Alors que s’ouvre ce lundi 18 mars à l’ONU la conférence de négociation finale pour le traité sur le commerce des armes, l’Observatoire des armements fait remarquer que « la France joue avec le feu ». Le ministre des affaires étrangères Laurent Fabius, qui recevait le 12 mars dernier les organisations non gouvernementales spécialisées, leur avait pourtant témoigné la « volonté de la France d’obtenir un traité robuste, juridiquement contraignant et associant les principaux acteurs du commerce de l’armement ». Le ministre des affaires étrangères avait également réaffirmé « la prise en compte des droits de l’Homme et du droit international humanitaire dans le traité ».
Mais, quelques heures plus tard, Laurent Fabius demandait – conjointement avec la Grande-Bretagne – la levée de l’embargo de l’Union européenne sur les armes à destination de la Syrie. Il précisait même qu’à défaut de l’unanimité requise à l’Union européenne pour lever cette mesure, et en dépit de l’existence d’une « position commune de l’Union européenne sur les transferts d’armes » qui interdit en principe de telles livraisons, Paris et Londres prendraient en tant que « nations souveraines », à titre bilatéral, la décision de livrer des armes aux rebelles.
Apprenti sorcier
Selon le directeur de l’Observatoire des armements Patrice Bouveret, « il s’agit du plus mauvais signal qui pouvait être donné, car justement le traité sur le commerce des armes est destiné notamment à empêcher que des armes soient livrées aux belligérants d’un conflit en cours… Il vise à responsabiliser les Etats pour éviter une dissémination sans contrôle des armes ».
De fait, en livrant des armes directement aux Syriens, non seulement la France alimentera la guerre civile — avec des dégâts humains et matériels encore plus grands qu’actuellement —, mais elle disséminera des armes qui pourront ensuite atterrir entre les mains de « groupes terroristes », comme ce fut le cas de celles livrées par la France en Libye.
Par son attitude, estime l’Observatoire des armements, « la France joue à l’apprenti sorcier : elle encourage finalement la signature d’un traité symbolique, qui ne permettra pas de réduire le nombre d’armes en circulation et la violence subie par les populations. Mais qui permettra seulement d’organiser la concurrence entre les principaux Etats vendeurs, renforçant ainsi le camp de ceux qui ne veulent pas d’un traité sur le commerce des armes contraignant venant limiter leur liberté de manœuvre » (2)
Sans précédent
Pour le président François Hollande, les Européens doivent prendre « dans les prochaines semaines » une décision sur la levée de l’embargo pesant sur la fourniture d’armes aux forces d’opposition syriennes. Le chef de l’Etat français a tenté de rassurer les sceptiques, en assurant que « toutes les conséquences de la levée de l’embargo » seraient examinées par les ministres des affaires étrangères, au cours d’une réunion prévue de longue date les 22 et 23 mars à Dublin.
Une démarche jugée sévèrement par l’ancien chef de poste de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) à Damas et ancien cadre supérieur des services secrets Alain Chouet dans un entretien avec Jean Guisnel (le Point, 16 mars). Le premier considère qu’avec la livraison d’armes à l‘opposition syrienne, « on se trouverait complètement en dehors de la légalité internationale, dans une situation sans précédent. Pour prendre une comparaison, c’est comme si la France, en 1992, avait décidé unilatéralement d’armer le GIA (Groupe islamique armé) et le FIS (Front islamique du salut) algériens, sous prétexte qu’ils avaient gagné les élections, et que les militaires avaient interrompu le processus électoral. Dans le cas de la Syrie, nous armerions des groupes non représentatifs et reconnus par personne, si ce n’est par nous ! »
Autre stade
(…) « L’ONU n’a pas reconnu l’opposition, et d’ailleurs, de quelle opposition parlons-nous ? Elle est totalement hétéroclite et divisée, les militaires ne reconnaissent pas l’autorité des politiques et, à l’intérieur de la composante militaire, les milices djihadistes ont pris le pas sur les autres. Sur le terrain, celle qu’on appelle l’ASL (Armée syrienne libre) est composée d’officiers et d’hommes de troupe qui ont déserté vers la Turquie et qui se trouvent pour la plupart consignés dans des camps militaires, quand ils n’ont pas donné des gages d’islamisme. L’un des fondateurs de l’ASL, le colonel Riad Al-Assaad, se trouve pratiquement assigné à résidence avec l’interdiction de se rendre sur le territoire syrien. Tout cela pour laisser la place aux groupes salafistes et aux djihadistes.
