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A l’heure des révolutions arabes, notes de voyage en Arabie saoudite (I)

par Alain Gresh, 18 avril 2013

Salman Al-Awdah est un personnage majeur de la scène politico-religieuse saoudienne : 2,5 millions de personnes, dont nombre de Saoudiens et notamment des jeunes, suivent ses prises de position sur son compte twitter. Il fut un des animateurs du mouvement de la Sahwa (réveil) dans les années 1980 et une figure de la contestation du régime dans les années 1990 (lire « Fin de règne en Arabie saoudite », Le Monde diplomatique, août 1995), avant d’être emprisonné. Il fut ensuite libéré par le régime et acquit une liberté de manœuvre au prix d’un adoucissement de ses critiques du régime (lire « Kaléidoscope saoudien », Le Monde diplomatique, février 2006). Dans une fameuse lettre à Ousama Ben Laden, il mettait en cause la stratégie adoptée par ce dernier (« Lettre à Oussama Ben Laden », 23 septembre 2007). Depuis le début des révolutions arabes, et contrairement à la presse et aux médias saoudiens, il n’avait pas caché sa sympathie pour ceux qui se battaient contre les dictatures égyptienne et tunisienne.

Le cheikh Al-Awdah vient d’envoyer une lettre de soutien à Abdel Mon’im Aboul Foutouh, un dissident des Frères musulmans égyptiens et à Hamdin Sabbahi, le candidat nassérien arrivé en troisième position à l’élection présidentielle. Le prix à payer pour ses positions : l’arrêt de son émission sur la télévision MBC ainsi qu’une interdiction de voyager à l’étranger.

Le 15 mars 2013, il franchissait une ligne rouge en publiant une « Lettre ouverte au peuple saoudien » que l’on trouvera sur son site en arabe et en anglais (la traduction est approximative). Ce geste pourrait lui valoir des poursuites judiciaires qu’il semble attendre avec un grand détachement.

La question centrale abordée dans sa lettre est celle des prisonniers politiques, dont le nombre estimé varie entre plusieurs milliers et 30 000 et dont certains attendent un jugement depuis plus d’une décennie. La plupart ont été arrêtés dans le cadre de la guerre contre le terrorisme, notamment à partir de l’année 2003 (et des premiers grands attentats en Arabie saoudite) ; d’autres sont des contestataire chiites. Les derniers sont deux militants des droits humains, Abdullah bin Hamid bin Ali al Hamid et Mohammad bin Fahad bin Muflih al Qahtani, condamnés à cinq et dix ans de prison, sans que les attendus du jugement aient été remis aux avocats, en contradiction avec la loi saoudienne. Cette question des prisonniers a donné lieu à des « flash manifestations » (1), et mobilise des secteurs très divers de la société.

« Le pays connait les mêmes problèmes, les mêmes difficultés que d’autres pays arabes et il n’existe aucun signe de changement positif, de réforme », explique le cheikh qui met en garde : « Si cela continue, la situation explosera et nous sautera à la figure à tous. Nous voulons un changement organisé. Depuis quatre-vingt ans, le pays est dirigé de la même manière mais l’avenir ne peut pas être la prolongation du passé. »

Et il ajoute : « Tout changement nécessitera des sacrifices des gens au pouvoir, on leur demandera aussi des comptes. Cela peut être risqué bien sûr, mais moins risqué que de ne rien faire, ce qui déboucherait sur le recours à la violence. »

La difficulté, reconnaît-il, c’est que personne au sein de la famille royale n’est assez fort pour imposer des réformes profondes. « Pour un prince, vouloir faire des réformes risquerait de lui nuire dans le cadre des luttes d’influence au sein de la famille. »

