Que le président de la République française ait choisi l’Inde pour son premier voyage officiel en Asie aurait pu être symbolique. Las. La principale mission de M. Hollande semble de vendre avions militaires — le fameux Rafale, encore jamais acheté à l’étranger — et centrales nucléaires. Il en était déjà ainsi du temps de Nicolas Sarkozy. On a fait mieux comme ambition et vision stratégique.
Pour couronner le tout, le président s’est fendu du plus beau cliché qui soit, saluant « la plus grande démocratie du monde »… François Hollande aurait pu trouver moins banale expression. D’autant qu’elle est prononcée moins de huit jours après l’exécution du militant cachemiri Afzal Guru, accusé d’avoir participé à l’attentat contre le Parlement indien (1), au terme d’un procès pour le moins douteux, comme l’indique Amnesty International. Partie indienne du Cachemire depuis 1949, Jammu-et-Cachemire (2) vit toujours sous des lois d’exception, avec son lot d’emprisonnements arbitraires, de procès expéditifs, de violences et d’atteinte à la liberté d’expression.
Assurément, l’Inde ne se limite pas qu’à cela ; le droit de vote y est reconnu et respecté, à la différence de son grand voisin chinois. Du reste, les partis commencent d’ores et déjà à se mobiliser pour les élections générales qui se tiendront au printemps 2014, et ce dans un contexte fort difficile pour le gouvernement de Manmohan Singh.
Après une décennie de croissance économique soutenue (entre 9 et 10 % par an), le pays connaît un net ralentissement : entre 5 et 6 % pour 2011-2012, l’année statistique allant de mars à mars. Pourtant, au nom du dogme libéral, M. Singh a choisi ce moment pour donner un coup d’accélérateur aux privatisations et à l’ouverture aux capitaux extérieurs. Après des années de luttes, les géants de la distribution (Carrefour, Walmart...) ont, depuis le début de l’année, obtenu le feu vert pour s’implanter — ce qui risque de fragiliser davantage les petits commerçants et les producteurs agricoles qui vendaient leurs produits dans de minuscules échoppes. Les inégalités risquent dès lors de s’accentuer.
Si l’Inde est parvenue à se hisser à la onzième place dans l’économie mondiale, si ses performances dans les services informatiques ne sont plus à démontrer (parmi les tout premiers au monde), la grande masse de la population reste en dehors de cette « Inde qui brille » tant vantée, notamment en France. Comme le rappelle Christophe Jaffrelot, dans un excellent petit fascicule Inde, l’envers de la puissance (3), les inégalités sociales se sont élargies : le coefficient de Gini (qui, au demeurant, les mesure imparfaitement) est passé de 0,30 en 1993-1994 à 0,36 en 2009-2010. Certes, les records chinois ne sont pas atteints (0,46 selon les données officielles). Toutefois, la tendance à l’accélération est la même : 1 % d’Indiens les plus riches détenaient 23 % des richesses nationales en 2008 contre... 0,8 % en 1996, selon la Banque mondiale. Les milliardaires en dollars, recensés par le magazine américain Forbes, y sont parmi les plus nombreux d’Asie (avant le Japon et avant la Chine, hors Hongkong).
Si les grandes fortunes peuvent rivaliser avec leurs voisines chinoises, la misère y est beaucoup plus étendue que de l’autre côté de la frontière : près de 42 % de la population vit avec moins de 1,25 dollar par jour, selon les critères de la Banque mondiale, contre 13,8 % en Chine. Dans ce pays champion des logiciels et de l’informatique, 35 % de la population ne sait ni lire ni écrire, contre 10 % en Chine. Les écoles publiques sont délabrées, et dans les zones rurales, les instituteurs sont si mal rémunérés, qu’ils privilégient souvent les cours privés, au détriment de l’enseignement public.
