a donné lieu à des scènes de joie sur les quais où les attendaient officiers et membres de leur famille.

Dans un contexte marqué par la montée des nationalismes et des périls, face aux revendications territoriales d’une Chine décidée à montrer les dents, le Japon pourrait aussi commencer à vendre dans la région des avions de patrouille maritime et peut-être même des sous-marins à propulsion Diesel. Jusqu’à présent, Tokyo avait résisté aux appels du pied de Washington, qui lui demandait de s’engager davantage comme puissance régionale. Les tensions en Asie du Nord, couplées aux difficultés économiques des Etats-Unis, son principal protecteur et garant, laissent une vulnérabilité que le Japon pense ne plus pouvoir accepter. Durant la guerre froide, le Japon se contentait de suivre les Etats-Unis. Avec la Chine actuelle, il se doit d’avoir sa propre logique, estiment nombre d’analystes japonais.

La récente et écrasante victoire du Parti libéral-démocrate à la Chambre basse et le retour de M. Abe Shinzo, nationaliste notoire, vont dans ce sens (2). Pour le nouveau premier ministre, la diplomatie du carnet de chèques — apporter une contribution financière, plutôt que participer directement aux opérations militaires — jusque-là largement pratiquée, n’est plus une solution face aux tensions récurrentes avec ses voisins chinois et coréens, à propos de la souveraineté sur certaines des îles. La poussée chinoise, incontestable, avec la montée en puissance de sa marine, inquiète Tokyo. Certes, la protection américaine est toujours là, mais cette protection relève d’une nation étrangère. Au-delà d’un renforcement des liens défensifs avec les Américains, M. Abe souhaite, en accord avec ces derniers, monter en puissance militairement. Ainsi, les forces d’autodéfense japonaises se transformeraient progressivement en forces offensives. Toutefois, et même si le premier ministre jette toutes ses forces dans cette bataille, les difficultés à infléchir nettement la Constitution pacifiste, couplées à l’énorme dette du pays, risquent de limiter les possibilités d’aide extérieure.

Néanmoins, la flambée du budget militaire de la Chine pourrait changer la donne. Les deux grandes forces politiques, le Parti libéral-démocrate au pouvoir et le Parti socialiste démocratique (PSD), discutent d’une lecture plus flexible de la Constitution qui, à terme, devrait permettre d’infléchir les limites qui séparent une force défensive d’une force offensive. L’actuelle Constitution, imposée par les Américains après la défaite du Japon en 1945, a déjà été modifiée à plusieurs reprises afin de permettre l’envoi de troupes à l’étranger (en Afghanistan ou en Irak) — pas seulement dans le cadre étroit de l’aide humanitaire, mais aussi en déployant des tankers dans l’océan Indien, afin de ravitailler des bateaux de guerre américains.

Chacune de ces révisions constitutionnelles a déchaîné l’ire de l’opposition du PSD et provoqué de virulentes polémiques dans les médias. Du coup, après les attaques du chimiquier Golden Nori, en octobre 2007, du pétrolier Takayama – qui a dû son salut à l’aide de la marine allemande –, en avril 2008, et du tanker Socotra Island, en avril 2011, l’installation à Djibouti de la première base militaire japonaise à l’étranger depuis 1945 s’était faite dans la plus grande discrétion. Une discrétion qui n’est plus de mise aujourd’hui.

La stratégie qui pointe est claire : construire sa propre zone d’influence avec d’autres nations. « Nous voulons notre propre coalition en Asie pour contrer la Chine », affirme Soeya Yoshihide, directeur de l’institut d’études sur l’Asie de l’Est à l’université de Keio. En écho, le vice-ministre de la défense Nagashima Akihisa déclare dans un entretien : « Nous ne pouvons pas simplement attendre que le Japon décline. » Lors d’une conférence en Australie, le lieutenant-général chinois Rein Haiquan a immédiatement rappelé que le Japon se rapprochait ainsi de la nation militariste qui, en son temps, avait bombardé la ville de Darwin, en Australie. Mais la réaction de nombre de pays asiatiques est surprenante au regard de l’histoire. « Nous avons mis de côté nos cauchemars de la seconde guerre mondiale à cause du danger chinois », a ainsi commenté Rommel Banlaoi, un expert en sécurité de l’Institut de recherche pour la paix, la violence et le terrorisme basé à Manille. La Malaisie, les Philippines, le Vietnam accueillent désormais à bras ouverts l’aide de l’Archipel.

En novembre 2012, vingt-deux garde-côtes venus d’une dizaine de pays asiatiques et africains ont participé, dans la baie de Tokyo, à des exercices de défense. Avant de quitter le port, ils se sont alignés face aux garde-côtes japonais et tous se sont inclinés longuement. « Le Japon rejoint les Etats-Unis et l’Australie pour nous aider à faire face à la Chine », a assuré M. Mark Lim, un officier des Philippines qui avait fait le déplacement (3). De fait, le pays est considéré comme le seul apte à rivaliser sur le plan maritime avec Pékin. Il ne possède certes ni missiles à longue portée, ni sous-marins atomiques, ni avions de transport capables d’envoyer de larges forces à l’extérieur. Toutefois, Tokyo dispose de sous-marins à propulsion Diesel considérés comme les meilleurs du monde, ainsi que de croiseurs capables de détruire des missiles en vol, de deux grands destroyers avec à bord des hélicoptères d’attaque, et, le cas échéant, d’avions à décollage vertical. En 2013, le doublement prévu de l’aide militaire à l’Indonésie, les négociations autour de la vente de sous-marins au Vietnam, avec d’autres acheteurs possibles comme la Malaisie et l’Australie, montrent encore que le Japon est décidé à étendre son rôle et prendre la tête d’un glacis face à la Chine.

Dans l’immédiat, et en réponse aux incursions navales et aériennes chinoises dans les eaux des îles Senkaku, le PLD au pouvoir a prévu d’augmenter, pour la première fois depuis onze ans, le budget militaire : 40 milliards de yens supplémentaires (320 millions d’euros) pour l’année fiscale 2013-2014. Les garde-côtes verront leurs équipements modernisés, le nombre des navires de surveillance et celui des effectifs sera augmenté considérablement. Selon le programme officiel, des sommes seront également allouées pour permettre le retour, dans l’espace territorial national, des îles du Nord, actuellement sous contrôle russe depuis 1945. Il en va de même pour les îles Takeshima, disputées aux Coréens, qui les appellent Dokdo. Selon cette stratégie officielle, le développement de l’influence militaire japonaise est plébiscité, malgré la dette causée en partie par l’augmentation du budget militaire pour la modernisation de l’armée.

Christian Kessler

Historien et journaliste, professeur détaché à L’Athénée Français de Tokyo, enseignant aux universités. Coauteur de l’essai Des Samourais à Fukushima, Fayard, coll. « Pluriel », Paris, 2012.

(1Philippines (dans le port de Manille), Thaïlande (Bangkok), Inde (Bombay), Maldives (Malé), Djibouti, Arabie saoudite (Djedda), Turquie (Marmaris), Tanzanie (Dar es-Saalam), Seychelles (Victoria), Oman (Salalah), Pakistan (Karachi), Sri Lanka (Colombo), Bangladesh (Chittagong), Cambodge (Silhanouk).

(2Lire Martine Bulard, « Le Japon à l’heure du virage nationaliste », blog Planète Asie du « Monde diplomatique », 17 décembre 2012,

(3Japan Defense Focus (JDF), ministère de la défense, n°35, décembre 2012.

Partager cet article