Un argument souvent avancé dans les cercles du pouvoir est que l’évolution du monde arabe après les révolutions, à savoir la guerre en Syrie et l’instabilité en Egypte ou en Tunisie, amènent les Saoudiens à se dire : « mieux vaut ce que nous avons que le désordre ». Le cheikh ne croit pas que cela soit vrai : « Les gens qui se mobilisent ici le font parce qu’ils voient les problèmes chez nous. Ceux qui sont dans la pauvreté [selon les autorités elles-mêmes leur nombre oscillerait entre deux et quatre millions], ne regardent pas ce qui se passe ailleurs, ils veulent le changement. »

Nous l’avons vu, pour la première fois depuis longtemps, des manifestations ont eu lieu en dehors de la région de l’Est où est concentrée la majorité de la population chiite. Minorité souvent méprisée, politisée depuis des décennies, elle a manifesté avec force depuis le début des révolutions arabes et surtout depuis l’intervention militaire saoudienne au Bahreïn. De nombreux jeunes sont morts, d’autres ont été blessés, des effigies de princes ont été brûlées. La répression a aggravé les tensions.

Mais la population chiite est diverse, politiquement et socialement. Une partie vit désormais dans les grandes villes de l’ouest, notamment à Riyad ou à Jeddah. Si la pauvreté y est plus présente, de nombreux chiites ont réussi et se sont enrichis, quand certains, en nombre limité, ont été associés au Majliss al-Choura, le parlement non élu.

Nimr Baqr al-Nimr est un cheikh radical qui a appelé la population à manifester. Il a même évoqué une sécession de la région de l’Est si les droits des chiites n’étaient pas respectés. En juillet 2012, il a été arrêté, puis torturé et le procureur a requis contre lui la peine de mort. Hassan Al-Saffar représente un courant plus modéré : exilé après la révolution iranienne et les manifestations dans l’est du pays en 1979, il avait négocié son retour en 1993 avec la famille royale. Tout en critiquant le pouvoir, il s’est abstenu de tout appel à la manifestation. Pourtant, il est aujourd’hui assigné à résidence à Riyad, en attendant une rencontre avec le ministre de l’intérieur Mohammed Ben Nayef.

Comment l’expliquer ? Le 19 mars 2003, le ministère de l’Intérieur annonçait l’arrestation de seize Saoudiens chiites, d’un Iranien et d’un Libanais, accusés d’appartenir à un réseau d’espionnage iranien. La semaine d’après, trente-sept dirigeants religieux chiites, dont le cheikh Saffar, signaient un texte rejetant les accusations. Deux semaines plus tard, cent trente-cinq personnalités chiites du royaume publiaient un communiqué allant dans le même sens.

Deux dimensions ressortent de ces événements. D’une part, les chiites sont devenus les otages de la politique anti-iranienne du gouvernement (je reviendrai là-dessus dans un prochain billet) ; et les autorités leur demandent de ne pas aller à l’encontre. Un jeune intellectuel m’explique que le consul américain à Dhammam a fait le tour des personnalités chiites en leur demandant de ne pas se solidariser avec les personnes arrêtées car cette affaire avait une dimension régionale.

Mais, d’autre part, la plupart des gens arrêtés ne vivent pas dans la région de l’Est. Et certains chiites voient dans ces arrestations un moyen de dénoncer « l’infiltration » des chiites et d’aviver la méfiance, déjà palpable, des sunnites à leur égard.

Le régime sait jouer de ces divisions. Ainsi, après les manifestations en faveur des prisonniers sunnites, certains d’entre eux ont été libérés, mais à la condition de faire une déclaration dénonçant le réseau d’espionnage iranien.

Combien de temps cette tactique de diviser pour régner fonctionnera-t-elle encore ? Un élément suscitant l’optimisme peut-être, ce Majliss où j’ai été invité à discuter de la question palestinienne, dans les environs de Riyad : une trentaine de jeunes réunis, tous mêlés, islamistes et de gauche, sunnites et chiites.

Alain Gresh

(1Regroupement rapide et bref de quelques centaines de personnes qui crient des slogans, affichent des pancartes et filment, avant de se disperser et de mettre le tout sur Youtube.

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