L’illettrisme est l’un des handicaps majeurs à la fois pour le développement du pays et pour le respect des droits humains. Incapables de lire, ces Indiens du bas de l’échelle sont évidemment incapables de défendre leurs droits face à des dirigeants locaux corrompus : nombre de mesures officielles destinées à lutter contre la pauvreté sont ainsi détournées, tout comme l’argent public destiné à mettre en œuvre le revenu rural garanti (en contrepartie de cent jours de travail par an) instauré en 2005. Le gouvernement de M. Singh devrait présenter au Parlement une nouvelle loi « droit à la nourriture » (Right for Food Bill) destinée à garantir le minimum alimentaire à la population la plus pauvre, en apportant des aides directes aux familles. Ce qui, aux dires du Parti du Congrès, parti à la tête de la coalition au pouvoir, devrait éviter les détournements.
A ces inégalités sociales s’ajoutent les inégalités de castes. Certes, elles se recoupent pour partie. Les pauvres se retrouvent rarement dans les hautes castes : même si 8,20 % d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté, contre 35 % pour les dalit, comme on appelle les intouchables. Le système d’« action positive », qui impose un quota, a permis à ces derniers d’occuper des emplois dans le secteur public, sans pour autant que ne disparaissent les discriminations, notamment en milieu rural. Le sociologue Jules Naudet qui examine la mobilité sociale en Inde, cite une récente étude réalisée dans cinq cent soixante-cinq villages de onze Etats différents : « dans un dixième de ces villages, écrit-il, les personnes considérées comme intouchables n’ont toujours pas le droit de porter des chaussures, des vêtements neufs, des lunettes de soleil, ni d’utiliser un parapluie ou de posséder un vélo (...) . Dans la moitié, elles n’ont pas un accès libre aux infrastructures communes permettant d’obtenir de l’eau potable. De même, plus de 40 % des écoles pratiquent l’intouchabilité lors des repas du midi en obligeant les enfants [issus des dalit et adivasis, des arborigènes] à s’asseoir à l’écart de leurs camarades de classe. Les statistiques de police, qui sont loin d’enregistrer la totalité des faits commis, montrent que,[parmi ces populations], chaque semaine, treize personnes sont assassinées, cinq de leurs maisons sont brûlées, six personnes sont kidnappées, que chaque jour trois femmes sont violées, onze personnes sont agressées et qu’un crime contre un membre de ces groupes est commis toutes les dix-huit minutes ». Même quand ils parviennent à grimper l’échelle sociale, ils demeurent intouchables dans les esprits.
Et, ils ne sont pas les seuls. Les musulmans sont également discriminés. Ne bénéficiant pas de système de quotas, ils sont largement exclus des emplois publics ; 31 % d’entre eux vivent au-dessous du seuil de pauvreté officiel.
Dans Le Monde diplomatique de février, en kiosques : « L’Inde nouvelle s’impatiente », de Bénédicte Manier.
Enfin, la troisième fracture vient des discriminations sexuelles. Alors qu’elles sont de plus en plus nombreuses à entreprendre des études, les femmes ont du mal à trouver une place dans une société particulièrement machiste. Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), leur taux d’activité est passé de 37 % en 2004-2005 à 29 % en 2009-2010 (4). Cette baisse est certes pour partie liée à l’arrivée de femmes poursuivant leurs études dans le secondaire, mais discriminations à l’embauche, pressions et traditions poussent les femmes à rester chez elles. Dans les villes, ce grand écart entre les aspirations féminines et les obstacles machistes deviennent insupportables. On l’a vu lors des manifestations géantes qui ont secoué New Delhi après le viol d’une jeune étudiante.
Le pouvoir actuel ne semble pas avoir pris toute la mesure des volontés de changement. C’est également vrai sur une autre question qui agite le pays : la corruption. Elle s’est massivement étendue et va du plus petit fonctionnaire (auquel il faut donner un « petit billet » pour éviter une amende ou obtenir tel ou tel papier administratif) au plus haut niveau de l’Etat, comme l’a illustré le scandale des licences « 2G » qui a entraîné le ministre des télécommunications sur le banc de la justice. Même le premier ministre a été accusé d’avoir touché des pots de vin pour la vente de concessions minières (ce qu’il a évidemment démenti).
Afin d’obtenir une loi anti-corruption digne de ce nom, le gourou Anna Hazare a mené une grève de la faim en 2011, qui a rencontré un vif succès. Même si sa deuxième tentative, l’an dernier, fut plutôt un échec, le rejet de système de prévarication devient massif et avec lui, la perte de confiance dans le pouvoir actuel.