Je repose donc la question : quelles armes allons-nous donner et à qui ? Certains responsables politiques français affirment que nos services spéciaux savent parfaitement à qui il faut les donner. Je connais la Syrie depuis quarante ans, j’ai fait partie des services spéciaux pendant trente ans et j’affirme qu’une telle certitude est totalement présomptueuse », conclut Alain Chouet, qui s’étonne qu’on « soutienne en Syrie ceux contre lesquels on lutte ailleurs » (une allusion au Mali) : « Depuis deux ans, la France a fourni aux opposants syriens une assistance logistique, technique, des entraînements organisés par les services spéciaux, également britanniques ou américains. Cette fois, en livrant officiellement des armes, on passe à un autre stade ! ».
Depuis la Jordanie
Dans une note sur Esprit corsaire, Pascal Le Pautremat rappelle que Léon Panetta, le secrétaire à la défense des Etats-Unis, avait donné fin 2012 son feu vert à l’envoi de forces américaines, principalement des membres des unités spéciales, pour renforcer les contrôles sur la frontière syro-jordanienne et endiguer les risques d’embrasement dans l’espace jordanien. Il s’agissait aussi d’aider les autorités jordaniennes à gérer au mieux les flux de réfugiés, dans un climat de tension, en raison de heurts avec la police jordanienne, notamment dans le camp de Zaatari.
« Mais, de préventive, la démarche américaine est devenue clairement plus opérationnelle depuis la Jordanie, en “encadrant” des combattants rebelles, tout en étant en mesure, officiellement, de faire face à une éventuelle utilisation, depuis la Syrie, d’armes chimiques et/ou bactériologiques. Les Etats-Unis, via leurs services spécialisés relevant de l’USSOCOM (US Specials Operations Command) comme de la CIA, formeraient des éléments de la rébellion syrienne au maniement et à la sécurisation des armes chimiques, si des stocks de ce type étaient découverts ou saisis en Syrie. »
« Les activistes syriens encadrés par les experts de l’USSOCOM sont à pied d’œuvre à Tampa, en Floride. Ceux qui sont formés par la CIA suivent leur formation au King Adbullah II Special Operations Training Center (KASOTC) créé en 2009 à Yajooz, aux portes d’Amman. La CIA y travaille en collaboration étroite avec les services secrets jordaniens (General Intelligence Department – GID) et reçoit à ce titre des membres de l’Armée syrienne libre (ASL).
Comme en Turquie
En même temps, selon plusieurs sources militaires, les services américains soutiendraient les actions subversives de milices islamistes à destination des troupes syriennes. On retiendra que la méthode mise en œuvre depuis la Jordanie se superpose à une situation analogue observée depuis la Turquie. Implantés sur la base américaine d’Incirlik, les services spéciaux américains y supervisent les livraisons et équipements en armes et matériels divers destinés aux rebelles syriens ; des systèmes d’armes et des munitions en provenance de régimes sunnites, pour l’essentiel du Qatar et de l’Arabie saoudite ».
Jusqu’ici, l’exécutif américain paraissait cependant réservé sur la fourniture d’armes aux rebelles syriens. Mais lundi, à des journalistes, le secrétaire d’Etat John Kerry a paru encourager l’initiative franco-britannique : « Le président Obama a dit clairement que les Etats-Unis ne font pas obstacle aux pays qui ont pris la décision de fournir des armes [aux rebelles], que ce soit la France, le Royaume-Uni, ou d’autres. »